Numéro 15 - Retour au sommaire

L'effort infini

Ecrit par David SCETBON


Le commentaire de Rachi sur les premiers mots de la paracha de Be’houkotay s’arrête sur une incongruité du verset :

« Si vous allez dans mes décrets et que vous gardez mes commandements » (Lévitique 26,1).

À première vue, il y a là une lourde redondance, « aller dans les décrets » est identique à « garder les commandements ». Rachi déjoue cette idée. Si la seconde partie du verset traite bien du respect des commandements, la première renvoie à une autre injonction. Nous traduirons Rachi dans un premier temps ainsi : « Si vous œuvrez/peinez sur la Tora. » L’incipit de la paracha est donc une invitation, non au respect des lois de la Tora, ce qui aurait été une répétition, mais plutôt à l’étude. Une étude bien précise : celle qui est faite de peine, d’investissement, d’effort.

Le Maharal de Prague[1] propose plusieurs éléments pour comprendre la pertinence du commentaire de Rachi. Ici, le verset fait usage de deux termes, qui justifient le commentaire du maître de Troyes : le verbe « aller » et le terme « décret ». Que signifie « aller » ? C’est l’expression d’une mise en branle, celle qui suppose de quitter le confort d’un état statique pour aller vers un but, le fait de mettre en œuvre un effort.

C’est ce qui justifie le commentaire de Rachi qui lit donc la marche évoquée dans le verset comme une expression de l’effort.

Plus encore, la marche est un exercice qui a ceci de spécifique qu’il est la répétition constante d’un geste quasiment tout le temps identique, une sorte de mécanique, une progression permanente. C’est à cela que renvoie le verset en parlant « d’aller », il s’agit d’aller toujours plus loin dans la compréhension, d’approfondir sans cesse le sens.

Le recours au terme « décret » interroge encore. On connaît la classification classique des mitsvot (commandements) qui attribue à ce terme « ‘hok » la connotation d’une loi rebelle à la logique humaine, dont le sens nous échappe.

Le Maharal comprend cela autrement. Il s’agit en réalité d’une loi dont la compréhension totale nous échappe. Mais loin de nous priver de tenter d’en comprendre le sens, elle va au contraire nous contraindre à peiner pour en appréhender toujours plus d’aspects, tout en restant conscients qu’il ne nous appartiendra pas d’en épuiser le sens.

Il semble qu’ici Rachi ne veuille pas signifier que cette quête serait réservée aux seuls ‘houkim, mais que ces derniers seraient une sorte de modèle du rapport à l’étude : une quête infinie.

La rassurante nomenclature des commandements est bien moins cloisonnée qu’il n’y paraît. Chaque mitsva, quelle qu’elle soit, possède à la fois des aspects aisément intelligibles et d’autres qui résistent à la compréhension.

C’est donc cela le sujet du verset : peiner, fournir des efforts dans l’étude tout en comprenant que cette étude ne saurait nous permettre d’appréhender le sens de la parole divine dans sa totalité, de circonscrire la vérité de la Tora. L’effet n’en est pas anodin. L’effort génère un effet de basculement radical. On passe de la certitude de notre capacité à percevoir la Tora dans son ensemble à une conviction profonde que ce projet ne saurait être une finalité mais seulement une tension. Le ‘Hazon Ish décrit ce processus comme un passage de « la simplicité de la vie à la profondeur de la vie »[2]. Là où je me voyais embrasser un tout, je prends conscience qu’il s’agissait d’un infini dont les contours, par essence, m’échappent.

Le Maharal lui-même nous donne des éléments pour prolonger cette réflexion[3]. Chaque matin on prononce plusieurs bénédictions relatives à l’étude de la Tora. L’une d’entre elles s’énonce de manière assez singulière[4]. On bénit l’Éternel de nous avoir commandé : « de s’investir/se préoccuper de la Tora ».

On aurait attendu une formulation plus directe qui eût été « d’étudier la Tora », pourquoi n’est-ce pas le cas ?

Fondamentalement, l’étude, le limoud, a pour visée ultime la détermination de la halakha (loi juive), la perception de ce qu’est en actes la volonté divine dans le monde. C’est cela, d’après le Maharal, et seulement cela, que l’on nomme limoud. Seulement, celui qui étudie n’est jamais sûr d’en arriver à ce point, ce n’est ni une possibilité offerte à tous, ni même une certitude d’y parvenir pour celui qui en possède les moyens. Dès lors, une bénédiction qui ferait référence à cet horizon incertain n’aurait pas de sens.

C’est la raison pour laquelle le devoir d’étude est ici exprimé, non en termes d’accomplissement, limoud, mais en termes d’investissement, laassok, œuvrer, s’investir.

On sait que Rachi n’énonce rien qui ne soit sous-tendu par une source. En l’espèce, ce commentaire se fonde sur un passage du midrash[5]. Celui-ci s’exprime de manière quelque peu différente : « Le verset nous enseigne que l’Éternel désire qu’Israël se donne de la peine à sa Tora. »

Il semble que le midrash ajoute ici un élément d’importance : la notion de désir. Il est peu probable que ce texte veuille nous dire quelque chose d’un désir divin. On peut peut-être proposer qu’ici c’est un enseignement pour l’Homme qui nous est offert. Si Dieu parle de désir c’est pour inviter l’Homme à ce désir, l’inviter à « l’imiter ».

Le commentaire du Rach[6] analyse cette lecture du verset par le midrash.

Le verset de Be’houkotay commence par le mot « im ». Or ce terme peut avoir de multiples sens. Ici, il est souvent traduit par « si ». Le verset se lirait alors : « si vous allez dans mes décrets ».

Mais le Rach nous enseigne qu’ici le « im » est à lire comme une « aspiration divine ». Le verset se lirait alors ainsi : « puissiez-vous aller ». Cette explication ouvre la porte à l’enseignement du midrash. C’est bien de désir qu’il est question ici.

Nous disposons dès lors des éléments suivants : l’étude se doit d’être un désir, une aspiration à peiner pour aller toujours plus loin dans la quête du sens, quête dont il nous faut garder à l’esprit qu’elle ne peut trouver son point final, ne peut jamais nous permettre de croire que nous l’avons conquis.

Un verset de L’Ecclésiaste/Kohelet[7] exprime plus que tout autre cette idée : « J’ai dit que j’allais m’assagir mais elle est loin de moi. » La forme verbale du mot « ‘hakham » est assez inédite et pour tout dire saisissante. Nous pourrions traduire cette expression par : « J’ai voulu m’empreindre de sagesse, me faire sage. » Parole d’un homme dont les versets ne cessent de nous dire qu’il est celui qui, par excellence, a fait sienne la sagesse. Mais il nous le dit : sa recherche a buté. Faut-il en conclure qu’il y a là la marque d’un douloureux échec, d’une forme de désespoir ? Peut-être que cela va plus loin. Ici, le roi Salomon nous enseigne que telle est la sagesse en elle-même. Elle est une recherche incessante associée à une conscience intime qu’elle ne peut trouver son aboutissement. Elle est effort, tension.

 

Nous retrouvons cette idée à au moins deux autres endroits que nous allons tenter d’analyser.

Le Talmud[8] s’exprime en ces termes : « Si quelqu’un n’a pas peiné veille de chabbat [pour préparer], que mangera-t’il chabbat ? ». Cette expression devenue proverbiale se comprend d’elle-même. Chabbat est un moment où toutes sortes de travaux culinaires sont prohibées, ce qui implique que la nourriture qui y sera consommée ne peut qu’être préparée en amont. La guémara fait en réalité ici un usage métaphorique de cette expression[9]. Chabbat ici est l’image du monde qui vient. Ce monde nécessite de s’y préparer.

Mais ce qui retient ici plus particulièrement notre attention ce sont les termes utilisés : « tara’h », c’est-à-dire « peiner, » « s’efforcer », exact synonyme[10] du terme « amal » observé dans le commentaire de Rachi qui a initié notre étude.

Proposons de comprendre le texte ainsi : nul ne peut prétendre dire ce qu’est le monde futur[11], encore moins croire qu’il serait possible de se l’approprier. C’est pourquoi il est, là encore, fait mention de l’effort. Aller vers ce monde, c’est par définition produire des efforts.

Le traité talmudique Kétoubot[12] nous apporte d’autres éléments. Il s’agit d’un passage qui fait état d’un certain nombre de lois relatives à la préparation du mariage. Le Talmud mentionne : « Les sages ont été vigilants quant au bien-être des filles d’Israël et ont institué que le marié peine trois jours durant pour préparer le repas de mariage. »

Autrement dit, il existe un décret rabbinique contraignant tout futur époux à préparer le repas de mariage pendant au moins trois jours. Pourquoi ? En l’honneur de l’épousée[13]. Les termes utilisés ici requièrent à nouveau notre attention. Il ne s’agit pas seulement de préparer mais de peiner à cette préparation, de fournir des efforts. Pourquoi ? Préparer est suffisant ! Est-ce là une sorte de parade prénuptiale ? Mais en ce cas où y a-t-il matière à institution rabbinique ?

Peut-être qu’à l’aune de notre étude nous pouvons en proposer une lecture.

L’effort est une tension, une mise en mouvement permanente mais celle de celui qui sait qu’il ne peut aspirer à finaliser sa quête.

Ici, c’est peut-être ce à quoi les sages veulent nous éduquer. L’imagerie romantique nous offre la vision du couple fusionnel, s’abîmant l’un dans l’autre. Mais cela revient à voir l’autre dans mes propres limites, à l’aune de ma propre existence, donc de le réduire à moi.

La peine, l’effort auquel les sages veulent nous contraindre c’est le contraire de cela. Se préparer au mariage cela se fait sous le signe de l’effort c’est-à-dire de la conscience intime qu’il n’est pas possible de « s’accaparer » l’autre : l’autre est d’une richesse telle qu’il ne peut être circonscrit par moi, enfermé dans les limites que je lui assigne. Je ne peux que garder conscience que, quelle que soit la proximité entre deux êtres, l’autre garde toujours une part de mystère. C’est de cela qu’il s’agit quand on parle d’honneur, c’est cela faire honneur à l’autre, à son altérité. C’est à cela que nous éduque cet effort infini. C’est à cette forme de conjugalité que nous éduque l’étude de la Tora.

 

 

 

 

[1] Gour arié ad loc.

[2] Igerot ‘Hazon Ish de Rabbi Avraham Yeshayahou Karelits, lettre n°3

[3] Introduction au Tiferet Israël.

[4] C’est le texte en usage dans les communautés ashkénazes auquel se réfère le Maharal qui diffère de celui des communautés séfarades.

[5] Torat cohanim Be’houkotay 10,1.

[6] Rabbi Chimchon ben Avraham de Sens, dans son commentaire sur le Midrash ad loc.

[7] 7, 23.

[8] Talmud, traité Avoda zara p. 3a.

[9] Voir Rachi ad loc.

[10] Voir Kohelet 1,3 et le Targoum sur place.

[11] Talmud, traité Bérakhot p. 4b : « À propos du monde futur, il est dit « nul œil ne l’a vu sinon toi, Dieu »

[12] P. 2a

[13] C’est l’explication donnée par le Yam chel chlomo sur place, à l’encontre notamment de celle du Ritva.

Publié le 15/03/2022


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