Le terme araméen ‘havrouta désigne le compagnon d’étude et, plus généralement, le fait d’étudier les textes à deux. Ceci afin de les rendre vivants et, dans la confrontation féconde, de faire jaillir des commentaires inédits. Les éditions juives traditionnelles de la Bible présentent le texte encadré de nombreux commentaires de théologiens d’époques variées et ayant des approches diverses, parfois contradictoires. Mais l’étude est l’affaire de tous et la découverte des commentaires classiques n’exclut pas d’en envisager d’autres. Au contraire, la parole des sages attise notre intérêt pour le verset et notre désir d’apporter une touche personnelle à la lecture infinie des textes. Un enseignement de la kabbale dit même que chaque âme est porteuse d’un commentaire original (‘hidouch) qu’aucune autre ne peut formuler à sa place.
Pour donner vie à cette idée, nous avons réuni quatre jeunes E.I. et les avons invités à lire un verset biblique avec la plus grande attention. Nos participants ont pu découvrir le commentaire de Rachi (France, 1040-1105), du rabbin Samson R. Hirsch (Allemagne, 1808-1888) et du rabbi Jean Schwarz (France, 1917-1987), auteur du commentaire de la Tora intitulé Une règle de vie.
Le verset qui nous intéresse est le premier de l’Exode (deuxième livre de la Tora qui commence par le récit de l’asservissement des Hébreux). Il est suivi (versets 2, 3 et 4) des noms des fils de Jacob (sauf Joseph, qui était déjà en Égypte) :
«1 Et voici les noms des fils d'Israël qui viennent en Égypte avec Jacob, chacun est venu avec sa maison : 2 Ruben, Siméon, Lévi et Juda 3 Issachar, Zabulon et Benjamin. 4 Dan et Nephtali, Gad et Asher. »
Lucas. Ce verset est surprenant car tout ce qu’il dit, les lecteurs de la Tora le savent déjà depuis le livre de la Genèse. Pourquoi répéter le nom des enfants de Jacob qui sont en Égypte ? Et pourquoi préciser qu’ils sont venus avec leurs familles respectives, ce que nous savons déjà ? De plus, ils sont là depuis fort longtemps au début du livre de l’Exode, or « viennent » est au présent !
Ben. D’autres questions se posent. Pourquoi parler de Jacob en utilisant ses deux prénoms : Israël puis Jacob ? Et pourquoi une phrase aussi compliquée, qui contient deux fois le verbe « venir » alors qu’on aurait pu formuler les choses plus directement ? Enfin, le verset commence par « Et voici… », comme si on annonçait un événement festif alors que ce livre va évoquer l’esclavage des Hébreux.
Lou. Les commentateurs traditionnels répondent à certaines de ces questions, mais pas à toutes.
Romy. À propos de « Et voici », on peut dire deux choses : tout d’abord, la Tora fait le lien avec ce qui a été raconté dans le livre précédent. Elle fait preuve de pédagogie en récapitulant ce que nous devons savoir pour comprendre la suite. Nous qui sommes animateurs savons bien qu’il faut toujours être précis, rappeler ce qui a été dit avant, recontextualiser un enseignement, etc. Mais on peut aller encore plus loin. Les Hébreux vivent heureux en Égypte. Les frères de Joseph ont été accueillis comme des princes. D’où le « et voici » qui sonne comme un roulement de tambour. Pourtant, tout va s’écrouler et le nouveau pharaon va faire souffrir ce peuple. Leur douleur sera d’autant plus grande qu’elle était complètement imprévisible ! À Pessa’h, on mange des herbes amères, de préférence de la romaine, pour se souvenir de l’amertume de la vie en Égypte. Or, disent les commentateurs, la romaine est agréable à manger mais elle laisse dans un deuxième temps un goût amer. C’est ce qui est arrivé aux enfants d’Israël : tout va bien, puis soudainement tout s’effondre. Ce qui nous apprend que rien n’est définitif dans la vie, la roue tourne ! Dans les deux sens, heureusement, puisque les esclaves hébreux ne s’attendront pas à être libérés et, pourtant, il y aura la sortie d’Égypte.
Lucas. Tu parles de la fête de Pessa’h durant laquelle on revit, comme si on y était, l’esclavage (on mange des herbes amères, etc.) et la libération (on mange accoudés, etc.). La Haggada dit : « Chacun doit se considérer comme étant lui-même en train de sortir d’Égypte. » Eh bien cela explique pourquoi le verbe « venir » est au présent : cet événement est ancien, mais chaque Juif doit sans cesse se demander de quoi il est esclave et comment en sortir. L’histoire juive n’est pas le simple récit du passé mais un enseignement qu’il faut vivre au présent. Les enfants d’Israël sont « venus » (fin du verset où le verbe est au passé), mais ce qui leur est arrivé doit être considéré comme notre présent (« ils viennent »).
Ben. Nous nous sommes demandé pourquoi ce verset était formulé de façon compliquée. Selon moi, c’est justement parce que la situation des Hébreux va se compliquer. Les choses ne seront plus aussi simples qu’avant en Égypte, et la Tora accorde le fond et la forme du récit.
Par ailleurs, le patriarche Jacob a évolué, durant sa vie, passant de « Jacob » à « Israël », nom qui lui sera donné après son combat avec un ange et qui évoque la victoire. Or, ici, les choses s’inversent : on fait le chemin à rebours, passant d’Israël à Jacob pour insister à nouveau sur la déchéance (heureusement provisoire) des Hébreux qui vont pour beaucoup s’assimiler à la culture égyptienne et être réduits en esclavage.
Lou. Le verset rappelle de qui les Hébreux sont les descendants et qu’ils sont arrivés en famille. Cela nous apprend deux choses. D’abord que leur souffrance était amplifiée par le fait que chacun, en plus de ses propres maux, se souciait de la douleur de ses parents, de son conjoint, de ses enfants. Mais cela nous rappelle aussi que c’est ce qui va permettre aux Hébreux de tenir bon : les liens familiaux et la solidarité au sein des familles. Le fait que chacun était conscient de ses origines et de sa place dans la famille renforçait son identité et lui faisait garder espoir. C’est aussi pour insister sur cette importance de l’identité que ces premiers versets de l’Exode (qui, en hébreu, se dit Chémot, « les noms ») accordent tant d’importance aux noms : les Égyptiens voulaient déshumaniser les Hébreux, les réduire à l’état de bêtes, de machines, de numéros. Mais ils ont gardé leurs noms, leur identité, leur humanité. D’ailleurs, les Hébreux sont des sémites, mot qui vient de chem, le « nom ».
Ben, 18 ans, étudiant en éco-gestion
Lou, 19 ans, étudiante en cinéma
Lucas, 19 ans, étudiant en architecture d’intérieur
Romy, 18 ans, étudiante en arts appliqués
Exode 1,1
וְאֵלֶּה שְׁמוֹת בְּנֵי יִשְׂרָאֵל הַבָּאִים מִצְרָיְמָה אֵת יַעֲקֹב אִישׁ וּבֵיתוֹ בָּאוּ
« Et voici les noms des fils d'Israël qui viennent en Égypte avec Jacob,
chacun est venu avec sa maison. »
RACHI Voici les noms. Bien qu’il les ait comptés nommément de leur vivant il les compte à nouveau après leur mort pour exprimer son amour pour eux.
MIDRASH Yalkout Chimoni
|
Samson Raphaël Hirsch Avec Jacob, chacun avec sa maison. Bien que chacun formât déjà une maison autonome, ils étaient tout de même résolument et intimement attachés à Jacob. Dieu commence l’édification de son peuple par la consolidation des liens familiaux, des liens des enfants avec leurs parents comme ceux des parents avec leur descendance.
Une règle de vie Voici les noms. La Tora a tenu à signaler aux Enfants d’Israël au moment de leur départ pour l’étranger, l’extrême importance de leurs noms (…) La Tora donne un mot d’ordre, une consigne de dernière heure qui continue d’ailleurs à garder toute sa valeur aujourd’hui comme alors pour tous ceux qui vivent en dehors de la Terre sainte : au-dessus de tout, leurs noms hébreux constitueront leur sauvegarde et seront les garants de la conservation de leur identité. Qui viennent en Égypte. Le verbe est au présent. Bien qu’arrivés en Égypte depuis un moment déjà, bien qu’installés depuis quelque temps, les descendants d’Israël se considéraient encore à tout instant comme arrivant seulement en Égypte, de passage dans un pays étranger où leur séjour devait être court et provisoire. Avec Jacob. Ils sont partis vivre dans la gola seulement parce que leur père était avec eux et continuait même là à leur servir de modèle et de ciment. Ainsi, ils étaient certains de conserver leur personnalité même en exil.
MIDRASH Yalkout Chimoni
|
|
Rabbi Romy. À propos de « Et voici », on peut dire deux choses : tout d’abord, la Tora fait le lien avec ce qui a été raconté dans le livre précédent. Elle fait preuve de pédagogie en récapitulant ce que nous devons savoir pour comprendre la suite. Mais on peut aller plus loin. Les Hébreux vivent heureux en Égypte. Les frères de Joseph ont été accueillis comme des princes. D’où le « et voici » qui sonne comme un roulement de tambour. Pourtant, tout va s’écrouler et le nouveau pharaon va faire souffrir ce peuple. Leur douleur sera d’autant plus grande qu’elle était complètement imprévisible !, ce qui nous apprend que rien n’est définitif dans la vie, la roue tourne ! Dans les deux sens, heureusement, puisque les esclaves hébreux ne s’attendront pas à être libérés et, pourtant, il y aura la sortie d’Égypte. Rabbi Lucas. La Haggada dit : « Chacun doit se considérer comme étant lui-même en train de sortir d’Égypte. » Cela explique pourquoi le verbe « venir » est au présent : cet événement est ancien, mais chaque Juif doit sans cesse se demander de quoi il est esclave et comment en sortir. L’histoire juive n’est pas le simple récit du passé mais un enseignement qu’il faut vivre au présent. Les enfants d’Israël sont « venus » (fin du verset où le verbe est au passé), mais ce qui leur est arrivé doit être considéré comme notre présent (« ils viennent »).
|
Rabbi Ben. Nous nous sommes demandé pourquoi ce verset était formulé de façon compliquée. Selon moi, c’est justement parce que la situation des Hébreux va se compliquer. Les choses ne seront plus aussi simples qu’avant en Égypte et la Tora accorde le fond et la forme du récit. Par ailleurs, le patriarche Jacob a évolué, durant sa vie, passant de « Jacob » à « Israël », nom qui lui sera donné après son combat avec un ange et qui évoque la victoire. Or, ici, les choses s’inversent : on fait le chemin à rebours, passant d’Israël à Jacob pour insister à nouveau sur la déchéance (heureusement provisoire) des Hébreux qui vont pour beaucoup s’assimiler à la culture égyptienne et être réduits en esclavage. Rabbi Lou. Le verset rappelle de qui les Hébreux sont les descendants et qu’ils sont arrivés en famille. Cela nous apprend deux choses. D’abord que leur souffrance était amplifiée par le fait que chacun, en plus de ses propres maux, se souciait de la douleur de ses proches. Cela nous rappelle aussi que c’est ce qui va permettre aux Hébreux de tenir : les liens familiaux et la solidarité au sein des familles. Le fait que chacun était conscient de ses origines et de sa place dans la famille renforçait son identité et lui faisait garder espoir. |
Publié le 05/01/2022