L’ère de la victimisation
Entretien avec Michel Messu,
professeur honoraire de sociologie à l’Université de Nantes
La modernité se caractérise par un nouveau rapport au passé traumatique : la victime est désormais valorisée et le passé douloureux est devenu une composante « positive » de l’identité individuelle et collective. Le sociologue Michel Messu nous éclaire à propos des processus de victimisation, de la concurrence victimaire et de la construction identitaire.
Propos recueillis par Karen Allali
Michel Messu, pourquoi sommes-nous, selon vous, entrés dans une ère de victimisation ? Et en quoi est-ce problématique ?
À mon sens, ce n’est pas en soi un problème. C’est un fait, un fait de société comme l’on dit. C’est-à-dire une modification de nos cadres de perception des phénomènes sociaux et politiques, un changement d’état d’esprit si l’on veut. C’est celui qui veut que, pour faire reconnaître une cause quelconque, pour la rendre légitime, il paraît nécessaire de l’inscrire sur une échelle de dommages – anciens, présents ou à venir – qui lui sont associés, bref de se présenter comme une victime.
Ce changement d’état d’esprit tient à ce que la victime, elle-même, a changé de statut dans nos sociétés. Ce n’est plus, essentiellement, une figure négative, celle du malheur né d’un destin implacable et impénétrable, le fatum des Anciens, qui faisait que la victime était celle qui n’avait pas eu de chance, qui était au mauvais endroit au mauvais moment, qui, dans le meilleur des cas, était punie, châtiée pour son inconduite. En somme, on pouvait la plaindre, mais on ne pouvait rien en dire de plus. Désormais, si on plaint toujours la victime, on cherche à en dire quelque chose : on cherche à donner des raisons, à trouver des causes, à expliquer le processus qui a conduit à cela, bref, on en arrive à établir des responsabilités, des responsabilités humaines dont doivent rendre compte certains (individus, groupes ou collectivités constituées). Par ailleurs, puisqu’on établit des responsabilités, on entre dans des logiques de réparation, de compensation, de rétablissement (parfois seulement symbolique) qui sont censées fournir aux victimes de quoi recouvrer si ce n’est leur situation antérieure, du moins les espérances qu’elle pouvait leur promettre.
C’est pourquoi, aussi bien du côté du droit, de la procédure judiciaire, que du côté des administrations et des pouvoirs publics, la victime est venue à occuper une place décisive, voire centrale. En tout cas, on ne peut plus simplement la plaindre et l’oublier. On doit répondre à sa propre plainte. Pas seulement la secourir, mais lui rendre justice.
Ce qui, à l’échelle de la société, réclame des procédures, des arbitrages, des jugements, donc des confrontations. C’est vrai des accidents de la circulation, c’est vrai aussi des conflits armés (du moins pour certains d’entre eux), sans parler des « causes sociales » (cause des femmes, des migrants, des homosexuels ou encore des animaux).
C’est tout ce changement d’esprit et ses conséquences institutionnelles et politiques que j’appelle l’ère de la victimisation.
Dans votre livre L’ère de la victimisation (éd. L’Aube, 2018), vous distinguez « victimes objectives » et « victimes identitaires » (ou « subjectives »). Quelle est la différence ?
Je les distingue parce que cela correspond à un déplacement dans la compréhension de la notion de victime qui s’est inscrit historiquement et mentalement. Cela se traduit également par un glissement sémantique qui nous fait passer d’une forme passive de la victime (avoir été victime de…) à une forme plus active (être la victime de…). Il y a un mouvement de subjectivation de l’idée de victime, on met l’accent sur ce que ressent la personne victime, sa perception, son sentiment, sa conscience peut-on dire, en mettant quelque peu au second plan – parfois en l’évacuant – ce qu’a subi réellement (c’est-à-dire matériellement, physiquement, tangiblement) cette personne, ce qu’on appelle le dommage ou le préjudice qu’elle a connu.
La « victime objective », c’est celle qui va faire état de ce dommage ou de ce préjudice. C’est ce dernier qui sera évalué, quantifié, apprécié par la médecine légale ou par les tribunaux par exemple. Pour être reconnu « avoir été victime », il faut passer par là. C’est une procédure d’objectivation, d’attestation empirique, de preuve matérielle en quelque sorte. C’est la logique du droit et des assurances qui s’intéresse au dommage et à sa réparation. Longtemps, le Tribunal pénal ne considérait que l’infraction à la loi, c’est-à-dire le dommage subi par la société, l’éventuelle victime du délit ou de l’acte criminel était peu considérée, on décortiquait l’acte, les moyens qui avaient servi à sa commission, les motivations du criminel, mais on ignorait ce qu’avait ressenti la victime, les conséquences morales ou psychiques que cela avait entraîné pour elle. Le ministre Badinter va faire entrer les victimes dans le prétoire et leur accorder une plus grande attention. Dès lors, on entendra la voix des victimes, ce qu’elles disent de leur souffrance, de l’altération de leur état et de leurs espérances.
La « victime subjective » est justement celle qui énonce cela. Celle qui dit ce que seule elle peut éprouver, ressentir, intérioriser. On passe de la description objective des faits à l’expression des sentiments, du ressenti, des affects. De là on glisse vers ce que j’ai appelé la « victime identitaire », celle qui dira combien son identité propre, subjective, aura été altérée par le fait victimaire invoqué. Ce qui peut se rencontrer aussi bien chez les victimes directes, celles qui ont subi le dommage, que chez des victimes indirectes, celles qui héritent des effets du dommage. Et là, nous pouvons avoir tout l’éventail des élaborations identitaires, des constructions mythogéniques comme je les appelle, qui incorporent aussi bien le traumatisme éprouvé et ses conséquences pour la personne ou le groupe que l’image véhiculée par les récits qui en ont été faits à l’adresse, généralement, de leurs descendants. Nous sommes ici dans le schéma général des élaborations identitaires, qui est à la fois de l’histoire héritée, de la sélection dans cette histoire, de l’intégration de nouveaux éléments et de la reconstruction dans le temps présent.
Quand un groupe social donné a souffert – directement ou s’il « hérite » de la souffrance de ses ascendants –, quelle devrait être pour lui l’attitude la plus sage à adopter ? Le statut de victime n’est-il selon vous jamais légitime ?
C’est une question délicate à laquelle le sociologue que j’aspire à être ne saurait vraiment répondre puisque je cherche d’abord à observer ce qui se passe et, si possible, en donner une explication rationnelle, dégagée autant que faire se peut des enjeux ou des « passions » qui agitent la société. Autrement dit, je ne saurais « conseiller » les mouvements qui traversent aujourd’hui notre société. D’autant que, lorsqu’il est question de « souffrance », celle-ci, pour ceux qui la connaissent, est toujours incommensurable. Nous connaissons des manifestations de la souffrance, nous ne disposons pas d’échelle objective de la souffrance elle-même, nous n’avons pas non plus d’étalon de la souffrance pour apprécier celle que l’un ou l’autre peut éprouver. Souscrivons à la sentence de Lamartine qui veut qu’« un seul être nous manque, et tout est dépeuplé ! ».
Cela dit, j’observe aujourd’hui, comme bien d’autres, que dans le domaine des causes sociales et politiques que l’on défend se développe ce qui a été appelé la « concurrence victimaire », c’est-à-dire la volonté de situer sa cause au regard de ce qui est déjà reçu comme une indéniable injustice, un méfait historique incontestable, une atteinte essentielle à la valeur humaniste que les sociétés de la modernité cherchent tant bien que mal à inscrire au cœur de leur vision et de leur projet. Et, de ce point de vue, depuis la Seconde Guerre mondiale, depuis qu’il a été admis que l’Allemagne nazie avait tout mis en œuvre pour réaliser la purification de sa race par l’élimination des Juifs, qu’elle avait porté l’eugénisme culturel à son point le plus avancé, la Shoah est apparue comme une sorte d’archétype – au sens étymologique –, de mesure absolue, sans altération, de ce que le monde social pouvait engendrer comme atteinte à ses propres valeurs. Aussi, ceux qui, aujourd’hui, se perçoivent comme victimes d’une telle atteinte se sont-ils comparés aux victimes de la Shoah, ont-ils cherché à s’en rapprocher symboliquement, voire à les dépasser. C’est ce que je veux dire lorsque, reprenant l’analyse de Pascal Bruckner, j’écris que « la Shoah est devenue un objet de convoitise ».
Notons d’ailleurs, comme le fait Pascal Bruckner, toute l’ambiguïté qui réside dans cette démarche. Certains événements génocidaires, de par le monde, rappellent la volonté nazie de génocide des Juifs, d’autres n’ont rien à voir avec une telle volonté, ils sont les effets factuels d’une autre motivation. La confusion est parfois entretenue pour amoindrir la portée historique et symbolique de la Shoah, pour en quelque sorte se substituer aux victimes de la Shoah et même, dans certains cas, les minimiser et bientôt les nier. Il y a, bien sûr, dans ce que j’appelle l’ère de la victimisation une manière de banaliser les moments de l’histoire qui ont fait émerger des victimes autrement que sous les traits de ceux qui n’avaient pas eu de chance, de les faire apparaître comme de véritables victimes émissaires chargées d’instaurer le régime de la dignité universelle de l’homme (les soldats de la Première Guerre mondiale dont le sacrifice devait éradiquer la guerre, c’était la « der des ders » ; les Juifs persécutés pendant le second conflit mondial dont l’Holocauste devait mettre fin à l’antisémitisme séculaire). Lorsque ces victimes-là sont rejointes par n’importe quelle victime des accidents de la vie, que ceux-ci soient ou non commandés par des contraintes historiques, il se produit une banalisation de la victime qui conduit à la « concurrence victimaire » et, parfois, à une posture simplement métaphorique, voire imaginaire. Comme bien souvent, à force de pouvoir tout dire, un mot, un terme, un nom ne veut plus rien dire. Mais c’est aussi ainsi que procèdent les sociétés, peut-être que les nôtres le font à un rythme plus accéléré, les mots s’usent plus vite.
Cependant, sur le plan de l’analyse, mais aussi dans le fonctionnement de nos institutions, on est amené à distinguer les victimes, à débusquer les pseudo-victimes (comme après les attentats de 2015), à évaluer les degrés de préjudice, à classer en quelque sorte le niveau de victimisation pour tenter de compenser le préjudice subi. On demande aujourd’hui à ce que la victime soit au cœur des dispositifs censés protéger le citoyen (que ce soit des actes de violence comme des troubles de santé, voire de ses espoirs de réussite). C’est de ce point de vue que nous baignons dans une idéologie victimaire, une vision quelque peu métaphorique du monde, mais il reste des victimes réelles, touchées durement dans leur être, elles sont toujours là et, probablement, seront toujours là. Moins ignorées de la société certainement, de moins en moins abandonnées et de plus en plus aidées et soutenues, mais toujours susceptibles d’être insatisfaites de leur sort puisque nos sociétés entendent les protéger sur une toujours plus large échelle. La victimisation se développe à l’ombre de la protection.
A-t-on tendance à héroïser la victime ?
Cela dépend de la démarche que l’on met en œuvre. Lorsque l’on est dans une logique de glorification du martyr, on procède bien sûr à une héroïsation de la victime. Cela était vrai dans l’établissement des Saints Martyrs de l’Église chrétienne, cela l’est encore dans la mythologie islamiste contemporaine, cela semble tenter certains responsables politiques, cela est souvent la règle des discours militants en faveur d’une cause sociale et politique qui érigent un cas d’espèce en symbole de leur cause. Ce sont là des formes d’héroïsation des victimes. Maintenant, parce que nous sommes aussi des êtres de symboles, nous avons besoin de ces formes d’héroïsation pour nous rassembler, pour partager des convictions, des émotions, des désirs. Notre vie sociale, collective, est remplie de ces héros qui transcendent la victime qu’ils ont été ou qu’ils auraient pu être. La légende des « stars » est souvent construite de cette manière.
D’une façon générale, il y a toujours une certaine gloire à avoir triomphé de situations difficiles, périlleuses, surtout lorsqu’elles vous tombent dessus sans crier gare. Ne dit-on pas à tout bout de champ que ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort ? La résilience, comme on l’appelle, est devenue une attitude recherchée, cultivée parfois. Devenir le héros de son quotidien est le pendant de la plainte victimaire. Cela devient, lorsqu’on en fait une attitude collective ou une posture militante, une manière caricaturale, parce que réduite par un excès de simplification des enjeux, de concevoir son action et ses interventions publiques, parfois en investissant la position du bourreau face à ceux qui ne vous suivent pas. La culture dite de l’« appropriation culturelle », aujourd’hui bien portée, relève de cette attitude d’héroïsation de la victime.
Comment sortir – si c’est possible – de la « concurrence victimaire » ?
Là encore, difficile pour le sociologue de se prononcer, si ce n’est d’analyser les processus qui y conduisent et d’envisager des scénarios susceptibles de les inverser. En tout cas, il est clair que les discours qui mettent en scène des victimes font très souvent l’économie de dire de quoi exactement elles sont victimes, quels préjudices réels elles ont connus. Bien des fois, on en appelle au sentiment, au « ressenti » comme on dit, à l’inconfort ou au trouble psychique et existentiel de celui qui se sent victime, comme si avoir été victime de quelque chose ou de quelqu’un vous transformait ipso facto en quelqu’un d’autre, vous attribuait une autre identité, une identité totale, totalisante et peut-être totalitaire, celle de victime. Comme si, subjectivement, vous ne pouvez être autre chose qu’une victime. C’est, en effet, ce qui se passe dans les cas extrêmes de harcèlement où toute votre existence est polluée par votre tortionnaire, mais les cas extrêmes sont l’exception et ne constituent pas la norme, laquelle en appelle à une compréhension autrement mesurée, nuancée et complexifiée – parce qu’elle est elle-même d’élaboration complexe, nuancée, circonspecte.
Le discours victimaire, quand il est porté par un plaidoyer en faveur d’une cause sociale et politique, a tendance à s’affranchir des nuances et de la mesure réfléchie, il synthétise et simplifie à outrance, et ramasse en une formule choc ce qui est divers et quelquefois différent. C’est pour cela que toutes les victimes paraissent s’apprécier à la même aune, que la figure de victime paraît être une « garantie » de reconnaissance sociale et de traitement favorable.
Dans ces conditions, la logique victimaire ne peut que s’approfondir, et la concurrence des victimes se poursuivre.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ces questions ?
Il est toujours difficile de reconstituer le cheminement intellectuel qui nous mène à telle ou telle question. Mais mes réflexions sur l’ère de la victimisation prolongent mes travaux précédents. Un proverbe yiddish déclare qu’on « ne peut donner que deux choses à un enfant : des racines et des ailes ». J’avais repris cette expression dans un livre portant sur la construction identitaire (Des racines et des ailes, essai sur la construction du mythe identitaire, éd. Hermann, 2006). Or j’ai peu à peu pris conscience de la part de plus en plus importante de la victimisation dans la construction identitaire et dans ce qu’on appelle « les mouvements identitaires », lesquels en sont venus à prendre une place décisive dans l’ordonnancement de nos sociétés, au point, parfois, de rompre les équilibres qui avaient pu s’établir.
Publié le 15/02/2022