Numéro 14 - Retour au sommaire

Le temps des cerises et des césures

Ecrit par Sonia Sarah Lipsyc - Dramaturge et fondatrice de Ora-Connaissance du judaïsme (Montréal)

Le temps des cerises et des césures

Lorsque Otniël junior, fils de Kenaz, m’invita à rejoindre son atelier de lectures et d’écritures ludiques, j’ai cru qu’il était … enrhumé ! Il s’obstinait, en effet, à prononcer OuLiBO un terme que je ne connaissais que sous OuLiPo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle.

- Mais je croyais que c’était une marque déposée, lui ai-je répondu et un cénacle fréquenté que par d’illustres écrivains comme en leur temps … Queneau, Perec, Mathews.

Il est vrai que mes bafouilles dans l’honorable revue de l’Eclaireur m’avait donné quelques lettres de noblesse mais de là à être conviée à frayer avec les plus grands… Y’avait une marge que je souhaitais raturer encore de milles signes d’écritures ! Une vie y suffirait-elle ?

- Nous nous réunissons tous les lundis soir, ce troisième jour de la semaine qui, lors de sa création, fut gratifié - et c’était une première -, de « bon ». Au 7 de  la ruelle de la Cité du Livre entre les rues Légaré et Lavoie.

J’ai cru qu’il plaisantait mais non l’adresse s’avérera bien exacte.

- Il y a juste une période probatoire, me précisa-t-il, durant laquelle tu dois t’initier à nos techniques d’interprétation très anciennes mais je te fais confiance, toi aussi tu as été au Mont Sinaï.

Et il me fit un clin d’œil appuyé comme si j’étais censée connaitre par cœur le verset qui affirmait que toutes les âmes du peuple juif s’y trouvaient : « Et ce n’est pas seulement avec vous qui êtes ici que je passe cette Alliance (…) mais aussi avec qui n’est pas ici avec nous aujourd’hui ». C’était le cas, cet aspect de science fiction de la Torah – et ce passage n’en n’était qu’un des multiples exemples – m’avait toujours fasciné et alors ? Je commençais à trouver suspect ses références récurrentes à la Bible alors que ni lui ni moi n’étions des aficionados de synagogues mais au fond quoi de plus naturel pour un Juif que d’avoir mémoire de quelques fragments. Et même le fait de savoir qu’il ne s’en souvient plus est encore une manière de se les rappeler. Pas d’accord ?

- Ah au fait, l’OuLiBO c’est l’Ouvroir de Littérature Biblique Originale, me dit-il au moment de partir pour ne pas dire me planter là au milieu de… (à compléter par le lecteur.trice).

On se toucha à peine du coude, vu que le hug était tombé en désuétude depuis presque deux ans, victime du virus qui empêchait l’humanité de se faire des bisous, des câlins, de se serrer la pince – j’en passe et des meilleures.

1ère séance : Une Torah en cache des autres

Nous étions une vingtaine de personnes, pas cagoulées, assises en demi-cercle comme au bon vieux temps du Sanhedrin, de sorte que le maitre de séance nous avait tous à l’œil.

- En ce début d’année, dit-il, nous allons procéder comme d’habitude et honorer le premier mot de la Genèse c'est-à-dire le triturer dans tous les sens…. Grâce à la temoura, la permutation des lettres dans un même mot, le notarikon, un mot comme acrostiche, la guematriya, la valeur en chiffre des lettres d’un mot, bref le tsérouf … cet art génial qui décompose les lettres d’un mot ou d’une phrase et les regroupe à nouveau, différemment en usant de ces investigations et d’autres comme…

Les autres termes se perdirent dans le brouhaha de contentement de l’assemblée. En effet, j’avais du pain sur la planche !

- BeRHeYSHiT ... Au commencement. Soit les six consonnes B(ouV), R, H, Y, SH, T.

Et là les propositions fusèrent de partout… « aViY TaSHaR, mon père offre ». Quoi ? Ces versets ? « BaYiT  RHoSH », mettre la tête ou la pensée dans la maison ». De quoi ? De ce texte comme lieu de résidence ?

J’étais sidérée. Des sens enfouis apparaissaient sans qu’une lettre ne soit changée.

Ma voisine, une jeune femme, se pencha vers moi et me chuchota à l’oreille…

BeRHeYSHiT, ce terme en hébreu de six lettres offrirait pour celle ou celui qui serait initié… 720 combinaisons. Chaque mot et phrases déploient leurs lettres et prennent ainsi leur envol.

Mais cette confidence fut interrompue par le maitre de séance.

- Pour les novices dit-il, vous pouvez vous attelez au même exercice mais en français. « au CoMMeNCeMeNT Dieu CRéa LS CieuX eT La TeRRe ». Rappelez vous, ne prenez que les consonnes, les voyelles sont superflues soit CMMNCMNT D CR LS CX T L TRR.

Il ne nous laissa que quelques minutes …et ajouta

- Les mêmes lettres du début, dans le même ordre, CMMNCMNT D CR LS mais césurés et regroupées dans des mots différents de leurs originaux, s’il vous plait.

- o CoMMen Ce MeNT Dieu, CRu, LaS …énonça quelqu’un.

Et l’assemblée opina en appréciant cette entame.

- Un acrostiche pour CMMNCMNT, s’il vous plait ? poursuit-il

Aussitôt un impétrant s’exclama :

Croire

Ou

Mourir

Même

En

Néant

C’est

Etre

Médusé

Et

Naitre

Toujours

Et sans laisser le public applaudir, le maitre de séance enchaina :

- On reprend à partir de  D CR LS CX T L TRR mais dans un autre ordre différent s’il vous plait ?

- eTRe  R,  Lu  T    Ce Dieu X     RoC SouL

Je ne sais comment cette phrase surgit de mes lèvres mais elle exprimait l’ivresse plurielle des sens, l’exégèse devenait notre alliée empruntant à plusieurs langues.  

- Et alors ?! me dit Otniël junior ?

- Pas d’accord que ça s’arrête, lui répondis-je, c’est quand la prochaine séance ?

- La semaine prochaine mais dans un genre différent…

Et il ne m’en dit pas plus.

 

2ème séance : Lire le contraire de ce qu’il y a d’écrit

Cette fois-ci c’était une femme qui était maitre…sssssse de cérémonie.

- Le sens littéral est important mais il arrive que nos Sages l’aient, comment dire, subverti. Ainsi nous allons demander à notre camarade Arielle récemment adoubée oulibienne, ceinture violette, de nous faire un résumé de la situation philologique et juridique de ce verset : « Œil pour œil et dent pour dent » dans Exode 21;24, notamment car il récidive plus d’une fois dans la Torah.

Ma voisine justement se leva et proclama :

- Tout le monde connait ce verset sans appel que nos sages dès l’Antiquité ont pourtant déconstruit. Ils ont mis un terme à cette vendetta prête à défigurer les visages. Ainsi, ils ont exigé que celui qui avait blessé l’autre le dédommage financièrement pour l’handicap occasionné, la perte du revenu durant la période de convalescence, le prix de la douleur, le coût des frais médicaux.

- Presque mieux que la Sécurité Sociale me murmura un voisin à l’oreille.

Faut croire que j’attirais les chuchotements.

- Pour le coup, on s’en est bien sorti, s’exclama la ceinture violette, mais qu’en est-il d’autres violences comme par exemple toutes les mises à mort énoncées dans le texte? Par la lapidation, le feu et la strangulation …

Rien qu’en l’écoutant, je crus m’évanouir…

- A quelles occasions sont-elles proférées ?

- Profanation du shabbat disait l’un. Dead ! répondait un autre. Adultère. Dead ! Sorcellerie. Dead !

La discussion s’animait entre les uns et les autres : - Pour que quelqu’un soit passible de la peine de mort, il fallait qu’il soit expressément averti de la gravité de son acte avant qu’il ne le commette par deux témoins. – pourquoi un tiret ? On disait que si un « Tribunal réussi à mettre mort plus d’un fauteur, tous les 70 ans, c’était un tribunal meurtrier ». Et alors ? - Ces menaces de mise à mort étaient donc plutôt symboliques afin de souligner la gravité du meurtre. Pas d’accord ?

Mais la salle continuait tout de même à s’agiter, elle n’oubliait pas que Badinter était juif, et donc les lots de consolation pré-mentionnés ne passaient pas encore très bien.

Vu le vacarme, la maitre…sssse de cérémonie reprit la parole :

 - C’est ce que nous verrons la prochaine fois.

3ème séance : Lecture anachronique de la Torah mais qu’est-ce que ça fait du bien !!!!!

J’étais plus qu’à l’heure, je trépignais. Ces séances m’étaient devenues indispensables. Point besoin de m’accrocher, j’étais devenue « addict » à l’étude juive oulibienne qui me semblait en fait assez fidèle à l’originale. Et j’aspirais moi aussi à une ceinture colorée. Orange peut-être ?

Un couple menait la séance en duo et parlait en alternance :

- Il est difficile de juger un texte à l’aune de nos exigences d’aujourd’hui.

- Mais il est difficile de les ignorer.

- Plus d’une fois la Torah était en avance sur son temps. Songez à l’instauration du jour de repos une fois par semaine, le shabbat, que les Romains voyaient comme un signe de paresse des Juifs. 

-  Etre en avance, il y a vingt et un siècles n’est pas un blanc seing pour l’immobilisme d’aujourd’hui

J’avais l’impression en les écoutant qu’il s’agissait des Dupont des albums de Tintin (sauf que l’un s’était transformé en femme) et qu’ils s’étaient échappés jusqu’ici sans arrêter de se chicaner.

- La Torah est intemporelle.

- Oui mais « elle n’est plus dans le ciel » comme le dit si bien le verset !

- Donc il appartient aux hommes

- Et aux femmes…

- De chaque époque d’y trouver un sens

- Et de mettre à jour des dispositifs ingénieux de la loi juive

- Dans l’héritage de nos traditions 

Ils étaient tombés d’accord car ils prononcèrent en chœur tous les deux cette dernière phrase.

Se tournant vers l’assemblée, ils proposèrent de travailler en petit groupes et de plancher sur des thématiques « sensibles » de la Torah.

Je fis un tour pour écouter ce qui se disait :

- « Une femme est acquise de trois manières »- Acquise ? Est-ce un bien ? – Moi aussi, je veux bien mettre la bague au doigt à mon promis.

- Attends, si je comprends bien c’est l’homme seulement qui donne le divorce. Ça s’appelle une répudiation ! Et il peut faire lanterner durant des années sa femme. – Oui et entre temps, si elle connait quelqu’un d’autre, elle est adultérine et ses enfants… -Alors que lui peut batifoler à sa guise avec toute autre femme à condition –qu’elle ne soit pas mariée, bien sûr, - et engendrer comme bon lui semble. Diantre !

- Mais quelle est ma place dans le judaïsme si je préfère les femmes, dit l’une, ou les hommes, dit un autre ? Je devrais renoncer à mon identité (en chœur) ?!!!!

Je n’arrêtais pas d’éternuer… C’était une réaction à toutes ces lectures, elles ouvraient tant d’horizons. En tout cas, je n’aurais jamais cru qu’un rhume qui n’en n’était pas en fait un, m’amènerait à autant d’atchoums. Et alors ? Pas d’accord ?

Casting des sources :

- On retrouve l’ancêtre d’Otnïel  dans Josué 15:17 et l’on dit à son sujet qu’il s’empara de Kiriat Sepher, littéralement la cité du livre. Qu’est-ce à dire ?  « Il s’agit des lois qui avaient été oubliées pendant les jours du deuil de Moïse et que Otnïel fils de Kénaz retrouva la force de son esprit ». Traité Temoura 16a du Talmud de Babylone (T.B).

- « Bon », le terme, en effet apparait pour la première fois  à propos de la création du 3ème jour dans Genèse 1:10-12-13 ; c’est pourquoi certain.es y voyant un signe de bonne augure, choisissent de se marier ce jour-là du lundi soir au mardi à la tombée de la nuit mais attention la formule n’est pas pour autant fiable à 100% (j’sais de quoi je parle).

- « Toutes les âmes (d’Israël) étaient au Mont Sinaï », parole de rabbi Abahou au nom de Rabbi Shmuel fils de Nahmani sur Deutéronome 2:13-14, rapportée dans le Midrach Tanhouma sur la péricope Nitsavim, paragraphe 3 et là je mets un point.

- Pour comprendre les anagrammes et césures du mot BeRHeYSHiT, je rappelle que le Beith peut se lire Veith, Rèch égal à lui-même, Aleph translittérarisé H, Shin égal à lui-même et que le Youd même s’il prolonge ici apparemment une voyelle n’en reste pas moins une consonne. Capito ?

- Ces quelques lignes sur les déclinaisons du premier verset en hébreu et ses multiples combinaisons sont extraites et inspirées du bel ouvrage de Pierre-Henri Salfati, Le premier mot, « Au commencement… », Fayard, Paris, 2021 notamment les pp. 137-145

- Pour les indemnités après avoir blessé quelqu’un voir le traité Baba Kama 83b du T.B.

- Pour les raisons d’un mises à mort voir respectivement, par exemple : Exode 31:14 (shabbat), Lévitique 20:10 (adultère) et Exode 22:17 (sorcellerie).

- Pour le tribunal dit « meurtrier » voir la parole de Rabbi Eliezer dans le traité Makot 7a du T.B

- « Elle n’est pas ou plus dans le ciel ». Qui la Torah ? Ah bon ? Oui, c’est écrit dans Deutéronome 30:10.

- « La femme est acquise de trois manières, etc..» ay ay ay c’est dans le traité Kiddouchin 1:1 du T.B. Oui mais il n’y a pas écrit qu’on l’acquière, nuance… Et alors ? Pas d’accord !

Publié le 18/02/2022


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=410