Numéro 14 - Retour au sommaire

Le judaïsme et le monde moderne

Ecrit par Alain Michel - Historien

Moralité et histoire

 

Introduction au texte par Alain Michel, historien

 

Dans les années 1950 et jusqu’à la fin de la FFE, la Fédération française des éclaireuses, qui regroupait les jeunes filles des trois mouvements, laïques (EDF), protestantes (EUF) et juives (EIF), le journal des éclaireuses s’appelait Le Trèfle. En supplément des pages générales s’adressant à toutes, était inséré un supplément destiné à chaque tendance. Pour la section israélite, il y avait souvent, en plus d’informations pédagogiques liées aux fêtes, au chabbat ou bien à d’autres aspects de la vie juive en clans (l’équivalent féminin des patrouilles des garçons), un texte de pensée juive, comme celui que nous proposons ici, écrit par Léon Askénazi, plus connu sous le nom de Manitou.

En 1963, Manitou avait quitté depuis plusieurs années l’École d’Orsay et, après avoir été l’aumônier des Éclaireurs israélites de France, dirigeait le Centre universitaire d’études juives (CUEJ), destiné à promouvoir les études juives à un haut niveau auprès des étudiants juifs parisiens et du grand public. Mais bien entendu il continuait à avoir un lien actif avec les EI et était toujours prêt à donner ici un cours, là une intervention ou, comme dans le cadre du texte que nous présentons ici, à écrire pour une publication. Au moment où L’éclaireur se penche sur l’histoire et le cours du temps, nous proposons donc aux lecteurs ces réflexions importantes sur la nécessité du lien entre moralité et histoire, qui nous semble ne pas avoir pris une ride depuis soixante ans.

 

 

Le Trèfle

Juin-Juillet 1963

Section israélite

 

Le judaïsme et le monde moderne 

 

Le judaïsme est la source des religions positives, c’est-à-dire basées sur une révélation. Sa conception du monde ne peut donc être considérée comme issue d’un « fondateur » de religion, mais comme dérivant d’un dévoilement, par Dieu lui-même, des vérités fondamentales concernant le monde, l’homme et son histoire.

Cet enseignement-par-Dieu, que les Juifs nomment « Tora », ne procède pas de n’importe quelle divinité mais du Créateur du monde et, de fait, seule la prophétie biblique prend comme témoignage de sa vérité la vérité historique elle-même.

C’est ainsi que la tradition juive a compris son monothéisme. C’est le même Dieu qui a créé le monde, et, par conséquent, qui est le juge de son histoire, qui a révélé au peuple d’Israël la loi morale destinée à l’homme. Cette loi morale a pour objet non de détourner l’homme des tâches historiques, mais, au contraire, de l’y insérer.

Cette conception de la morale, non seulement « accordée » à l’histoire mais plus encore, trouvant dans la réussite de l’histoire humaine son aboutissement ultime, est caractéristique de l’univers spirituel de la conscience hébraïque. C’est ainsi que le Pentateuque, code de la loi mosaïque, débute par le récit de l’histoire de l’humanité et que ce récit ne cesse de mêler son enseignement à celui de la loi. Confusion des genres ? Non, mais chose importante, identification de l’éthique et de la messianité.

Cette forme particulière de la messianité, inséparable du jugement de moralité, parce que le Dieu qui l’inspire est le « Créateur », a trouvé son expression centrale dans la société juive. Il était donc pratiquement inévitable que les civilisations messianiques sans exigence de vertu – ainsi les religions païennes de l’Antiquité – ou éthiques sans messianité – telle la civilisation marxiste – lui soient hostiles. De fait, il était normal que le judaïsme ne soit compris, au long des siècles, que par les hommes qui ont ressenti, tout à la fois et dans le même sentiment religieux, l’exigence de l’aboutissement heureux de l’histoire humaine, portée en Israël par les patriarches, et celle de l’absolue valeur de justice dont l’enseignement de Moïse et des prophètes représente dans le monde des hommes la charte la plus radicale.

Or, on ne peut manquer de remarquer que la modernité contemporaine se caractérise notamment par deux tendances parallèles. D’une part, elle découvre, depuis l’époque romantique à peu près, le mystère d’une signification de l’histoire : il ne s’y passe pas seulement une suite d’événements, mais une « œuvre » dont l’homme cherche désespérément la clef. D’autre part, elle découvre le phénomène humain dans toutes ses dimensions, notamment sociales, et en cherche la loi.

Dire que le judaïsme était, depuis toujours, préparé pour un tel temps, serait sommaire et exagéré, même si on se rend compte que l’État d’Israël a été reconstitué en ce temps-là et pas en un autre. Toutefois, on se penchera avec profit sur cette convergence et on y trouvera matière à réfléchir non seulement sur la « modernité » du judaïsme mais aussi sur son éternité.

 

Léon ASKÉNAZI

Publié le 25/02/2022


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