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Le devoir de futur : le désir responsable

Ecrit par Paul-Laurent Assoun - Professeur émérite de l'Université de Paris, président du Conseil scientifique de l'Institut Elie-Wiesel et de l'Université Sigmund-Freud (SFU) Paris

« En avant », cette locution adverbiale ou prépositionnelle désigne « un mouvement directif local ouvert dans la direction où l’on va, où l’on regarde ». Il faut garder à l’esprit cette série qui combine les idées de mouvement, d’orientation et de regard.

 

Spectroscopie d’une locution

Pour simplement se déplacer, il faut regarder devant soi et au loin, donc s’anticiper et se « futuriser ». Même si l’on ne sait pas où l’on va, il faut supposer qu’il y a un « devant » et un « avant ». « On va bien plus loin, quand on ne sait pas où l’on va… » Propos attribué à Cromwell, le révolutionnaire anglais, et apprécié de Freud. En revanche, « se mettre en avant » montre la tournure péjorative, renvoyant à une présomption exhibitive, vouloir centrer l’attention sur soi, de façon factice. C’est différent de l’éclaireur, celui qui part en reconnaissance pour ouvrir le chemin (qui, autrement, resterait fermé comme un mur !). Mais, au sens noble, c’est une sorte d’« espion du futur », puisqu’il « va au contact » pour ouvrir la route. « Mettre en avant des idées », c’est s’essayer à faire progresser les choses, au lieu de faire du surplace. Mais surtout pour ne pas avancer à l’aveuglette. Se tenir pour responsable, c’est pouvoir rendre compte de ses actes comme siens, en donner « réponse » (responsa). Est responsable, dit la langue, qui répond de ses actes.

     Cela va bien au-delà d’une morale conventionnelle, car à bien y prêter attention, je ne suis responsable que si je conçois mes actes comme faisant histoire. Une vie irresponsable est une suite d’actions juxtaposées. Il y a histoire dès lors qu’elle est tenue par le fil rouge d’une continuité subjective, en lien avec une instance de l’Autre, devant lequel on se reconnaît éthiquement responsable. « Sois responsable ! » n’est pas qu’une vertu sociale, c’est une dimension symbolique. Nous tenons donc le nœud de la problématique en cause.

 

Sidération et désidération

On connaît un personnage biblique qui n’a pas su regarder devant soi, qui s’est retourné : c’est la femme de Loth, qui eût dû se dé-tourner du passé sodomien et à qui l’on a bien signifié qu’il ne fallait à aucun prix regarder derrière et laisser le passé se consumer (Genèse 19,26). Ce surplace sera lourdement puni, soit la pétrification en colonne de sel. De même, dans la mythologie grecque, le nommé Orphée, parti aux enfers retrouver sa bien-aimée Eurydice qu’il avait pu grâce à son art arracher à l’empire de la mort et qui ne sut pas résister à la tentation fatale là encore de regarder en arrière. 

Le texte biblique semble vouloir souligner la nécessité d’endosser la marche en avant, de ne pas rester capté dans le passé, forme d’aliénation à la jouissance, en sorte qu’on se barre le chemin à soi-même. Réinventer son chemin pour vivre son exil. Sans se laisser fasciner par l’incendie qui ravage cette ville maudite, laissant à la puissance divine le soin de s’en occuper, pour avancer vers sa propre histoire et aspirer à un demain, qu’il chante ou pas. Pas d’avancée sans confiance en l’Autre.

 Il y a un lien entre la disparition de la mère figée, laissant le groupe familial décomplété, et le passage à l’acte incestueux des filles sur la personne du père Loth. L’inceste est une pathologie du même. La faute de la mère se retournant indûment et les filles « tournant mal », même avec des intentions de repeuplement de la terre, crime le plus irresponsable.

        

L’idole, pilier de l’irresponsabilité

L’idole, elle, ne bouge ni ne parle. Elle exprime une pétrification ou « êtrification », exprimée par la fixité de son regard, qui revient à une absence, regard vitreux, « en dedans », sans avenir. C’est ce que les prophètes juifs dénoncent implacablement et inlassablement. De même, l’homme du ressentiment, crispé sur son rejet immémorial, n’a pas d’avenir. Est-ce un hasard si le Premier commandement ou Première parole rappelle la libération, l’émancipation par l’Autre divin :« Je suis l'Éternel, ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Égypte, de la maison de servitude » (Exode 20,3). L’héritage du peuple juif dérive de cette avancée et de ce départ vers un Ailleurs. Pour sortir de la servitude, il faut croire à son futur, celle de la « Terre promise ». « En avant !», c’est la signification du geste de Moïse en réponse à l’Appel divin, au moment bouleversant de cet exil salutaire, arrachement du lieu de l’esclavage. On pense à la scène de Cecil B. DeMille qui, au-delà de l’imaginaire hollywoodien, figure de façon saisissante les portes du désir qui se rouvrent. C’est le moment où le peuple juif même se met en marche « comme un seul homme ». Fini pour l’esclave de regarder ses chaînes, de les traîner toute son existence : le désir d’émancipation est un regard sur un futur nécessaire, quoique encore indéterminé.C’est « l’échappée belle », le désert combinant l’idée de désolation à celle de liberté. Mieux vaut être libre dans le désert qu’enfermé dans la geôle. Responsabilité envers son désir de Loi donc.

 

De la mélancolie à la responsabilité de l’histoire

Voyons ce que nous dit la clinique de l’inconscient. La psychanalyse nous aide à en saisir les enjeux pour le sujet. S’il y a un sujet pour lequel cette jaculation verbale « En avant ! » reste lettre morte, c’est bien le mélancolique. Lui ne peut plus ni aimer ni vivre. L’« être de projet » qu’est l’homme, pour employer le vocabulaire sartrien, se fige : incapacité à investir dans l’autre et à habiter le monde, il n’aspire plus à aucun manque. Sentiment de non-être, douleur d’exister. Le temps passe sans se dérouler selon les trois dimensions temporelles. L’instant devient une éternité de supplice. Désirer ne dit plus rien au mélancolique. Deuil de soi. Aussi bien est-il enlisé dans une insomnie abyssale. Pour dormir, il faut en effet pouvoir scander le temps et tendre au réveil : c’est pour avoir dormi dans la baleine que Jonas scelle son désir de donner à Ninive, nouvelle Sodome, le visage du futur. C’est la vertu de Jonas qui sait s’endormir pour retrouver sa vocation prophétique : Ninive dès lors n’a qu’à bien se tenir. On parle en ce sens d’une « nostalgie du futur[1] ». Ce qui apparaît dans le sentiment de neuf qui saisit à l’éveil du désir, en contraste de cette forme d’impulsion, comme pour se jeter dans l’acte. « Choisir la vie » signifie ne pas céder sur son désir et se sentir justiciable de soi-même – le reste étant « lâcheté morale ». Il ne s’agit pas dans une analyse d’en faire reproche, mais de confronter le sujet parlant au réel de son désir. En opposition à l’adage de l’irresponsable : « Après moi le déluge ! »

 

Responsable de son histoire : la trace mnésique collective

Moment de ré-évoquer la notion freudienne de « vérité historique » (historische Wahrheit), l’une des dernières innovations freudiennes dans la science des religions. Là où L’avenir d’une illusion émettait un diagnostic sur la signification du gain psychique de la religion – la puissance du Wunsch ou « vœu désirant » –, l’essai sur L’homme Moïse et la religion monothéiste cherche à en dégager la signification, par l’examen de la première des grandes « religions historiques », le monothéisme mosaïque. Cela permet de mieux entendre la formule freudienne : « La solution proposée par les croyants est vraie, mais vraie historiquement et non matériellement » (diese Wahrheit sei keine materielle, sondern eine historische[2]) ». On reconnaît le style freudien : la première partie de sa formule semble confirmer la prétention de la religion à la vérité ; sauf à préciser, en sa seconde partie, que cette vérité n’est pas « matérielle », mais d’ordre « historique ». Notons bien qu’il parle ici de la solution religieuse, et ce qui fait sa véracité, c’est le réel du trauma que sous-tend sa fiction. 

C’est ce qui donne à la religion historique sa Wirklichkeit, terme sans doute le plus approprié en allemand pour désigner l’effectivité. Il aura fallu la construction déconstructive du dernier essai sur Moïse pour qu’elle s’y trouve consacrée. Freud s’est toujours intéressé aux religions dites « historiques » ou « positives », les « religions naturelles » (déistes) postulant une divinité naturelle œcuménique lui paraissant fondées sur des « abstractions exsangues ». Les religions historiques sont instituées par des fondateurs instituants ou « grands hommes ». Avec l’essai sur Moïse, il va faire un pas de plus en révolutionnant l’idée d’« historique ». Le trauma est wirklich, qu’il soit individuel ou collectif, c’est pourquoi le religieux défend bec et ongles sa croyance pour protéger en quelque sorte la propriété de ses traumas. Cela pose par rebond la question des moments catastrophiques dans l’histoire des patients et des peuples.  

On a donc dans la « vérité historique » freudienne l’idée d’une temporalité intrinsèquement traumatique. La théorie classique du « choc » est impuissante à penser cette détemporalisation par le trauma qui est tout autre chose qu’un incident de parcours, fût-ce une cassure. Sur l’autre scène, de l’histoire d’un peuple, la foi d’un peuple comme conviction s’inscrit dans le vécu traumatique même. Le sujet « croit » à ses traumas fondamentaux comme il croit en lui-même, alors même qu’il est divisé par l’expérience traumatique. En un sens, ses ancrages traumatiques le soutiennent ! Sauf à garder la mémoire de l’ennemi : « N’oublie pas Amalek ! » (pour se garder de ses réincarnations).Telle est la charge subjective incomparable du trauma, qui n’est pas que désorganisation mais enseignement. Une conséquence en est que le peuple – en l’occurrence juif – se constitue par l’écriture : le texte biblique est l’histoire d’un peuple qui s’écrit comme « eksistence ». Ce qu’il a de distinctif, c’est que ce qui, chez d’autres peuples, est de l’ordre de l’épos national, est corrélé à un universel éthique. Reste que c’est l’archivage des traumas partagés qui permet de s’écrire comme peuple-sujet. 

       Dès lors, se fier à sa mémoire est la vraie forme de responsabilité : le sentiment d’« élection » est impensable sans la responsabilité, ce qui donne la clé de la « tradition », réhistoricisation des traumas. Les Juifs en savent quelque chose. « Trace mnésique » collective, fidélité simultanée à l’origine et à la promesse…

 

[1] Voir notre article : « La nostalgie du futur. Le récit transhumaniste », in Revue des sciences humaines n°341, 2021, pp. 175-190.

[2] Sigmund Freud (1992). Œuvres Complètes, T. XVII. Paris : Puf, p. 121. 

 

Publié le 27/12/2021


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