Jonas[1] dans le temps sans temps des prophètes avait suggéré l’adresse de l’analyste. Le bouche-à-oreille des prophètes est sans pareil. Il en va ainsi du transfert. Planté, branché une fois pour toutes au début d’une vie freudienne, il se refile si l’on peut dire comme de fil en aiguille. Un analysant-zéro donne peut-être – qui sait exactement ces choses ? – le « la » de toute une vie au divan. Peut-être en effet l’analyste n’aura-t-il connu que deux transferts, celui qui s’établit avec le premier inconscient qui se présenta dans le hasard (qui n’est sans doute qu’« un destin qu’on ignore, écrit à l’encre invisible » selon la belle et peut-être juste formule du jeune écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr[2]) et celui qui s’établit avec Freud lui-même.
Jérémie s’avança donc, portant dans sa couleur propre, assez noire en l’occurrence, l’éternel tragique des prophètes de l’Éternel. Quel étrange amour paradoxal celui-ci leur porte-t-il pour à ce point les éprouver sans presque jamais les récompenser ? Ils sont comme porteurs de l’épreuve pure, se dit l’analyste en éprouvant à son tour – ce qui n’est pas toujours dans ses habitudes –, une grande sympathie pour cet homme-là, si magnifique narrateur de son histoire douloureuse que, d’une certaine façon, il n’y eut qu’à l’écouter. Parfois en effet écouter est le seul travail qu’il faut faire, ici d’autant plus que Jérémie manifestait une grande compréhension de sa situation. Il voulait un peu de l’égard que Dieu ne lui accorda finalement que d’une façon assez cruelle.
La scène originaire se dessine ainsi.
Dieu n’aimant guère, du moins pour ses grandes opérations, les vies tout écrites se saisit d’un prophète trop jeune, issu qui plus est d’une race maudite depuis plusieurs générations, celle des prêtres d’Anatot, habitants du territoire un peu désolé de Benjamin, paysage mélancolique et sans élan, et par duperie l’extrait d’un sort invisible ou subalterne. Les paroles de désastre qu’Il veut mettre dans sa bouche, Dieu lui fait d’abord croire qu’elles sont dirigées vers les Gentils. Le prophète les adopte en toute naïveté, reçoit un grand don de prophétie, puis comprend, mais trop tard, qu’elles étaient en fait destinées à Israël. Trop tard… comme dans les fables ou les contes. « Tu m’as trompé ! » s’écrie-t-il. Les talents extraordinaires quand ils sont conférés ne peuvent être retirés, enseigne alors Dieu sans toujours beaucoup de scrupules. La mâchoire piège se referme sur Jérémie, qui fut en somme assigné à annoncer la destruction du Temple, et, pire encore, à assister à sa réalisation, seul des prophètes à devoir demeurer au milieu de sa prophétie. Aucune dilatation du temps ou de l’espace ne lui fut accordée. Il voit, il annonce, il témoigne, il raconte. Il est l’ultra-contemporain, d’où vient sans doute sa forme de détresse. Puisse l’analyse offrir au prophète poète Jérémie un peu d’écart, de distorsion avec un événement qui l’a trop irradié.
Il y a pourtant du reste un épisode curieux dans le Livre – que Jérémie dicta sans doute à son scribe Baruch ben Nériyya – où on le voit tout simplement traiter d’une affaire foncière avec son oncle Hanamel. Incongruité un peu extravagante au milieu du ravage qui se prépare et de la hauteur du regard posé sur le monde, sinon que peut-être, même pour une très sombre existence comme la sienne, même dans l’immanence de la frappe chaldéenne, le couvercle peut
être levé. La vie matérielle, jamais négligée dans le judaïsme, est aussi importante que les considérations spéculatives. Il y a de l’esprit dans les contrats, il y a du contrat dans le rapport à Dieu. L’analyste s’en fait souvent la réflexion : de devoir payer la séance, de devoir donc travailler pour la payer, de devoir donc s’inscrire dans un échange suffisant avec le monde tel que l’humain l’a produit. Dans une analyse où une vie trouve à se réécrire hors du sillage où elle est prise, le moment pratique du règlement n’est pas le moins important.
Réécrire, l’analyste le remarque en passant, est aussi un motif du Livre de Jérémie. Il y eut deux annihilations : celle du Temple que Nabuchodonosor réduisit en poudre, et, en contrepoint, celle du Livre de Jérémie, que le roi Joïaquin, découvrant la critique ardente qu’il constituait contre le pouvoir, brûla page après page. Le Livre et le Temple brûlent. Mais, au fond, quel est le crime sinistre ? Le Livre, Jérémie le réécrira avec encore plus de détermination. Ainsi fut-il fait des Tables de la Loi. Le Temple aussi sera reconstruit mais bien plus tard et avec une foi diminuée. Le Livre s’approfondit, le culte s’éteint. Le prophète clame le Livre contre l’institution religio-politique. Voilà tout ce terrible judaïsme, et dit l’analyste, profane et ignare de métier : toujours le choix de Dieu, de la Loi, de la Lettre, de la vérité aussi contre le calcaire, contre le bois mort qui finit par toujours s’emparer du pouvoir.
Jérémie porta, comme les autres prophètes, le fardeau de dénoncer son peuple idolâtre au nom de Dieu qui semblait, assez mystérieusement, comme assez souvent – l’analyste le note sans avoir de remèdes –, indulgent envers les puissances qui conduisaient ses membres « comme des moutons à l’abattoir ». Cette formule qui finit une séance passa à la postérité et ne trouva du reste peut-être sa sinistre signification qu’au XXe siècle, suggère justement Élie Wiesel[3]. Il y a toujours un moment déchirant, littéralement, où la logique divine, s’il y en a une ainsi, rencontre les formes concrètes de son incarnation politique. Dieu, à chaque scansion historique, semble aller dans une direction, et les rois, mal conseillés par les cours et les écoles prophétiques complaisantes qui chantent sans fin la gloire supposée inextinguible d’Israël, finissent par aller dans une autre. Le vrai prophète n’est pas un baume, sa nature n’est pas d’être « un prophète-de-la-paix », selon l’expression d’André Neher dans son Jérémie[4], livre sans égal.
Dieu choisit peut-être toujours son propre camp et son propre intérêt, malgré la pulsion suicidaire que lui prête Kafka quand, dans ses aphorismes, il le décrit sur le point de chiffonner son plan apparemment aussitôt réalisé, son pouvoir établi auprès des hommes, la royauté tombe alors dans ce que le texte appelle sans ambages la « prostitution », la collaboration, l’aliénation, y compris à trop de fierté[5]. On voit pousser des rêves d’alliances que font reluire, comme des miroirs aux alouettes successifs et en miroir d’eux-mêmes, les puissants qui jouent toujours cruellement, comme les chats font avec les souris. Et si pour une fois l’Égypte était fréquentable ..., et si au contraire on avait pour une fois la force de résister, une fois l’Assyrie effondrée, au marteau de la Chaldée… Las. Un empire puis un empire puis encore un empire, ainsi tourne sans fin le manège des puissances. Jérémie sut aussitôt qu’il fallait se soumettre sans condition presque à la Chaldée. Que peut une souris contre un tigre ? Le seul espoir n’est-il pas que le fauve la remarque à peine.
Jérémie vécut l’acmé de ce conflit. Ne dût-il pas entendre même Dieu évoquer sans vergogne « notre serviteur Nabuchodonosor » ?
L’analyse du prophète dura un certain temps. Beaucoup d’histoires et de silence l’animèrent. Cet homme d’une profondeur sans pareille se livra sans censure – qui ne fut jamais son mode.
Un épisode, du reste assez mystérieux, se détacha de ce torrent de souffrances. Le Temple fut détruit, incendié, démantelé en 605 avant J.-C. par les Babyloniens. Il fut sans doute un des temples de ce temps où vécurent aussi Bouddha, Lao-Tseu, Zoroastre et où les dieux grecs dansaient encore leur quadrille dans l’Olympe d’Homère six siècles après la guerre de Troie, mais ce fut aussi le principe même du Temple qui fut ébranlé pour toujours. Le Livre de Jérémie, dûment réécrit, sera mis plus haut que la construction. Ce n’était pas tout à fait nouveau : Salomon qui construisit l’édifice merveilleux le coiffa de son Chir HaChirim et mit son chant d’amour au-dessus de la pierre. Le Livre est la vraie demeure. Dieu lorsqu’il sut Son Temple en fumée visita Son Sanctuaire anéanti, et se mit à pleurer. Jérémie ne pleurait pas. Dieu demanda à Jérémie pourquoi alors que Lui, le Roi de l’univers, comparait sa douleur à celle d’un père dont le fils unique serait mort le jour de son mariage. Il lui lança l’ordre d’aller réveiller les Patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, pour la raison qu’ils savaient pleurer.
Jérémie ne pleura pas. Cependant au moment de dire au revoir à ce prophète sublime qui allait mourir en Égypte, l’analyste remarqua qu’au bord de ses paupières coulait, discrète, une larme. Dieu, qui parfois revient sur ses arrêts, fit-il un miracle sur le porche freudien, préférant son prophète à son Temple ? L’eau de cette larme se mua en encre noire. Autant que saint Paul, il eut la folie de croire.
[1] Voir L’éclaireur n° 6 de décembre 2019, Chronique « Sur le divan » de F. Ardeven : Jonas, ni colombe ni faucon.
[2] M. M. Sarr, La Plus Secrète Mémoire des hommes, Philippe Rey, Paris, 2021.
[3] Élie Wiesel, Célébration prophétique, Seuil, Paris, 1998, p 247 et suivantes.
[4] André Neher, Jérémie, Points sagesse, Paris, 1998, [1960].
[5] Voir E. Roudinesco, Soi-même comme un roi, Seuil, Paris, 2021.
Publié le 19/12/2021