Pour la conscience éthique, le concept de « faute » est lié à l’homme et à ses égarements. Aussi, l’exégèse du Midrash rapportée par Rachi sur le récit de la Création du monde est à tout le moins surprenante, sinon déroutante : « Que le goût de l’arbre soit le même que celui du fruit. Mais la terre a désobéi, et elle a produit « des arbres faisant un fruit », et non des « arbres-fruits ». C’est pourquoi, lorsque Adam a été puni pour sa faute, la terre aussi a été punie pour la sienne et a été maudite » (Genèse 1,11). Selon ce commentaire, la terre elle-même aurait fauté à l’origine de l’univers, avant l’apparition de l’homme dans le jardin paradisiaque d’Éden. Transgressant ainsi l’ordre divin, la terre aurait produit un « arbre donnant fruit » (עץ עושה פרי), au lieu de faire jaillir de ses antres un « arbre-fruit » (עץ פרי). Rachi ne s’émeut pas de cet anthropomorphisme. Certes, la terre a désobéi mais elle a été punie et justice a été faite. Son commentaire se base sur la compréhension linguistique du verset et sur la différence entre le terme figurant dans l’ordre divin (עץ פרי, littéralement un « arbre-fruit ») et celui employé lors de l’apparition des arbres (עץ עושה פרי, littéralement un « arbre donnant fruit »). C’est cette petite différence textuelle qui nous permet de rêver et d’imaginer l’arbre correspondant à la volonté initiale du Créateur : « Que le goût de l’arbre soit le même que celui du fruit » (Beréchith raba 5, 9).
Pour le rav Abraham Isaac Kook (1865-1935), la faute de la terre n’est pas d’ordre moral. Il comprend cette expression dans une perspective ontologique, voire épistémologique : la faute de la terre est une métaphore désignant la condition humaine et l’action de l’homme. C’est ainsi qu’il explique cette image :
Au début de la Création, l’arbre devait avoir le même goût que le fruit. Tous les moyens qui renforcent un but spirituel général élevé devaient être perçus dans l’intimité de l’âme, avec la même sensation d’élévation et d’apaisement que celle qui nous est fournie par la représentation du but lui-même. Mais la nature de la terre, l’instabilité de la vie, la lassitude de l’esprit lorsqu’il est confiné dans le cadre étroit de la corporalité ont fait que seul le goût du fruit, du stade ultime, de l’idéal principal, est ressenti avec plaisir et splendeur. Or les arbres portant le fruit, bien qu’indispensables pour sa croissance, se sont épaissis, solidifiés et ont perdu leur goût. C’est la faute de la terre, pour laquelle elle a été maudite, lorsque Adam fut également maudit pour sa faute[2].
À chaque objectif les moyens qui servent à son aboutissement. Chaque idéal trace un chemin pratique qui mène à son accomplissement. Cependant, l’exigence de passer par des moyens pèse lourdement sur l’esprit : nous aspirons déjà à sentir le goût du but alors que nous sommes encore préoccupés par les moyens. La faute de la terre symbolise le fait que le rapport de causalité entre le moyen et le but permet l’aboutissement de l’objectif désiré mais repousse le sentiment de satisfaction à la fin du processus entamé. Dans le langage du verset : le goût du fruit n’est pas présent dans l’arbre lui-même.
Dans la pédagogie traditionnelle, la différenciation entre moyen et objectif est très distincte, voire accentuée. Ainsi, les enseignants parlent de « méthodes » et de « supports » qui leur permettent d’atteindre l’objectif éducatif défini au préalable. Notre système éducatif est lui aussi basé sur cette conception fondamentale : chaque cycle doit donner les bases du savoir et les capacités nécessaires à l’élève pour qu’il réussisse, ensuite, son passage au cycle supérieur. L’école est considérée comme le processus nécessaire pour intégrer « la vraie vie ».
Dans ce contexte, l’effort est perçu par l’élève uniquement dans sa portée instrumentale : il n’a pas de valeur en soi. L’espoir de la réussite lui donne de la motivation pour le travail scolaire, mais l’effort lui-même n’a pas de goût, ou plutôt son goût est amer. Certes, l’élève s’entendra dire à plusieurs reprises : « Fais un effort et tu réussiras mieux la prochaine fois ! », mais qui d’entre nous n’a pas senti ce sentiment d’injustice et de frustration face à l’autre élève qui, lui, réussit sans le moindre effort… Comment retrouver le goût de l’effort ? Est-il possible d’assouplir la différenciation entre le moyen et l’objectif ? Comment réparer la faute de la terre et vaincre la malédiction qui l’accompagne ?
Revenons au récit de la création. En hébreu, l’homme est appelé Adam par ce qu’il est poussière, tiré de adama, la terre. Pour le Maharal de Prague (1512-1609), cette étymologie commune cache en fait une ressemblance plus profonde : « car la terre présente la particularité d’exister en puissance tout en possédant des ressources de passage à l’acte : ainsi tous les éléments sortent de la terre, plantes, arbres, etc. c’est la raison pour laquelle il porte un nom homonyme de celui de la terre qui présente la particularité du passage de la puissance à l’acte pour ce qui est des fruits et des plantes. » [3] Le nom de l’homme désigne son essence et fait référence à sa particularité par rapport aux autres créatures. C’est ce qu’explique André Neher :
La singularité de l’homme tient au fait qu’à l’encontre des êtres inférieurs – les animaux – qui sont déficients par essence, qui naissent et qui meurent dans la déficience ; à l’encontre aussi des êtres supérieurs – les Anges – qui sont, eux, parfaits par essence, qui naissent et qui disparaissent dans leur perfection, l’homme, être intermédiaire, naît déficient mais doit tendre vers la perfection. C’est le seul être soumis à une loi évolutive qui doit le mener de la puissance à l’acte[4].
Le Maharal emprunte à Aristote les notions de « puissance » et d’« acte » pour définir le principe de vie, mais il leur donne une nouvelle interprétation. Pour Aristote, le passage de la puissance à l’acte est un processus automatique qui nécessite des conditions particulières et qui se produit petit à petit. Il s’agit d’une évolution commune à tous les êtres. Pour le Maharal, c’est différent. S’il s’agit d’un processus naturel, il est insignifiant : « c’est pour cela que l’animal s’appelle… » (op. cit.). En revanche, lorsqu’il s’agit de l’homme, il faut faire la différence entre le passage naturel de la puissance à l’acte, lorsque le corps de l’enfant devient adulte, et le passage éthique de la puissance à l’acte, lorsque l’homme choisira quel sens donner à sa vie : « De même que l’adama est l’élément de la germination, le terreau qui fait pousser les choses de la puissance à l’acte, de même l’homme est l’agriculteur de sa propre personne » (Neher, op. cit.).
Cette réflexion permet d’entrevoir la dialectique moyen-objectif de façon plus nuancée. Certes, à première vue, le goût semble absent du moyen. Mais le moyen n’est-il pas le but en soi ? C’est ainsi que le comprend Neher :
La perfection n’est pas dans le fruit… elle est dans le mouvement qui conduit à ce fruit et qui, l’ayant formé, le dépasse tout aussitôt et l’entraîne dans le sillage du mouvement ininterrompu. La perfection de l’homme, c’est d’être perfectible ; sa destinée se situe dans l’effort.
L’homme qui accepte sa condition d’Adam transforme le moyen en but et retrouve le goût originel de « l’arbre-fruit ». L’effort n’est plus une étape inévitable pour atteindre l’objectif désiré, mais une finalité en soi. La faute de la terre n’est pas éternelle, l’homme peut transformer la malédiction en bénédiction :
Mais toute défection est destinée à être finalement réparée. Aussi sommes-nous fermement assurés que les jours viendront où la création retrouvera son état antérieur et le goût de l’arbre sera identique à celui du fruit… L’homme ne sera plus entravé par le poids d’une honteuse indolence sur la voie de la vraie vie (Rav Kook, op.cit.).
[1] Rabbin et docteur en philosophie, Yehouda Bitty forme des futurs enseignants et enseigne l'histoire de l'éducation juive à l'Institut Herzog. Ses recherches portent sur l'éducation juive en France au XIXe siècle.
[2] Benjamin Gross, Les lumières du retour – Orot Hateshuva, Paris, éd. Albin Michel, 1998, p. 92.
[3] Maharal, Tiferet Israël [Rayonnement d’Israël], Jérusalem, 1980, (traduction française : Théodore Dreyfus, Dieu parle aux hommes, Paris : Librairie Klincksieck, 1969, p. 220).
[4] André Neher, Le puits de l’exil, Paris, éd. Albin Michel, 1966, p. 144.
Publié le 22/03/2022