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Racée !

Ecrit par Entretien avec Rachel Khan - Actrice, écrivaine et juriste

Racée !

Entretien avec Rachel Khan

Propos recueillis par Liliane Guignier

 

Ancienne athlète de haut niveau, ex-conseillère à la culture de la Région Ile-de-France, Rachel Khan est actrice, écrivaine et juriste. Elle répond sans détour à nos questions sur la cristallisation identitaire, la concurrence victimaire et le poids des mots.

 

Rachel Khan, vous avez publié un livre intitulé Racée (Éditions de l’Observatoire, 2021). Pouvez-vous nous dire ce que ce mot recouvre ainsi que « racisé » ?

Je suis « racée » parce que je porte en moi plusieurs racines qui sont pour certaines des races.

Femme européenne et africaine, Française et Gambienne, juive aux origines chrétiennes et musulmanes, cette expression est, du fait de la cristallisation identitaire d’aujourd’hui, comme un pied de nez, comme une insolence en réalité et que je renvoie à la figure des « identitaires » des deux côtés : extrême gauche ou extrême droite (pour moi, c’est exactement pareil !).

Écrire un livre sur le racisme, l’antisémitisme et l’extrême droite, cela se fait depuis plus d’un siècle aujourd’hui. En revanche, ce racisme qui vient de l’extrême gauche et qui ne veut garder qu’une seule souche de vous-même, qui vous essentialise et qui se nourrit des replis identitaires, celui-là on en parle peu, alors même qu’il utilise les mêmes processus que ceux de l’extrême droite.  

Interviewée par une journaliste en 2019, celle-ci a commencé en me disant : « Vous, en tant que racisée, etc. » Mon sang n’a fait qu’un tour car il est hors de question que l’on me « racise », que l’on m’essentialise ainsi, même avec toute la « bienveillance » du monde. Ce mot, qui vient des États-Unis, ne prend pas en compte le processus de discrimination. Il y a en effet une confusion chez les idéologues woke[1] entre la racialisation, c’est-à-dire le fait d’être discriminé, et la racisation, qui, dès que vous avez une couleur de peau « non blanche », fait de vous une victime. L’usage de ce mot me paraît grave car c’est un mot qui nourrit la victimisation et la culpabilisation.

« Racisée », cela vous déshumanise en vous réduisant à une couleur de peau et dans mon cas à une partie de ma couleur de peau !

Ce mot est en train de tuer les jeunes générations qui se définissent ainsi. C’est ce que Lacan appelait « se définir avec un signifiant maître dont on est complètement esclave ». Ici, ce signifiant est la « race ». Cette attitude est catastrophique et c’est un retour en arrière. Les personnes qui se veulent racisées s’enferment dans cette prison, forment un clan, organisent des réunions non mixtes, et cela entraîne des fractures fortes entre elles et les autres. C’est un mot qui nous sépare, alors même qu’aujourd’hui, en 2021, nous sommes tous extrêmement mélangés et encore plus avec tous ces bouleversements planétaires : on vit avec la Covid à l’heure des États-Unis, de la Chine, de l’Inde…

Je reviens du Rwanda où j’intervenais en tant que grand témoin au sein d’un pays en reconstruction et en pleine réparation, et je me suis demandé comment un woke se serait positionné à la tribune devant cet auditoire, en prônant les bienfaits des réunions en non-mixité ?

Voilà ce que l’on nous propose, des réunions qui vont dans le sens des génocides, de la stigmatisation, de l’ethnicisation, et donc c’est cela qui est très dangereux. J’en prenais la mesure de manière très concrète car j’étais sur un territoire qui est encore bouleversé par ce passé récent. Et en posant des cases, en déshumanisant, on emprunte un chemin très dangereux car les mots façonnent notre inconscient.

Vous critiquez la pensée « décolonialiste ». Sur quoi repose cette critique et avez-vous le sentiment d’être entendue à ce propos ?

Ce qui me frappe dans cette pensée décoloniale, c’est qu’elle est éperdument colonialiste. Cette pensée qui vient elle aussi des États-Unis colonise à la fois les Territoires mais aussi les cerveaux, et l’on veut nous faire croire et faire croire aux jeunes que leurs peurs réelles et légitimes ou leurs névroses sont dues à un racisme systématique, un racisme d’État dû au colon blanc. Cela nourrit la vindicte, crée des boucs émissaires (l’homme blanc de plus de 50 ans, les Juifs…). Tout ce processus permet de se déculpabiliser de tout en se victimisant et au lieu de réfléchir sur soi-même pour avoir cette responsabilité de mettre en œuvre l’égalité, ou de se cacher derrière une identité victimaire, figée, de repli qui n’est pas réelle au fond mais qui n’ouvre aucune perspective.

Le décolonialisme est un processus colonial et derrière lui il y a le soft power américain qui est là et qui nous « biberonne » aux grandes marques, à ce qu’il faut consommer, à ce qu’il faut écouter et regarder. C’est de l’impérialisme, de la domination économique. Et l’on peut voir les nouveaux militants davantage préoccupés à créer des stories sur les réseaux sociaux plutôt qu’à faire bouger les choses sur le terrain, concrètement. Enfin, je trouve ce terme « décolonialisme » totalement irrévérencieux par rapport à nos parents et grands-parents qui ont vécu les indépendances. Je pense à mon père qui est encore vivant ou encore à Manu Dibango, mon parrain de cœur. Il est tellement mal venu de faire croire qu’en 2021 on met en œuvre la décolonisation. C’est honteux. J’ai le sentiment d’être entendue. Je reçois des messages et du soutien des plus hautes personnalités politiques, de sportifs, de musiciens, d’intellectuels, de l’ensemble des élus de gauche comme de droite, tous républicains, mais ce qui frappe surtout c’est que ces soutiens viennent de personnes de tous les milieux sociaux et de tous les territoires. En revanche, ceux qui m’insultent agissent généralement sous pseudo, ont le même profil, avec les mêmes arguments haineux en boucle.

 

Dans votre livre, vous faites une distinction entre trois types de mots : ceux qui séparent, les ceux qui ne vont nulle part et les mots qui réparent. Pouvez-vous nous en choisir un dans chaque catégorie pour nous aider à les comprendre ?

« Souchiens » c’est l’un des mots les plus graves et qui sépare. Il symbolise cette volonté d’un monde divisé avec l’homme blanc qui serait le Français de souche et qu’il faut pointer du doigt. Cette expression « Français de souche » utilisée par l’extrême droite est aujourd’hui récupérée par l’extrême gauche indigéniste et communautariste. En réponse, ils ont inventé « souchiens ». Finalement, ils parlent le même langage, avec la souche comme unique référent pour désigner une personne en l’essentialisant et l’ethnicisant…

« Vivre ensemble », on l’a tellement entendu… sans jamais savoir comment le mettre en œuvre, comment ressentir un désir de vivre-ensemble. Vivre tout court, c’est être ensemble et pour ceux qui veulent se réparer profondément vivre, c’est tout l’enjeu.

« Désir » est un mot qui répare. Déjà, au quotidien, le fait de se lever, de réciter la prière Modé ani léfanékha, c’est le désir de mettre de la lumière dans sa vie avec gratitude et de tout faire pour que sa journée soit joyeuse et remplie de jolies choses sur son chemin jusqu’au soir. Ce désir, c’est très précisément l’hémisphère opposé à celui de la morbidité que l’on veut nous faire avaler avec tous ces mots des identitaires qui nous tuent. Ces mots ne sont pas dans le désir de vie mais dans la haine et la revanche.

On parle souvent de « concurrence victimaire ». Avec le point de vue singulier qui est le vôtre, quel regard portez-vous sur ce phénomène ?

Stupide ! Les crimes contre l’humanité sont inconsolables et les crimes contre l’humanité concernent l’humanité. L’humanité est juive, l’humanité est noire, l’humanité est rwandaise, l’humanité est arménienne, l’humanité est ouïgoure. S’inscrire dans la concurrence, c’est aussi essentialiser. Les réunions en non-mixité sont un des maillons de cette concurrence victimaire car c’est considérer que ces discriminations ne font pas partie du socle commun des combats que l’on doit mener ensemble. On doit lutter contre toutes les discriminations, quel que soit le motif, sur ces sujets les plus fondamentaux, on doit se donner la main pour lutter contre ces infamies car nous sommes tous « concernés » par ce qui atteint l’Homme.

La concurrence victimaire est guidée aujourd’hui par la victimocratie car il suffit de se dire victime pour être entendue. Le statut de victime qui était un pas en avant est devenu un abus de droit et de privilège, alors même que nous avons une part d’intolérance en nous, que nous sommes tous potentiellement des victimes et des bourreaux. C’est plutôt sur le bourreau en nous qu’il faut travailler intimement afin de ne pas reproduire les mêmes schémas.  

 

Pouvez-vous nous relater la façon dont votre identité plurielle vous a conduite à l’universalisme et quelle place occupe votre judéité dans votre parcours ?

Parfois lorsque l’on grandit, on s’aperçoit avec un temps décalé que vos parents vous ont tout donné. Quand on naît dans une famille avec un papa très noir, animiste et une maman très blanche, juive et qu’il y a du gâteau au fromage avec du poulet yassa, c’était cela la normalité, c’était un cocon. Je suis née dans un cocon profond et avec beaucoup d’amour et en étant à un endroit complétement imprévisible. Ce mélange-là pour la société était complètement imprévisible.

S’il n’y avait pas eu la shoah, la colonisation et l’immigration, je ne serais pas là. Je suis le fruit des pires horreurs de l’histoire et celui de l’amour, donc avec une claire conscience de ma responsabilité de parole dans tout cela… C’est à mon arrivée à Paris après une enfance en Touraine que j’ai pris conscience des replis identitaires et j’en ai voulu à mes parents de ne pas m’avoir préparée.

Ensuite l’art et la création m’ont beaucoup aidée autant que la connaissance du Talmud. Mon père voulait que j’aie une éducation religieuse quelle qu’elle soit. Ma mère connaissant la communauté juive à Tours, cela a été assez naturellement le Talmud. Cette éducation a été un vrai pilier, et entre l’oralité de mon père et la culture du livre de ma mère, je peux marcher sur un chemin avec les deux dans ce balancement-là…

J’essaie dans ma vie de faire quelque chose de ce mélange et dans mon existence de le dépasser encore davantage et de naviguer entre différentes disciplines… le sport et l’intellect, l’oralité et l’écriture. Le Talmud et le désir de l’interprétation infinie me soutiennent aujourd’hui beaucoup dans l’action que je mène. En effet je ne cesse d’être jugée en permanence, de ce jugement qui ne laisse pas de place à l’interprétation, et pour moi l’identité c’est la possibilité de s’interpréter à l’infini et non de s’inscrire dans une identité figée de repli.

Pour terminer, avez-vous un message à adresser aux jeunes ?

Faire attention aux idéologies séduisantes mais qui vont les empêcher de se réaliser. Pour cela, il est nécessaire de se faire un bagage très solide de connaissances pour pouvoir se trouver réellement et ne pas être pris au piège d’idéologies qui ne leur permettraient pas d’atteindre leurs objectifs. La connaissance multiple et complexe permet le discernement et la liberté de pensée, premiers pas vers une émancipation réelle. 

[1] Le wokisme (de l’anglais, woke, « éveillé ») est le mouvement de ceux qui seraient conscients des problèmes d’injustice sociale pesant sur les minorités, notamment raciales, ndlr.

 

 

Publié le 14/01/2022


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