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Noun : la lettre des mutations

Ecrit par Frank Lalou - Calligraphe

Noun : la lettre des mutations

 

Frank Lalou. Calligraphe

 

L’habitude des exégètes de l’alphabet hébraïque est de le « saucissonner », lettre par lettre. Un essai sur l’Aleph, puis un autre sur le Beth, ainsi de suite jusqu’au Tav. Pourtant, il ne faut pas penser les signes de notre culture dans une contiguïté mais bien comme une continuité.

 

Chaque symbolique prépare la symbolique de la lettre qui suivra. Ainsi, l’Alephbeth devient un véritable chemin initiatique et peut nous guider vers une meilleure connaissance de soi et du monde.

La place du Noun après le Mem est hautement significative. Le Mem prépare la venue du Noun.

Il est tout d’abord la matrice amniotique dans laquelle le poisson Noun, c’est l’étymologie de la lettre, trouvera un accueil propre à sa mutation. Mem, comme dans presque toutes les langues du monde, nous parle du maternel, de l’utérus qui engendrera dans le secret de ses entrailles le mystère de la vie, et nous plongera, même encore aujourd’hui malgré notre profonde connaissance de l’embryogenèse, dans un pur émerveillement. Cette paroi « matriciante » est toute patience, elle prend le temps de donner du temps au temps. Neuf mois pour former un enfant, pour le faire passer du Eyn Sof à notre monde, Malkhout. Quarante ans pour que l’âme après avoir traversé les épreuves, bonnes et terribles de la vie, puisse accueillir la lumière du Zohar. Les maîtres nous apprennent que le fœtus dans sa bulle d’amour est nourri par les questions que porte la lettre Mem : Mi, qui, Ma, quoi, , d’où, Mataï, quand, LaMa, pourquoi. Ainsi, au commencement, et avant même les commencements, la question nous taraude, nous maintient en vie et nous donne le désir de savoir ce qui se cache au-delà de la prochaine colline en forme de point d’interrogation.

Le Mem est l’artisan de la formation de la chair qui pensera. Le Noun qui suit est aussi sous le signe de l’eau, puisqu’il est le Dag, le poisson. D’abord on creuse un lac, puis on y dépose la vie furtive du poisson. Cette vie grouillante sous les eaux interrogeait les Hébreux du désert. Ils nomadisaient dans un Sinaï, aux rocs secs, aux acacias secs, aux wadis secs et à peine se penchaient-ils dans la voisine mer Rouge qu’une vie pullulait sous ses eaux. Une vie aux couleurs vives, pléthoriques, aux poissons d’argent, aux anémones kaléidoscopes, aux roches aux mille verts. Leur désert était peuplé de scorpions, de lézards et de serpents venimeux, et leur mer était une source de sensations infinies.

Noun est vu dans la tradition comme le symbole de la vie spirituelle. Noun, le poisson vit dans un univers où nous mourrions sans tarder. De ses branchies, il respire là où nous expirerions. Ainsi la métaphore s’offre à l’âme du poète rabbin, s’il existe un monde aquatique létal pour nous aujourd’hui, il existe un monde spirituel, ‘Olam Aba et ‘Olam Azé confondus, qui peut paraître impossible d’atteinte pour une conscience triviale mais peut être visité par l’homme ou la femme qui acceptent ses lois, sa physique, ses métamorphoses. Le poisson Noun, nous enseigne qu’à l’humain spirituel peuvent apparaître des branchies afin qu’il puisse vivre les merveilles d’autres dimensions.

Le Noun, qui est d’ailleurs une lettre formée en partie avec un Zayin, nous chante la puissance d’une mémoire. Quelle mémoire ? Celle de l’immersion primordiale. Nous engageons nos vies dans des quêtes, dans des voyages, des recherches perpétuelles, à la manière des traqueurs de trésors, alors que nous n’avons jamais cessé de nager dans la présence de YHWH-Élohim. Avant Torricelli, les hommes ignoraient qu’ils respiraient de l’air, que l’air était un gaz et non un éther abstrait. De même, le poisson sait-il qu’il respire de l’eau ? Ainsi Noun nous invite en permanence à nous souvenir de la présence, la Shékhina.

Noun nous demande donc de notre vivant de préparer notre mutation. De laisser croître des branchies spirituelles afin de respirer librement un fluide que nous ne percevions pas encore. Cette mutation nécessaire pour accueillir un jour la vaste mutation messianique qui nous fera sauter dans un tout nouveau paradigme. Le Noun est aussi considéré comme la lettre du Messie, celui qui croît et multiplie.

 

Une célèbre blague juive illustre bien cette capacité qu’ont les Juifs à envisager ce changement drastique de paradigme :

Les astrophysiciens de la Nasa annoncent qu’une météorite va s’écrouler dans l’océan Pacifique et noyer toute la planète dans les trois jours à venir. Suite à cette terrible nouvelle, Joe Biden, à la télévision, demande à ses concitoyens de mourir fièrement en dignes Américains. Emmanuel Macron, de son bureau à l’Élysée, exige de tous les Français de fraterniser d’ici trois jours avec tous nos voisins avant de sombrer dans le raz de marée qui vient. Le pape François de la place Saint-Marc bénit tous les peuples, prédit l’apocalypse et demande aux chrétiens de remettre leur âme à Dieu. Naftali Bennett sur la tayelet de Tel-Aviv s’adresse aux Juifs du monde entier : chères Juives et chers Juifs de tous les pays, un grand déluge va submerger la Terre d’ici trois jours, eh bien vous avez trois jours pour apprendre à respirer sous l’eau !

 

L’ordre alphabétique offre une nouvelle leçon : Mem et Noun, en hébreu, forment le mot Manne, cette nourriture tombée du ciel pour le bien-être et la conservation du peuple dans le désert. La Tora, elle-même, fournit l’étymologie : « qu’est-ce que cela ? » מָן הוּא. Ainsi la combinatoire Mem, Noun, la Manne, nous prépare à nous nourrir certes de bonnes chères mais surtout de l’émerveillement des questions et des changements.

 

 

 

 

Publié le 17/01/2022


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