Numéro 14 - Retour au sommaire

Vivre avec un traumatisme

Ecrit par Entretien avec Oren Or Bittoun


Diriez-vous que le syndrome post-traumatique, c’est quand le passé empêche de vivre correctement le présent et handicape aussi le futur ?

Oui, dans un sens. Le syndrome post-traumatique, c’est une marque, une cicatrice, pas dans votre corps, mais dans votre âme. Ça ne s’en va pas… Jamais. On peut juste s’arranger pour vivre avec, mais difficilement. C’est un défi quotidien. Un jour, vous êtes serein, le suivant vous êtes triste. Un jour, vous êtes heureux, et le lendemain vous voulez mettre fin à vos jours. Il faut sans cesse se contrôler. La première chose pour aller mieux, c’est d’être occupé. À faire du bien aux autres. Car pendant que vous aidez quelqu’un et que vous faites du bien, cela répare la cicatrice de l’âme dont je vous parlais. C’est ce que j’essaie de faire avec mon association, avec le livre que j’ai écrit ou en répondant à vos questions.

Est-ce la mémoire qui est le cœur du syndrome post-traumatique ? 

Le « post-trauma » c’est un puzzle. De petites choses éclatées qui empêchent de vivre une vie normale. Le souvenir, c’est le déclencheur des problèmes. Mais il y a d’autres choses à côté. Donc quand on s’occupe de gens qui ont un choc post-traumatique, on ne peut pas traiter uniquement la mémoire traumatique, c’est un tout.    

 

Quand avez-vous découvert votre propre traumatisme ? 

J’étais dans l’armée, dans l’unité des Infiltrés en Cisjordanie, à l’époque de la première Intifada. On était une très petite équipe spécialisée qui attaquait les terroristes chez eux, dans leurs bases, avant qu’ils viennent attaquer des civils israéliens. On recevait des renseignements du Shabak*[1] et on y allait. Quand j’ai quitté l’armée, je ne me rendais pas compte que j’avais un syndrome de choc post-traumatique. Je comprenais que j’avais un problème mais pas précisément ce que c’était. Personne ne m’avait expliqué. J’ai donc fait comme tous les soldats, je suis parti en voyage. Aux États-Unis, en Angleterre, en France, en Suisse. Partout. Je ne voulais pas rester en Israël, je m’y sentais mal.

Le jour qui a tout fait basculer, c’est le 26 août 1992. J’ai vu Elie Avraham, mon officier commandant, mourir juste à côté de moi. On était à Jénine et on combattait deux terroristes. Je devais mobiliser mon équipe pour les combattre, mais ce jour-là Elie est venu et il m’a dit : « Je passe devant et toi tu seras mon second. » Et là, il se prend une balle dans la tête et meurt. Laissant derrière lui sa femme et un bébé de 6 mois. C’était insupportable pour moi et j’ai songé au suicide. J’avais 21 ans. Je suis rentré chez moi, j’ai pris mon arme, l’ai mise sur ma tempe, décidé à tirer et j’ai récité la prière : « Chéma Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est un. » Juste à ce moment-là, ma mère a entendu le bruit de l’armement du pistolet et ma prière… Elle a couru dans ma chambre, m’a sauté dessus, mon arme est tombée par terre et la balle est partie… Je ne suis pas passé loin. Deux-trois mois après, j’ai quitté l’armée et suis parti au Congo entraîner leurs soldats. On était en 1993-1994. J’ai fait plein de choses ensuite, mais, absolument toutes les nuits, je souffrais, je transpirais et ne dormais pas. Je hurlais le nom de mon commandant. Je revivais la scène. Je hurlais : « Tirez ! Tuez-les ! On doit tirer ! » J’avais du mal à respirer et tous les symptômes du syndrome post-traumatique, mais je ne savais même pas ce que c’était. J’essayais juste de continuer ma vie.

En 1997, je me suis marié et nous sommes partis vivre à Londres. On a eu notre premier enfant et j’ai commencé à travailler comme coiffeur pour Toni & Guy. Quatre ans plus tard, je suis devenu directeur artistique de la marque et j’ai déménagé à Paris. J’ai un passeport français et mon deuxième fils est né en France. Je travaillais boulevard Saint-Germain, on a ouvert la deuxième franchise et tout allait bien ! En 2005, je décide de revenir en Israël. J’ouvre mon salon, à Herzliya Pitua’h, avec mon associé, Kobi. Rappelez-vous qu’on est déjà seize ans après mon départ de l’armée. Un soir, je rentre à la maison et m’assois sur le canapé pour regarder la télé. Et je me retrouve soudain transporté à Jénine, le soir où mon commandant est mort. J’ai l’impression que quelqu’un veut me tuer et m’étrangler, je me débats et fais la même chose. Et là j’ouvre les yeux et voilà que je suis en train d’étrangler ma fille de 6 ans… J’ai failli la tuer. Alors ma femme me dit : « Oren, tu dois te faire soigner immédiatement. Sinon, je divorce et m’en vais avec les enfants ! » De nombreuses personnes atteintes de post-trauma sont divorcées parce que c’est très dur pour leur famille et que personne ne les aide. Au mieux, on aide celui qui a le syndrome mais ni sa femme ni ses enfants. Je suis allé voir le psy de mon unité qui a été le premier à me dire que j’étais atteint du syndrome post-traumatique et à m’expliquer ce que c’était. Personne ne l'avait fait avant, ni l’armée ni un médecin. Vous savez combien de dégâts j’ai fait en seize ans ? Et pas juste à moi… à ma famille, à mes amis, mon entourage.

 

Pensez-vous qu’en Israël on refuse de reconnaître le choc post-traumatique parce qu’on veut se montrer forts et éviter de laisser paraître les syndromes de victimes ? 

C’est possible. Israël a traversé de nombreuses guerres et lutte contre le terrorisme depuis sa création. Mais cela n’excuse pas tout. Le département de la Défense considère les individus atteints de post-trauma comme des retardés et des fous, ce n’est pas acceptable ! Ils ont combattu pour le pays, on ne doit pas les laisser tomber. Certains ont l’air d’aller bien en surface mais s’effondrent dix ou quinze ans après la guerre. Le problème du syndrome post-traumatique c’est qu’il est invisible. Ce n’est pas comme avoir perdu une jambe, mais cela ne fait pas moins de dégâts ! L'État ne veut pas gérer cela et c’est inadmissible. On ne peut pas se mettre la tête dans le sable et faire comme si on ne voyait rien et dire que ça passera. Au contraire, il faut faire face et comprendre que plus on attend en faisant comme si de rien n’était, plus cela empire. Et au moment où ça explose, c’est dramatique. Regardez Itzik Saidian, le soldat golani qui s’est immolé par le feu. C’est affreux ! Il voulait pousser un cri, personne ne l’a écouté. Alors il a trouvé un moyen violent de se faire entendre.

Diriez-vous tout de même que la situation s’est améliorée ces dernières années ? 

Oui. Depuis 2008-2009, je fais avancer la reconnaissance du syndrome post-traumatique partout où je peux : à la télévision, à la radio, dans les journaux, en faisant des conférences dans le monde entier. J’ai écrit un livre, Powder Keg, et j’en écris un deuxième. Car chaque fois qu’on parle de cette maladie, qu’on décrit son fonctionnement et ce qu’on peut faire pour s’en sortir, on évite le prochain suicide ou le prochain accident grave. C’est pour cela que j’ai créé notre association, afin que les soldats aient un endroit où aller, des personnes à contacter. 

En 2018-2019, au début de Trauma4Good, un soldat, Ophir, est venu me voir en me demandant de l’aider. L’association venait d’être créée. Je lui ai dit : « Écoute, mon frère, on n’a pas encore un centime, mais promis, dès qu’on reçoit les premiers dons, ils seront pour toi ! » Je lui donne mon livre, je l’embrasse et le quitte avec des paroles d’encouragement, lui disant de m’appeler s’il a besoin de quelque chose. Deux semaines après, j'ai reçu un coup de fil et j’ai appris que ce soldat de 24 ans, qui servait comme garde-frontière, s’est tué en sautant du 14e étage. C’est ça, le syndrome post-traumatique. Où est l’armée dans ce cas ? Où est l'État ? Je m’en suis voulu, je ne pensais pas qu’on le perdrait si vite. Mais on l’a perdu ! C’était un gamin. On est coupables et on doit agir pour que ça n’arrive plus.

Certes, les choses vont mieux, les gens commencent à comprendre ce que c’est que cette maladie. Et avec l’association on avance, on a de plus en plus de dossiers. Quand les soldats me voient vivre avec mon syndrome, ils se disent qu’eux aussi ils peuvent y parvenir, avoir un métier, une famille. Cela leur donne de l’espoir. Et ce n’est pas parce que je critique le traitement du post-trauma dans l’armée ou le pays que je n’aime plus Tsahal ou Israël ! Au contraire, c’est parce que je les aime ! Je continue à aller dans les écoles pour motiver les jeunes qui hésitent à faire leur service.

On est une famille de combattants. Pourtant, nous aussi on a perdu une jeune fille, une cousine, très jeune. J’ai un frère qui était golani pendant la guerre de Kippour, un autre était médecin combattant, le troisième était dans l’armée de l’air, et j’en ai un autre dans le renseignement. Mon fils aîné aussi a fait une unité d’élite. Ma fille vient juste de finir son service comme garde-frontière. Et j’ai un autre fils qui doit intégrer Tsahal dans quelques mois. On est là pour servir et pour garder le pays. Parce qu’on n’en a qu’un seul.        

Le succès de Fauda vous aide-t-il à mieux expliquer la réalité et le danger de ce que vous avez vécu et de ce que vivent les soldats ? 

Fauda c’est de la fiction, moi c’était ma vie. Il y a des choses réalistes dans la série c’est vrai, et d’autres qui le sont moins. Ce qui est sûr, c’est que ce que nous avons fait était bien plus dur et plus dangereux que tout ce qu’on voit dans cette série. Et, à mon époque, nous avions des missions quotidiennement. Un jour, j’étais un étudiant, le lendemain j’étais déguisé en femme, le surlendemain en vieillard. On était sur le qui-vive en permanence.  

Aux États-Unis aussi, ils ont de très nombreux soldats atteints de post-trauma et des tas de suicides, et l’armée américaine ne sait pas trop non plus comment réagir…

Oui, ils ont chaque année plus de 8000 soldats qui se suicident. La plupart à cause du syndrome post-traumatique, soit vingt-quatre par jour. Et là aussi on ne donne pas toujours la raison. La différence, c’est que les soldats américains sont des militaires de carrière, alors qu’en Israël où le service est obligatoire ce sont juste des jeunes de 18 à 21 ans qui n’ont pas eu le choix et n’ont rien demandé.

De quoi êtes-vous le plus fier cette année avec Trauma4Good

Cette seule année, on a instruit trente dossiers. Les personnes concernées sont prises en charge, se soignent, reprennent une vie normale. Même Shir Peled, qui était la première femme infiltrée des gardes-frontières il y a déjà vingt ans, ignorait qu’elle souffrait d’un post-trauma. On a trouvé des combattants de plus de 30 ans qui ne savaient pas qu’ils en étaient atteints. Il y a même parmi eux un Bédouin, un Druze et un combattant de la guerre de Kippour. On s’occupe de tous les soldats. On n’est cependant pas là pour remplacer les services de l’armée, on est là en complément. Pour détecter les syndromes et les faire reconnaître. En Israël aujourd’hui, il n’y a que 5300 combattants officiellement reconnus comme atteints du syndrome post-traumatique. Et, en réalité, il y en a entre 50 000 et 100 000. On doit tous les aider à revenir à une vie normale. 

 

 

[1] *Service de sécurité intérieure israélien, NDLR.

Publié le 31/01/2022


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