Entretien presque imaginaire avec
Ernest Renan
Ernest Renan (1823-1892) est écrivain, philologue, philosophe et historien.
Une part essentielle de son œuvre est consacrée aux religions. Il publia notamment une Histoire des origines du christianisme en sept volumes.
Il fut aussi nommé professeur à la chaire d’hébreu du Collège de France. En 1878, il fut élu à l’Académie française.
Renan ne cache pas son admiration pour le peuple juif malgré des propos douteux, à replacer dans le contexte intellectuel de l’époque, sur la « hiérarchie des races ».
Il nous reçoit dans sa maison bretonne de Tréguier.
Toutes les réponses sont littéralement extraites de ses textes.
Ernest Renan, pouvez-vous indiquer aux lecteurs de L’éclaireur quelques traits qui vous semblent caractéristiques des Juifs ?
Le Juif n’est pas résigné comme le chrétien. Pour le chrétien, la pauvreté, l’humilité sont des vertus. Pour le Juif, ce sont des malheurs, dont il faut se défendre. Les abus, les violences, qui trouvent le chrétien calme, révoltent le Juif […] et c’est ainsi que l’élément israélite est devenu, de notre temps, dans tous les pays qui le possèdent, un grand élément de réforme et de progrès. Le saint-simonisme et le mysticisme industriel et financier de nos jours sont sortis du judaïsme. Dans les mouvements révolutionnaires français, l’élément juif a un rôle capital. C’est ici-bas qu’il faut réaliser le plus de justice possible[1].
Selon vous, le judaïsme est-il un universalisme ?
Que la religion israélite, que le judaïsme ait été à l’origine une religion nationale, cela est absolument hors de doute. C’est la religion des Bnei Israël, laquelle pendant des siècles n’a pas été différente. Voilà la gloire propre d’Israël […] Mais les nabis d’Israël sont tout autre chose […]. Ils ont été les créateurs de la religion pure. Nous voyons vers le VIIIe siècle avant J.-C. apparaître ces hommes dont Isaïe est le plus illustre qui ne sont pas du tout des prêtres et qui viennent dire « les sacrifices sont inutiles, Dieu n’y prend aucun plaisir […] Soyez justes, adorez Dieu avec des mains pures, voilà le culte qu’il réclame de vous […]. Les prophètes proclament que le vrai serviteur de Yahvé, c’est celui qui fait le bien. La religion devient de la sorte quelque chose de moral, d’universel : elle se pénètre de l’idée de justice et c’est pour cela que les prophètes d’Israël sont les tribuns les plus exaltés d’autant plus âpres qu’ils n’ont pas la conception d’une vie future pour se consoler et que c’est ici, d’après eux, que la justice doit régner[2].
Quelle réflexion l’émancipation des Juifs vous inspire-t-elle ?
Quand l’Assemblée nationale, en 1791, décréta l’émancipation des Juifs, elle s’occupa extrêmement peu de la race. Elle estima que les hommes devaient être jugés non par le sang qui coule dans leurs veines, mais par leur valeur morale et intellectuelle. C’est la gloire de la France de prendre ces questions par le côté humain. L’œuvre du XIXe siècle est d’abattre tous les ghettos, et je ne fais pas mon compliment à ceux qui ailleurs cherchent à les relever. La race israélite a rendu au monde les plus grands services. Assimilée aux différentes nations, en harmonie avec les diverses unités nationales, elle continuera à faire dans l’avenir ce qu’elle a fait dans le passé. Par sa collaboration avec toutes les forces libérales de l’Europe, elle contribuera éminemment au progrès social de l’humanité[3].
Vous êtes passionné par la Bible et avez notamment traduit L’ecclésiaste. Quelle est votre vision du livre de Cohélet ?
Cohélet, comme nous, fait de la tristesse avec de la joie et de la joie avec de la tristesse ; il ne conclut pas, il se débat entre des contradictions ; il aime la vie, tout en en voyant la vanité. Surtout il ne pose jamais. Il ne se complaît pas dans l’effet qu’il produit ; il ne se regarde pas maudissant l’existence. Il est d’une parfaite sérénité en disant qu’il a tout trouvé frivole et creux […] Ce que le Cohélet, en effet, est bien essentiellement et par excellence, c’est le Juif moderne. De lui à Henri Heine, il n’y a qu’une porte à entrouvrir. Quand on le compare à Élie, à Jérémie, à Jésus à Jean de Gischala[4], on a peine à comprendre qu’une même race ait produit des apparitions si diverses. Quand on le compare à l’Israélite moderne que nos grandes villes commerçantes connaissent, on trouve une singulière ressemblance[5].
L’éclaireur vous remercie pour cet entretien.
[1] L’Ecclésiaste : étude sur l’âge et le caractère du livre (1882).
[2] Conférence de Renan faite à la Société des Études juives le 26 mai 1883.
[3] Idem.
[4] Jean de Gischala (en hébreu : Yo’hanan mi Goush ‘Halav) est un des chefs juifs lors de la Grande Révolte contre les Romains.
[5] L’Ecclésiaste : étude sur l’âge et le caractère du livre (1882).
Publié le 09/02/2022