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Le Cercle de généalogie juive

Ecrit par Entretien avec Max Polonovski et Joelle Allouche - Président et vice président du Cercle de généalogie juive

 

Comment expliquer la passion de beaucoup pour la généalogie ? Max Polonovski, président du Cercle de généalogie juive, et Joëlle Allouche, sa vice-présidente, répondent à nos questions concernant la recherche de nos racines, la transmission et les liens entre passé et présent.

 

Propos recueillis par Liliane Guignier

 

Depuis quand existe votre association et dans quelles conditions a-t-elle été créée ?

Le Cercle de généalogie juive (CGJ) a été créé en 1984 à l’initiative d’une dizaine de personnes qui travaillaient sur leur généalogie personnelle et qui ont senti le besoin de se réunir pour mettre en commun leur expérience et leurs connaissances. C’étaient des gens venant d’horizons différents, assez représentatifs de la diversité sociale, culturelle, géographique et religieuse de la France. Cet engouement pour la généalogie juive et non juive s’inscrit dans un mouvement qui s’est développé depuis la fin des années 1970. La première revue de généalogie juive, Toledot, est parue aux États-Unis en 1977. Notre association française a pris le nom de Cercle de généalogie juive sous l’impulsion de Rosine Alexandre qui en fut la première secrétaire générale. À l’époque, une attention particulière avait été portée à la dénomination afin que cela soit un cercle de généalogie juive et non un cercle juif de généalogie car il y avait une forte tradition laïciste et il s’agissait alors de marquer l’aspect non confessionnel et de se tenir à distance de ce qui pouvait paraître « communautaire ».

Le nombre d’adhérents est très vite passé à une centaine. Aujourd’hui, on en compte plus de 600. Pour servir de lien entre les adhérents, on a créé dès janvier 1985 une revue pour diffuser les informations, publier les recherches de nos membres, mettre en commun les ressources. Cette revue trimestrielle paraît toujours et en est à son 146e numéro. Par son ancienneté et le nombre d’adhérents, notre association est la plus importante d’Europe, et elle est rattachée à l’Association internationale des sociétés de généalogie juive (IAJGS) qui tient un congrès tous les ans aux États-Unis ou en Europe.

 

Que fait-on dans un cercle de généalogie et que cherchent ceux qui en font partie ?

La généalogie touche à énormément d’aspects différents, et donc la clientèle des gens qui s’y intéressent ou font leur généalogie est très diversifiée. La première recherche est la quête d’identité qui recouvre une filiation mais aussi une appartenance. Le rattachement à une lignée est l’aspect le plus traditionnel de la généalogie juive puisqu’elle a pour référence les lignées tribales et sacerdotales détaillées dans la Bible. L’importance des prêtres dans la religion juive, du fait de leur rôle dans le rite synagogal (bénédiction et montée à la Tora), a eu pour conséquence la transmission de cette appartenance aux castes des prêtres (Cohen) et des assistants des prêtres (Levy), souvenir du service du Temple. Les lignées rabbiniques sont aussi, depuis le Moyen Âge, devenues une aristocratie (ייחוס) à laquelle de nombreux généalogistes cherchent à se rattacher. Dès le XVIe siècle, des traités de généalogie établissent ces descendances, ayant pour origine sinon la lignée royale davidique, du moins les grands sages comme Rachi. Cet aspect de la recherche généalogique perdure encore de nos jours. Parmi la grande variété de motivations de nos membres, la découverte d’une origine juive, jusqu’alors cachée dans certaines familles, à l’occasion de leurs recherches, les conduit à s’intéresser à l’histoire et à la culture juives, et notre rôle consiste à les aiguiller et à leur donner des conseils. Pour aider nos membres, il y a des groupes régionaux (Afrique du Nord, Alsace-Lorraine, Balkans, Europe de l’Est), des antennes régionales (Lorraine/Luxembourg, Provence) ou des antennes à l’étranger (Israël, Venezuela) avec des animateurs qui organisent les réunions, mettent en commun les sources utiles à la recherche et diffusent les informations. Cela constitue un aspect de l’entraide qui est fondamental.

Au-delà de la recherche personnelle qui est majoritaire, des membres effectuent des recherches collectives - dépouillement d’un type d’archives, relevés exhaustifs - et mettent à la disposition de tous les membres le fruit de ces recherches. Ainsi une équipe a travaillé aux archives du ministère des Affaires étrangères pour étudier tous les dossiers de spoliation et donc aider le ministère à améliorer ses bases de données. La même équipe a travaillé à la bibliothèque de l’Alliance pour étudier les dossiers des personnels de membres de l’Alliance dans l’Empire ottoman. Ces fichiers et ces dépouillements ont permis de constituer des bases de données aujourd’hui disponibles sur le site Internet du Cercle.

Parmi les nombreuses publications du Cercle, il y en a qui sont spécifiques à certaines familles, par exemple celle de Pierre-André Meyer, qui, en trois volumes, détaille la descendance de notables lorrains sur trois siècles. Plus récemment, nous avons publié le dépouillement exhaustif des kétoubot de Livourne, par G. Boulu, A. et L. Nedjar, et un complément des kétoubot de Tunis autrefois publiées par l’Institut Ben-Zvi de Jérusalem, avec La communauté portugaise de Tunis, registres matrimoniaux 1812-1844 et 1872-1881. D’autres publications sont à venir, comme les kétoubot de Constantine.

Le Cercle comporte une grande diversité de membres. On ne peut dresser un profil type. Les motivations et les origines varient d’un membre à l’autre et reflètent la diversité culturelle du monde juif. Toutefois, il y a dix ans, nous avions lancé une enquête de nature psycho-sociologique auprès de nos adhérents pour mieux les connaître et appréhender leurs motivations et leurs attentes. Les résultats sont consignés dans un rapport publié par le CGJ. Nous avons découvert que nos adhérents étaient plus souvent des hommes, âgés de 45-50 ans et très diplômés. À l’époque, la majorité était ashkénaze (aujourd’hui cela a changé), venant d’Europe de l’Est et d’Alsace-Lorraine (grand berceau des Juifs en France). Si nous refaisions l’enquête aujourd’hui, nous verrions la progression du nombre de séfarades, originaires du Maghreb et des Balkans, plus nombreux qu’alors parmi nos adhérents. Les motivations sont bien sûr d’ordre personnel : mieux connaître leur famille, leur histoire, mais, au-delà de cela, il y a une véritable recherche d’identité. Beaucoup n’étaient pas pratiquants, et certains très éloignés du monde juif, issus dans de nombreux cas de mariages mixtes. Ils ont, pour certains, découvert par hasard leur ascendance juive. Ces personnes s’inscrivent pour réparer quelque chose et combler un manque. Cette quête d’identité remonte très fort à partir d’une mémoire perdue, ou enfouie. Cette catégorie représente plus du tiers des personnes ayant répondu à l’enquête. Les demandes qui émanent de cette enquête, tout autant que de l’accompagnement en généalogie, consistent en des demandes d’informations, de conférences sur le judaïsme, sur l’histoire des Juifs, manifestaient une volonté d’ancrage dans la judéité. La quête généalogique a conduit certains à entreprendre des voyages sur les traces de leurs ancêtres, à lire des ouvrages d’histoire juive, de spiritualité juive, à s’inscrire à des cursus d’études juives.

 

Y a-t-il un engouement plus prononcé, ces dernières années, pour la généalogie, et pour la généalogie juive en particulier ?

Il y a un engouement mondial, et pour les Juifs cela traduit aussi une fierté retrouvée, le sentiment d’appartenance et de rattachement au peuple juif et, pour certains, à une tradition biblique. Cet intérêt est resté constant ces dernières années, avec notamment l’apparition de nouvelles méthodes comme la génétique. Durant ces quinze dernières années, la génétique a fait son apparition d’abord aux États-Unis, où elle est devenue un moyen supplémentaire de pallier le manque d’archives. Pour les Juifs américains dont la majorité viennent d’Europe de l’Est, la génétique a été d’un grand secours face à la destruction de nombreuses sources pendant la guerre. Les tests génétiques se révèlent très efficaces pour déterminer le lignage agnatique. Le chromosome Y qui se transmet exclusivement par les hommes permet d’établir des origines communes qui vont bien au-delà de l’adoption des noms en Europe au début du XIXe siècle. Les tests permettent aussi de confirmer ou d’infirmer la réalité de dynasties rabbiniques. Aujourd’hui, on fait des recherches génétiques sur l’ensemble des chromosomes et l’on retrouve ainsi des milliers de « cousins » en raison de l’endogamie de la communauté juive très forte par rapport à d’autres populations.

 

À trop s’intéresser à ses aïeux, n’y a-t-il pas un risque de « s’enfermer dans le passé » et de cultiver la nostalgie ?

C’est une question qui s’adresse aux psychologues, pas aux généalogistes. Pour le généalogiste, cette recherche des racines est souvent une passion. Elle a, en effet, des aspects qui relèvent parfois de l’égocentrisme, mais elle peut être aussi une ouverture sur la culture, la spiritualité, la prise de conscience du fait que l’on est un chaînon dans une continuité qui nous oblige à un devoir de transmission. Toute recherche historique est tournée vers le passé et cela n’empêche nullement d’avoir une vision du présent et d’être tourné vers l’avenir. Nombre de gens n’ayant eu aucune éducation religieuse découvrent le sens d’être juif et prennent conscience d’appartenir à une culture qui leur est propre. Certains retrouvent des traditions ou se tournent vers la religion, et j’ai connu un membre qui, ayant découvert qu’il était un Cohen, est devenu un fidèle d’une synagogue où il est fier de pouvoir exercer ses prérogatives de prêtre.

Les conséquences ne sont pas seulement à un niveau de développement personnel. La recherche des ancêtres mène aussi à se préoccuper du patrimoine laissé à l’abandon en Europe de l’Est ou en Afrique du Nord. On voit beaucoup d’associations se constituer pour restaurer les cimetières en déshérence. La découverte du patrimoine et sa conservation font partie des marques tangibles que la passion généalogique peut laisser. Transmettre une histoire que l’on n’a pas connue et que l’on découvre donne encore plus de force à la transmission. Quant au risque de s’enfermer dans le passé et de cultiver la nostalgie, un de nos adhérents a répondu d’une certaine façon : « Je n’envisage plus la généalogie comme une science du passé mais plutôt comme un art, celui de redonner la vie ; partir sur les traces de ses ancêtres, cumuler les informations, croiser les pistes et laisser son imaginaire combler le vide restant revient en quelque sorte à leur offrir une nouvelle existence. »

Publié le 31/12/2021


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