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Comment lire un texte qui en lit un autre ?

Ecrit par Bitya Rozen-Goldberg - Rabbin, enseignante à Ta Shma, Beit Midrash indépendant à Jérusalem

Certaines fois, pour saisir ce que fait le Talmud, il faut peigner le texte à rebrousse-poil, car ce que le Talmud partage le moins est justement sa démarche. Réflexion sur une méthode d’étude du Talmud.

Etudes du Talmud. Le Talmud est une œuvre vaste et complexe qu’on a étudiée de façons très variées suivant les époques et les lieux.

Au XIIe et XIIIe siècles, les Tossafistes ont une approche harmoniste. Ils pointent les lacunes, les contradictions, les fragilités du texte et y répondent en construisant un cadre légal dans lequel les contradictions apparentes n’en sont pas. Les méthodes espagnoles de la même époque usent de la pensée créative ou de la logique aristotélicienne dans un but : l’établissement de la loi.

Au XIXe siècle, des outils d’étude scientifiques et historiques sont rassemblés en une méthode unique : la méthode critique. Ces outils extrêmement sensibles au texte vont donner naissance à une grande variété de démarches d’étude, historique, philosophique, légale et philologique notamment. Ces approches puisent dans le texte talmudique des informations qui nourrissent leur propos : qui une conclusion légale, qui un concept transcendant, qui une logique atemporelle, qui une connaissance historique. Et toutes ces informations ou  concepts  s’associent pour former les briques de réflexions philosophique, historique ou légale qui se disent à l’extérieur du Talmud.

Quasiment au même moment, et magnifiquement présentée par Emmanuel Bloch dans le numéro précédent de L’éclaireur, l’école lituanienne veut révéler la transcendance de concepts juridiques sous-jacents à la loi. Et là encore, le sujet principal n’est pas l’unité textuelle en tant que telle mais l’analyse abstraite de concepts légaux et des rapports qui existent entre eux. Or cette manière de faire est précisément ce qui relie les façons d’étudier le Talmud depuis l’époque des Tossafistes : le fait que toutes partent du texte pour servir un sujet qui se trouve au-delà du texte.

Refus du texte établi. En utilisant les outils scientifiques et historiques, on s’est peu à peu demandé s’il était possible d’étudier le texte pour le texte, en tant qu’œuvre littéraire, collective et anonyme. Facile à dire ? En pratique, l'application de cette méthode est infiniment plus ardue et sinueuse qu’il n’y paraît.

Il y a plus de quarante ans, Shamma Friedman, professeur au Jewish Theological Seminary et à l’Université Bar Ilan, a codifié ce qui est devenue la base d’une nouvelle façon d’étudier le Talmud : la méthode littéraire. On commence par délimiter une unité d’étude, puis on étudie les sources qui la constituent (Michna, Tossefta, Midrash, etc.) et on analyse ensuite comment le Talmud coud avec ses sources une nouvelle œuvre créative. Enfin, il faut comprendre comment le débat légal, les versets, les citations, les récits... s’imbriquent et se complètent, pour révéler la puissance d’un processus légal, d’idées, de réflexions et de critiques.

Cette méthode a comme paradigme le refus de fuir le texte. Elle va donc se poser en permanence la question : que fait le texte ? que fait le Talmud ? La difficulté étant que pour répondre à cette question, il faut peigner le texte à rebrousse-poil. Car s’il est une information que le Talmud partage le moins, c’est justement le fond de sa démarche. Le texte nous cacherait-il quelque chose ?

Une histoire de cour. Voici comme exemple une célèbre unité talmudique. Posons le contexte : les gens habitent dans des unités d’habitation construites autour de cours, lesquelles sont des espaces collectifs résidentiels. La Michna, dans le traité Baba Batra (1,5), indique qu’il est nécessaire de faire à la cour un portail qu’on puisse fermer, au point de pouvoir forcer un habitant de la cour à participer à sa construction.

כּוֹפִין אוֹתוֹ לִבְנוֹת בֵּית שַׁעַר וְדֶלֶת לֶחָצֵר.

On force une personne à [participer] à la construction d’un portail et d’une porte à la cour.

La voix anonyme du Talmud s’interroge sur cette Michna (Baba Batra, 7b) et pose une question étonnante : si la Michna oblige un habitant de la cour à participer à la construction du portail, serait-ce qu’elle considère positivement la construction d’un portail ?

לְמֵימְרָא  דְּבית שַׁעַר מַעַלְיוּתָא הִיא?!

Et le Talmud continue et nous raconte une histoire :

וְהָא הַהוּא חֲסִידָא, דַּהֲוָה רָגִיל אֵלִיָּהוּ דַּהֲוָה מִשְׁתָּעֵי בַּהֲדֵיהּ, עֲבַד בֵּית שַׁעַר – וְתוּ לָא מִשְׁתָּעֵי בַּהֲדֵיהּ!

Il y avait cet homme pieux, avec qui Éliahou (le prophète) avait coutume de parler. L’homme bâtit un portail et Éliahou ne lui parla plus !

La raison pour laquelle Éliahou a arrêté de parler à l’homme est simple : depuis qu’il y a un portail (et une porte), il lui est impossible d’entrer dans la cour.

L’unité talmudique s’ouvre donc de manière tout à fait classique sur une contradiction entre deux sources : la Michna et une histoire. La Michna oblige à participer à la construction du portail et l’histoire critique le fait de construire ledit portail. Suivent quatre explications pour résoudre l’apparente contradiction.

Le Talmud résout la contradiction en proposant qu’il existe deux sortes de portes, une autorisée et une autre vivement déconseillée. L’unité talmudique ne nous en dira pas plus. Le Talmud ne nous révélera pas ce que nous cherchons, à savoir, « ce que le Talmud fait ».

Pour saisir ce que le Talmud fait, retraçons le chemin parcouru : au départ la Michna oblige un habitant de la cour à participer à la construction du portail. A l’arrivée, la seule manière légitime de construire un portail est de laisser la clef à l’extérieur de la porte. Et si on laisse la clef à l’extérieur, c’est que la porte ne sert à rien…

Le Talmud relit et soumet la Michna. Le Talmud a, dans les faits, neutralisé la Michna par l’intermédiaire de l’histoire. Il a préféré l’histoire à la Michna parce qu’il poursuit un intérêt complètement différent de celui de la Michna. La question que le Talmud pose ici est une question de point de vue : est-ce qu’on adopte la position des gens qui habitent la cour et qui veulent, légitimement, surveiller leur propriété ? Ou est-ce qu’on se met à la place de ceux qui sont à l’extérieur et qui ont besoin d’entrer dans la cour pour travailler, demander l’aumône ou trouver un toit pour la nuit ?

A partir du moment où le Talmud fait glisser le regard de la lectrice ou du lecteur de l’intérieur à l’extérieur de la cour par l’intermédiaire de l’histoire, il transforme l’éthique de la Michna. Il fait cela au moyen d’une série de quatre explications et, au bout du compte, il soumet la Michna à sa nouvelle éthique. Aux côtés des approches légales et philosophiques, la démarche littéraire révèle la puissance et la résonance de la révolution silencieuse qui s’opère ici. Le Talmud manœuvrant de sorte qu’on ne se rende même pas compte que le point de vue du narrateur a changé et qu’une question de protection de la propriété privée s’est métamorphosée en une question de protection des plus faibles.

Publié le 20/12/2018


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