Les Juifs de Turquie
Jean-Pierre Allali
Le temps est déjà loin où, à l'unisson du pays, qui, en 2009, célébrait la Saison de la Turquie en France, diverses associations d'originaires de ce pays mettaient sur pied un volet juif, notamment à travers des débats au Sénat à Paris, et également en province autour de la communauté juive de Turquie et des relations entre Israël et la Turquie.
Depuis, les choses ont bien changé. Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, a, au fil des ans, manifesté une hostilité de plus en plus virulente à l'égard d'Israël. En mai 2010, l'affaire du « Mavi Marmara », avec l'abordage par la marine israélienne d'une « flottille pour Gaza » venue de Turquie, n'a pas été sans incidence sur la situation de la communauté juive turque. En 2014 et en 2015, nombre de jeunes Juifs turcs quittent par centaines le pays en direction de l'Europe, des États-Unis et d'Israël où vivent plus de 80 000 Juifs originaires de Turquie. Il a fallu attendre juin 2016 pour qu'Israël et la Turquie rétablissent leurs relations diplomatiques. Malheureusement, au même moment, un attentat attribué à Daesh a fait 43 morts et plus de 230 blessés à l'aéroport Atatürk d'Istanbul. À peine rassérénée, la communauté juive, par la voix du grand rabbin Yitzhak Haliva, s'est déclarée de nouveau inquiète tout en se sentant protégée par le gouvernement.
La communauté juive de Turquie n’est pas née avec l’arrivée massive des Juifs séfarades fuyant l’Inquisition et l’Espagne de la très catholique Isabelle et du roi Ferdinand en 1492. Pour le plus grand profit du sultan Bayezid II qui se serait alors exclamé : « Ces Espagnols sont fous ! Ils se débarrassent de leurs sujets les plus intéressants qui viennent trouver refuge chez nous. Tout le bénéfice est pour l’Empire ottoman ! »
L’implantation juive, donc, est plus ancienne que cette arrivée d’Espagne et, par la suite, du Portugal. En fait, lors de la destruction du temple de Jérusalem par les Romains, les Juifs se sont dispersés à travers le monde, y compris en Turquie. C’est ainsi que, dans la ville de Sarkis, les ruines d’une synagogue attestent d’une présence juive en Turquie en l’an 220 avant notre ère. Par la suite, au Moyen Âge, des Juifs venus de Hongrie, de France, de Sicile, ou encore de Bavière, se sont installés en Turquie. Lorsqu’ils sont accueillis par Bajazet, les Juifs séfarades, plusieurs dizaines de milliers, se joignent alors à la petite communauté existante.
200 000 Juifs vivaient en Turquie au début du siècle dernier. Une grande partie d’entre eux, pour toutes sortes de raisons, décident de rejoindre la France vers 1920.
À l’aube de la création de l’État d’Israël, on compte environ 80 000 Juifs dans le pays (ils étaient exactement 81 872 en 1927, année du premier recensement général de la république turque qui permettait alors l’identification selon la religion, ce qui n’est plus le cas). Entre 1948 et 1952, les plus pauvres d’entre eux et les jeunes idéalistes issus des mouvements de jeunesse, 33 000 personnes, choisiront l’alya, rejoignant les quelque 7 000 Juifs turcs déjà installés en Palestine.
Aux heures sombres de la Shoah, des diplomates turcs se sont honorés, en sauvant des Juifs en danger, au péril de leur vie, tel Selahattin Ülkümen, consul à Rhodes, qui obtiendra la médaille des Justes de Yad Vashem.
S’il n’existe pas de recensement officiel des Juifs de Turquie, on estime toutefois leur nombre actuel à environ 15 000 âmes, vivant essentiellement à Istanbul, Izmir et Ankara. Leur caractéristique essentielle est d’être en quelque sorte « invisibles », de ne pas attirer l’attention sur eux. Car, au fil des ans, événements douloureux ont marqué les esprits. En juin-juillet 1934, des pillages et des émeutes anti-Juifs ont eu lieu dans la région de Thrace, à Edirne, Canakkale et Kirklareli. En mai 1941, on décida brusquement l’incorporation des non-musulmans, âgés de 27 à 40 ans, sous les drapeaux. Considérés comme des recrues de second ordre, les malheureux, dont de très nombreux Juifs furent affectés aux tâches les plus ingrates. Le 11 novembre 1942, une taxe injuste et discriminatoire fut imposée aux non-musulmans. Puis il y eut le temps des crimes et des attentats. Deux importantes synagogues d’Istanbul, Neve Shalom (22 morts en 1986, attentat revendiqué par le groupe Abou Nidal) et Beth Israël ont été visées. Même scénario en novembre 2003 où l’explosion de deux camionnettes piégées a fait 23 morts et 300 blessés (attentat attribué à Al-Qaïda). Un dentiste juif a été assassiné au seul motif de sa judéité, une voiture piégée a tué le responsable de la sécurité à l’ambassade d’Israël à Ankara, des tentatives d’assassinat à la bombe ont visé des personnalités de la communauté, des ouvrages à caractère antisémite avéré paraissent régulièrement. La télévision turque a diffusé, en octobre 2009, à une heure de grande écoute, une fiction violemment antisioniste.
Les relations entre Israël et la Turquie ont évolué en dents de scie. La Turquie a été le premier pays musulman à reconnaître Israël dès sa création. Elle a été également, en son temps, le seul pays musulman à avoir signé un accord de coopération militaire avec Israël. Cela n’a pas empêché le rapprochement avec l’Iran d’Ahmadinejad et de ses successeurs, l'annulation de manœuvres militaires conjointes avec Tsahal et les envolées anti-israéliennes du Premier ministre turc actuel.
De nos jours, un grand rabbin de Turquie est toujours en fonction, le journal Şalom continue de paraître, un somptueux musée du judaïsme accueille les visiteurs, mais la communauté juive de Turquie, par ailleurs touchée par les mariages mixtes, est inquiète pour son avenir.
Se confiant en novembre 2013 au quotidien turc Hurriyet, le vice-président de l'Association des Juifs de Turquie d'Israël, Nesim Güvenis, déclarait craindre un exode massif. En 2021, le Premier ministre Erdogan poursuit sa croisade violemment anti-israélienne, mettant de plus en plus la communauté juive du pays dans l’embarras. Il faut espérer que les relations entre Israël et la Turquie finiront par s’apaiser, ne laissant de l'antisémitisme ambiant actuel qu'un mauvais souvenir.
Publié le 23/01/2022