Travail et repos
Le travail est tenu en haute estime[1] par les sages du Talmud qui déclarent (Bérakhot p. 8a) : « L’homme qui tire profit de son labeur est plus grand que celui qui possède la crainte du Ciel.[2] » De plus, « une étude de la Tora non accompagnée d’un travail finira par être vaine » (Maximes des Pères 2,2). D’après le midrash, « l’homme doit aimer le travail et s’y attacher car Dieu lui-même apprécie le travail ainsi qu’il est dit : Et Dieu se reposa de tout le travail qu’il avait accompli (Genèse 2,2) ». De même : « Grand est le travail car même Adam, le premier homme, n’a rien mangé avant d’avoir travaillé. En effet, il est d’abord dit : Il le plaça dans le jardin d’Éden pour qu’il le cultive et le garde (id. 2,15) et après seulement : Vous mangerez de tout arbre du jardin » (id. 2,16).
Au moment où elle exige le repos sabbatique hebdomadaire, la Tora dit : « Pendant six jours tu travailleras (taavod) et tu auras fait tout ton travail (mélakha) » (Exode 20, 9). La notion de travail apparaît ici deux fois, mais en recourant à deux termes distincts. Le verset fait d’abord allusion au travail (avoda) en ce qu’il a de difficile, voire de subi (comme l’esclavage, avdout). Mais le labeur n’est une souffrance que s’il est insensé et ininterrompu. Grâce à la césure du chabbat, le travail prend tout son sens et devient mélakha, une « œuvre » (terme notamment employé à propos de la construction du tabernacle sacré). D’ailleurs, dit Rachi en commentant ce verset : qu’on ait terminé notre tâche ou pas, on doit, le chabbat venu, considérer qu’elle a été entièrement accomplie. Pour qui travaille avec zèle tout en sachant s’interrompre pour un nécessaire repos, l’effort paie. Il s’agit donc de trouver la juste mesure de repos et de divertissement permettant aux efforts (potentiellement stériles s’ils sont démesurés) de produire leurs meilleurs fruits.
Le droit hébraïque prend Jacob (travaillant au service de Laban le fourbe) comme exemple d’honnêteté (il ne chôme ni ne se relâche durant les heures qui lui sont payées) et d’ardeur au travail (voir Genèse 31,6). Le salarié doit travailler de toutes ses forces, être ponctuel, ne pas perdre de temps, quitte à abréger certaines bénédictions rituelles lorsqu’il est au travail (Maïmonide, M.T. hilkhot sékhirout 13,7). Et pour être à même de remplir sa tâche avec efficacité, il n’a pas le droit de s’imposer des jeûnes ou un régime alimentaire risquant d’altérer sa concentration ou son énergie au travail[3].
Valeur de l’effort
Cette vision du travail est une illustration parmi d’autres du sens de l’effort valorisé par les sages. En effet, « toute bonne chose est le fruit d’un effort[4] ». En particulier, la vie spirituelle et religieuse exige d’être « fort comme un lion » (Maxime des Pères 5,20). La littérature biblique, talmudique et rabbinique regorge d’exemples hagiographiques de personnages dont la sagesse fut le fruit d’efforts incessants, à l’instar de Jacob dont on dit qu’il chassa le sommeil de ses yeux durant quatorze années pour se consacrer à l’étude du message abrahamique (midrashim sur Genèse 28, 16). Quant au roi David, il se levait au milieu de la nuit pour louer le Créateur avant de s’occuper des affaires religieuses et politiques (Psaumes 119,62).
Illustrons cette apologie de l’effort par une lecture attentive du récit de la Genèse. On pense souvent à tort qu’Adam et Ève auraient été chassés du paradis terrestre suite à la faute originelle. Mais selon le Talmud (Bérakhot p. 34b), cette lecture est erronée. Car Adam et Ève n’ont jamais mis les pieds en Éden comme en témoigne le verset suivant : « Le fleuve sort d’Éden pour arroser le jardin » (Genèse 2,10) duquel il ressort qu’il faut distinguer le jardin d’Éden et l’Éden même. Adam fut placé dans le jardin précédant l’Éden paradisiaque car le paradis se mérite, il n’est pas offert sur un plateau d’argent. Adam devait gagner le paradis (mais sa faute l’en empêcha) au risque, sinon, de manger ce que la kabbale appelle « le pain de la honte », c’est-à-dire le fait de profiter de ce que l’on n’a guère mérité.
D’ailleurs, même si le jardin d’Éden n’est pas encore l’Éden, Adam ne voulait pas y être placé si aisément. En effet, la Tora dit : « Dieu prit l’homme et il le plaça dans le jardin d’Éden pour le travailler et le garder » (Genèse 2,15)[5]. S’étonnant du verbe « prendre » utilisé ici à propos d’un être humain, Rachi explique : « Dieu le prit par les sentiments et le persuada d’entrer. » Ce commentaire est surprenant car qui aurait besoin d’insistance pour pénétrer dans l’antichambre verdoyante du paradis ? Et quelles furent les paroles persuasives du Créateur pour faire entrer Adam dans le jardin ? La solution se trouve à la fin du verset : « pour le travailler et le garder ». Adam refuse de pénétrer dans un lieu où il n’y aurait aucun effort à fournir et duquel tout travail serait absent. Dieu le rassure en lui précisant qu’il y a du travail à faire dans le fameux jardin[6] (on voit bien que le travail est ici valorisé : la punition qui suivra le péché originel – travailler à la sueur de son front – n’est pas le travail lui-même mais une certaine forme de labeur).
Dans le même esprit et selon un commentaire hassidique du rabbi de Kotzk, la malédiction du serpent (condamné à ramper) sera de se nourrir de la poussière de la terre (Genèse 3,14), c’est-à-dire de ne pas avoir d’effort à fournir pour se sustenter. La langue hébraïque fait d’ailleurs dériver le mot « malédiction » (kélala) du mot « facile » (kal).
Revenons au péché originel lui-même : Dieu interdit à Adam et Ève de goûter du fruit de l’arbre de la connaissance. On s’étonne d’un tel interdit lorsqu’on connaît l’attachement de la tradition juive à la connaissance, au questionnement et à l’étude. Dès lors, quel sens revêt cet interdit originel ? En fait, ce n’est bien entendu pas la connaissance elle-même qui est prohibée mais le fait de vouloir « manger de la connaissance », c’est-à-dire de céder à l’idée folle selon laquelle on pourrait connaître quelque chose de façon immédiate, absorber un savoir (comme le serpent qui absorbe sa proie en une bouchée). Toute connaissance demande des efforts, du temps, de la rumination. Ne s’inscrit d’ailleurs dans la mémoire (זכר) que ce qui a été appris avec concentration (רכז), dans un plein investissement soumis à l’expérience et confronté à d’autres points de vue. L’interdit de manger du fruit de la connaissance nous met en garde contre l’illusion d’un savoir acquis en accéléré. C’est pourquoi, selon la kabbale, Dieu avait prévu d’autoriser Adam et Ève à goûter du fameux fruit une fois le chabbat venu. Leur faute a été de se précipiter vers la connaissance en oubliant qu’elle exige patience et application.
La gratification différée L’effort revient souvent à gérer une petite frustration en renonçant à une gratification immédiate au profit d’une satisfaction différée. Céder à un plaisir immédiat, en revanche, conduit souvent à des problèmes ultérieurs qui sont masqués par la gratification présente. Cela rappelle le conseil du Talmud (Érouvin p. 53a) invitant à préférer les « chemins longs qui sont en réalité courts aux chemins courts qui sont en réalité longs ». Il ne s’agit pas pour autant de valoriser l’ascèse, ce que la tradition juive réprouve, mais de se donner les moyens de ses ambitions en sachant penser sur le long terme à l’instar de Joseph qui fit des réserves durant les années de vaches grasses (au lieu de les distribuer immédiatement) pour pouvoir surmonter la période de vaches maigres (Genèse 41). Une célèbre expérience psychologique[7] proposait à des enfants d’obtenir immédiatement une guimauve ou d’attendre un peu pour en obtenir deux. Des années plus tard, les enfants qui avaient su privilégier la gratification différée étaient majoritairement devenus des adultes ayant davantage réussi que les enfants ayant cédé au plaisir immédiat. Dans le judaïsme, toute l’idée de récompense ultérieure (dans le « monde futur ») des commandements religieux repose sur cette conception de la gratification différée. |
Éloge du zèle
Si la patience et le calme sont nécessaires, la valorisation traditionnelle de l’effort s’accompagne toutefois d’une apologie du zèle (zrizout) dans l’accomplissement des devoirs religieux.
On se souvient avec quel empressement Abraham et Sarah avaient accueilli leurs hôtes[8]. De même, le Talmud (Pessa’him, p.4a) remarque qu’Abraham s’est levé « de bon matin » (Genèse 22,3) pour accomplir un ordre divin et en déduit qu’il ne faut jamais tarder dans l’accomplissement des devoirs – מצות mitsvot –, tout comme il ne faut pas laisser à la pâte le temps de lever dans la fabrication des מצות matsot (mêmes lettres que mitsvot) de Pâque.
C’est ainsi que chacun est invité à s’empresser dans l’accomplissement d’un précepte religieux, même le chabbat où il est pourtant (à cette exception près) interdit de se presser ou de courir (Bérakhot p. 6b).
Le psalmiste se réjouit en disant : « Je me hâte et ne tarde point dans l’accomplissement de[s]commandements » (119,60) et nous invite à imiter les anges « puissants en force » (103, 20) dans l’exécution de leurs missions.
Au zèle dans le commencement d’un acte s’ajoute la nécessité de faire preuve de détermination pour achever ce qui a été entrepris sans se décourager : seul celui qui termine ce qu’il commence (quand cela est possible[9]) est digne d’éloges (Sanhédrin p.104b).
Enfin, la persévérance exige de ne pas toujours céder à l’attrait du nouveau mais, au contraire, de poursuivre une tâche engagée, de consolider ce qui a été fait, de réviser ce qui a été appris, même si la motivation manque quand il s’agit de quelque chose de connu ou d’habituel. C’est pourquoi tout talmudiste sait que l’étude commence par la révision (‘hazara) de ce qui a déjà été appris. De même, à la fin de l’étude d’un traité talmudique, on récite une formule liturgique faisant office d’engagement à revenir prochainement vers ce même traité et à remettre l’ouvrage sur le métier.
Peu à peu Se fixer des objectifs trop élevés est gage de découragement et de démotivation dès le premier obstacle. C’est pourquoi l’effort doit s’inscrire dans une démarche progressive et patiente, nous faisant évoluer étape par étape. La progression spirituelle de Jacob est symbolisée (dans son rêve) par une échelle dont l’ascension est graduelle. De même, les bougies de ‘Hanouka – une de plus chaque soir – symbolisent l’effort mesuré mais constant, préférable à la tâche trop exigeante qui finalement pousse à la procrastination. En ce sens, rabbi Na’hman de Braslav avait fait sienne cette devise : « Un peu, c’est bien aussi ! » La régularité et la constance produisent des effets plus palpables sur le long terme (théorie de « l’effet cumulé » de Darren Hardy), c’est pourquoi la halakha (loi juive) donne la préséance aux mitsvot régulières (cette règle s’énonce ainsi : tadir véchééno tadir, tadir kodem, « le fréquent passe avant ce qui l’est moins »). Par exemple, on met le talit tous les jours tandis qu’on ne met pas les téfilin certains jours. Même si la sacralité des seconds est supérieure à celle du talit, on revêt toujours ce dernier en premier, du fait de sa fréquence qui lui donne la priorité. |
N’a donc de valeur que ce qui a exigé des efforts, de la constance et une pleine implication, sans confondre pour autant, comme dit l’adage, « vitesse et précipitation ».
Le sens de l’effort et l’effort du sens
Dans le cas particulier de l’étude de la Tora et de la pratique religieuse, la quête de sens (taam), qui demande un effort permanent, donne du goût (taam) à la pratique et renouvelle le plaisir de la confrontation aux textes. Rabbénou Yona (1200-1264) écrit d’ailleurs que « seul un homme ayant étudié et réfléchi au sens profond des commandements les accomplit de manière complète et exemplaire ». Dans le même esprit, l’exégète italien rabbi Ména’hem Récanatti (1223-1290) enseigne que l’étude de la signification des mitsvot est une source importante de motivation dans leur mise en œuvre. Le ‘Hida (rabbi ‘Haïm David Azoulay, 1724-1807) écrit que « la connaissance de la signification des règles religieuses évite que notre pratique ne devienne routinière, vide de sens et desséchée ».
À propos des Tables de la Loi, la Tora (Exode 32,16) parle d’« une écriture divine gravée sur les Tables ». Rabbi Moché Feinstein (1895-1986) explique : « Dieu a gravé la Tora sur les Tables de la Loi pour nous enseigner quelque chose de très important, à savoir que si nous voulons que la Tora reste gravée dans nos cœurs, nous devons y consacrer tous nos efforts, car de même que graver est un art qui demande beaucoup d’efforts et de persévérance, l’étude doit être poursuivie avec ardeur et ténacité. » Cet enseignement est d’autant plus émouvant qu’il vient d’un maître qui, durant sa jeunesse en Russie, vivait dans le plus grand dénuement et qui, n’ayant pas les moyens d’acheter du papier, grava patiemment sur des pierres les commentaires qu’il élaborait et qui restèrent de ce fait éternellement gravés dans sa mémoire.
La Tora (Genèse 26,18) raconte qu’Abraham creusa des puits lors de son arrivée en Terre promise. Mais les Philistins les bouchèrent, obligeant Isaac, le fils du patriarche, à recreuser au même endroit que son père. Au-delà du sens premier de ce récit, l’exégèse traditionnelle voit dans cette histoire de puits une invitation adressée aux enfants à puiser à la source de l’héritage paternel mais en ayant pris soin de déboucher la boue que constituent le temps, la routine et la pensée non dynamique qui se transmettrait sans être revisitée et revitalisée d’une génération à l’autre.
Reprenant cette analyse à son compte, le rabbi de Kotzk remarque que le verbe hébraïque « boucher », satam, est étymologiquement affilié au mot stam, qui désigne la platitude, le commun, le vague. Et ce maître hassidique d’expliquer que ce qui obstrue la transmission des valeurs d’une génération à l’autre, c’est le fait qu’un enseignement ne soit pas revivifié par une réappropriation critique des héritiers (enfants ou disciples). Si la parole des pères et des maîtres est reçue passivement comme une doctrine immuable, elle finit par devenir une simple routine. Dès lors, le canal de la transmission se bouche, recouvert peu à peu de la poussière du temps et des habitudes.
La tribu de Issachar avait particulièrement la charge de l’étude et de l’enseignement de la Tora. Son père fondateur, fils de Jacob, fut comparé par ce dernier à un « âne robuste » qui ne rechigne pas à porter un lourd fardeau (Genèse 49,14), voyageant jour et nuit sans jamais véritablement se reposer (Rachi). L’étude est indissociable de l’effort et de la persévérance. Mais l’effort exigé ne requiert pas d’exercer sa volonté de façon contrainte. Il est au contraire facilité par le plaisir de l’étude. C’est pourquoi, dit le Talmud (traité Avoda Zara p. 18), on ne doit étudier que des textes que l’on prend plaisir à côtoyer. Le premier Psaume (1,2) fait l’éloge du juste qui étudie « jour et nuit », mais qui le fait précisément parce que tel est son désir (‘heftso). L’effort doit prendre pour objet ce qui a du sens et de la saveur (taam).
[1] C’est pourquoi, selon Maïmonide, aider quelqu’un à trouver un travail pour gagner sa vie de manière autonome est l’une des formes les plus élevées de tsédaka.
[2] Le Talmud déduit cela du fait que le verset des Psaumes qui fait l’éloge de celui qui craint le Ciel (« Heureux l’homme qui craint le ciel », Psaumes 112,1) est moins dithyrambique que celui qui évoque l’homme qui jouit du travail de ses mains sans dépendre des autres (« Quand tu te nourris du labeur de tes mains, heureux es-tu, le bonheur est pour toi », Psaumes 128,2). Cet enseignement peut être illustré par l’anecdote racontée au sujet de rabbi Ména’hem Mendel de Loubavitch (1866-1789). Après la circoncision de son dernier fils, il lui choisit comme prénom « Samuel ». Ses élèves s’étonnèrent de ce choix car « Samuel » n’était le nom d’aucun ancêtre célèbre du maître ou de sa femme, ni le nom d’aucun sage connu et dont le rabbin aurait voulu honorer la mémoire. Un élève interrogea le maître : « Peut-être avez-vous en tête le prophète Samuel ? » « Non, bien mieux ! J’ai choisi ce prénom en hommage à Samuel, le puiseur d’eau du village ! Voilà un homme qui travaille dur et qui incarne tout à fait l’adage rabbinique selon lequel celui qui tire profit de son labeur est plus grand que celui qui a la crainte du Ciel ! »
[3] Voir T. Spitz Cases in Monetary Halachah, éd. Mesorah Publications, 2005.
[4] Pélé Yoèts à propos de la notion de ‘hozèk.
[5] Ce verset et ces commentaires seront repris un peu plus loin dans l’article de Philippe Lévy.
[6] Nous nous inspirons, dans cette lecture, du commentaire de Rachi, de l’explication du rabbin B. M. Ezra’hi dans son Birkat Mordékhaï, vol.1.
[7] Walter Mischel & al. Cognitive and attentional mechanisms in delay of gratification, 1972. On appelle cette expérience Stanford marshmallow experiment.
[8] « Abraham alla en vitesse dans sa tente vers Sarah, et il dit : Vite, trois mesures de fleur de farine, pétris, et fais des gâteaux. Et Abraham courut à son troupeau, prit un veau tendre et bon, et le donna à un serviteur, qui se hâta de l'apprêter. » (Genèse 18, 6-7, nous soulignons).
[9] En effet, « il ne t’appartient pas de terminer tout le travail mais tu n’as pas le droit pour autant de te soustraire à la tâche » (Maximes des Pères 2,21).
Publié le 10/03/2022