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Hirsch : la philologie au service de l'exégèse

Ecrit par Dov Lévy - Enseignant

Le père de la néo-orthodoxie, Samson Raphaël Hirsch, développe de nombreux commentaires bibliques à partir d’une analyse des étymologies. Chacun de ses commentaires d’inspiration philologique est un trésor, enrichissant ou renouvelant tel ou tel aspect de la pensée juive.

Le Grand rabbin Hirsch (1808-1888) est l’un des commentateurs modernes les plus originaux. Fondateur génial de la néo-orthodoxie, il fut aussi le créateur de l’école juive telle que nous la connaissons aujourd’hui en diaspora. Il considérait que le judaïsme orthodoxe pouvait aller de pair avec la culture occidentale, dans l’esprit de la formule talmudique Tora im dérekh érets (« La Tora avec un engagement dans le monde »). Après avoir occupé des postes rabbiniques à Oldenbourg et Nikolsbourg, il s’établit à Francfort-sur-le-Main où il anima une communauté, en accord avec ses principes et sa pédagogie. Ses idées essentielles sont exposées dans ses Dix-neuf épîtres sur le judaïsme.

Avec courage et détermination, il milita pour l’intégration d’éléments de la culture moderne au sein de la pensée juive tout en critiquant avec force les méthodes historico-critiques d’interprétation de la Bible qui ne reconnaissent aucun caractère révélé à la Tora et aux autres textes bibliques. Cette approche, comme d’autres prises de position audacieuses lui valurent de sévères critiques émanant aussi bien du judaïsme libéral que de l’orthodoxie. Hirsch a beaucoup publié mais son œuvre la plus originale demeure son Uebersetzung und Erklärung des Pentateuchs, commentaire magistral des cinq livres de la Tora (rédigé de 1867 à 1878) qui illustre concrètement la façon dont les sciences humaines peuvent éclairer le texte biblique. Hirsch interprète souvent le texte à partir d’une analyse des étymologies, analyse dont il assume, pour le coup, le caractère non proprement scientifique, s’autorisant par exemple la permutation des lettres d’une racine trilitère, ou l’équivalence de lettres phonologiquement proches (le alef et le ayn, notamment). 

Quelques exemples autour des notions d’unité et de diversité :

Dans son commentaire du premier verset de la Tora, Hirsch s’intéresse à l’un des noms de Dieu, אלהים, Elohim (terme qui sonne comme un pluriel). Pour notre commentateur, ce terme dérive du pronom démonstratif אלה, élé, « ceux-ci ». Ce nom divin est donc employé dès qu’il s’agit de souligner que l’apparente multiplicité du monde trouve son origine dans un tout, l’unité divine. Elohim, c’est Dieu en tant que créateur du multiple apparent. « Un monde plein de phénomènes antagonistes ne peut ainsi provenir que de la libre et toute puissante volonté d’un Être unique, unifiant les phénomènes les plus hétéroclites dans un but mondial unique. » Dieu ordonne le multiple. C’est pourquoi, explique encore Hirsch, ce terme désigne aussi les juges. 

Dans la Genèse (1,4), on raconte que Dieu sépare la lumière de l’obscurité, le ciel de la terre, les mers des continents, etc. C’est l’idée de havdala (séparation), comme celle qui marque la frontière entre le chabbat et le reste de la semaine. Mais Hirsch rappelle qu’il existe de nombreux termes pour nommer la séparation. La racine du terme utilisé ici (בדל) a une signification très précise : non pas « séparer, dissocier négativement d’avec l’autre (…). Elle signifie en même temps l’assignation positive d’un domaine, une séparation d’avec l’autre afin de garantir à chacun un domaine particulier, une existence particulière, une destinée particulière. » Et Hirsch de rapprocher cette racine de celle du mot qui désigne la femme vierge (בתל qui donne בתולה), c’est-à-dire « juridiquement autonome », ou celle du mot « brin » (פטל), que l’on tord pour en tisser un fil. L’enjeu de ce commentaire est de rappeler que toute séparation n’implique pas obligatoirement la négativité de l’une des entités séparées. Par exemple, le sacré se définit par opposition au profane, souligne Hirsch, sans dévalorisation de ce dernier pour autant.

Cette approche fait écho à un autre commentaire que propose Hirsch (Exode, 20,7) dans lequel il fait remarquer qu’en hébreu une même racine signifie à la fois « identique » et « inexistant » (שוה, chavé, « semblable » et שוא, chav, « vain ») : « De manière surprenante, écrit-il, la langue hébraïque associe les notions de ressemblance et d’égalité aux notions de vanité et de non-être (...). Le signe caractéristique fondamental d’une véritable existence semble être la singularité, la particularité. Tout ce qui est réel est exclusivement individuel. » Autrement dit, tout homme doit cultiver et revendiquer sa singularité. 

Quand Dieu demande au couple originel de fructifier et de se multiplier (Genèse 1,22), cette notion de multiplication est exprimée à partir de la racine רב, que l’on retrouve dans le mot רבה raba, « beaucoup ». Pourtant, cette racine désigne aussi l’expertise (comme dans rav, « un maître ») et la « culture » (תרבות, tarbout). En effet, « ce ne sont pas les naissances, ce sont les soins dispensés qui constituent à proprement parler le facteur de multiplication humaine. » Hirsch poursuit son analyse philologique en rapprochant cette racine de racines voisines (רוה et רפה) qui désignent le fait de devenir plus lâche, branlant, plus faible. Comment comprendre ce voisinage étymologique ? C’est que, poursuit Hirsch, « chacun doit se limiter pour laisser du champ à l’existence de l’autre ». L’acte physique de reproduction s’accompagne toujours d’une exigence d’éducation qui implique une certaine capacité à faire de la place à celui qu’on élève. 

Dans son commentaire sur Genèse 2,18, Hirsch s’intéresse à l’idée d’aide. La racine de ce terme (עזר) est rapprochée d’autres racines (אסר, עצר) qui ont en commun l’idée de délimitation et de restriction. Quel rapport avec l’aide apportée à autrui ? C’est qu’il s’agit d’une « aide qui décharge l’autre d’une partie de ses obligations, lui donnant ainsi le pouvoir de concentrer ses forces sur un champ d’application plus restreint et de mieux remplir les tâches restantes ». Aider l’autre, ce n’est pas le rendre passif mais lui permettre de mieux faire ce qu’il peut faire en le déchargeant momentanément d’une partie de sa tâche. L’accent est mis sur ce qui reste sous le contrôle de la personne aidée. L’aide doit maintenir l’autre dans une posture active.

A travers ces quelques exemples, j’espère avoir montré comment l’analyse philologique de Hirsch est génératrice de sens et support d’une pensée originale.

Publié le 04/01/2019


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