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L'enseignement de l'histoire des Juifs dans les programmes scolaires

Ecrit par Échange entre Anastasion Karababas et Jean-Claude Kuperminc - Propos recueillis par Liliane Guignier

L’enseignement de l’histoire des Juifs dans les programmes scolaires

Échange entre Anastasio KARABABAS[1] et Jean-Claude KUPERMINC[2]

Propos recueillis par Liliane GUIGNIER

 

Comment enseigne-t-on l’histoire du peuple juif dans les écoles et lycées français, publics et juifs ? Y consacre-t-on suffisamment de temps et comment sont abordées des périodes comme celle de la Shoah ? Deux spécialistes nous éclairent.

 

Comment enseigne-t-on l’histoire des Juifs dans les écoles publiques et dans les écoles juives ?

J.-C.K. Dans les récits de l’histoire de France, les Juifs sont très peu représentés, et certains ont même parlé de « tâche aveugle ». Il est vrai que la France privilégie une vision d’ensemble et ne met pas l’accent sur les minorités, les Juifs en particulier. S’agissant de l’histoire juive, sont abordés les débuts de l’histoire biblique, le Moyen Âge, l’antisémitisme et l’affaire Dreyfus, la Shoah et enfin l’aventure sioniste et l’État d’Israël.

A.K. Il est exact que lorsque l’on regarde l’ensemble des programmes du secondaire on se rend compte qu’il y a quelques éléments sur les Juifs, mais qui sont finalement assez peu et traités et de manière superficielle. Aujourd’hui, l’histoire est une matière importante mais qui comporte tellement de thèmes que tous les sujets y sont traités rapidement. L’histoire des Juifs pourrait être davantage évoquée mais cela ne constitue pas une priorité du ministère, pour les écoles publiques notamment.

Pour les écoles juives, comme celles de l’Alliance, le programme est identique à celui des écoles publiques, toutefois une heure supplémentaire par semaine est consacrée à l’histoire du peuple juif. Et là, il est possible de traiter de certains thèmes de manière plus approfondie. Ainsi, avec les classes de première, nous allons en Pologne et effectuons toute l’année un travail sur la Shoah, la place des communautés avant la guerre, la guerre et l’extermination, puis les mémoires et l’après-guerre.

J.-C.K. La multiplicité des origines des familles des enfants peut être un point d’appui pour l’étude de l’histoire, et cela se fait, à l’Alliance notamment, en demandant aux enfants de travailler sur leur généalogie familiale. Dans ce cadre, ils peuvent interroger parents et grands-parents pour comprendre leurs origines. Ce sont souvent des histoires de migrations et d’exils qui peuvent être très éclairantes pour les jeunes générations.

A.K. Bien sûr, les parents et les grands-parents sont un relais. Ainsi, à l’Alliance des Pavillons-sous-Bois, on met en place un travail intergénérationnel sur ce qu’a vécu chaque génération, et ce que l’on en tire aujourd’hui comme leçon.

 

La Shoah doit-elle avoir une place particulière ? Cet enseignement ne risque-t-il pas de conforter le statut de victimes des Juifs et d’exacerber les haines, voire d’attiser les concurrences mémorielles ? N’y a-t-il pas un phénomène de « ras-le-bol » ?

J.-C.K. En préalable, je voudrais parler des archives. Dans l’organisation d’une bibliothèque et des archives dont il faut rappeler le rôle fondamental pour l’écriture de l’histoire, il m’a toujours semblé important de proposer aux chercheurs des documents sur l’ensemble des époques et ne pas se focaliser sur une seule, ce qui est le rôle du Mémorial de la Shoah. Pour avoir une bonne compréhension de l’histoire du peuple juif, il faut une vision de l’ensemble de cette histoire et de l’interrelation des Juifs avec ceux qui les entourent. Ce n’est pas l’histoire d’un bloc refermé sur lui-même mais l’histoire de communautés diverses qui interagissent avec leur milieu. Pour attester de cela, il y a une documentation foisonnante d’archives, avec notamment des journaux et des photographies.

A.K. Comparativement à d’autres pays de l’Union européenne, nous enseignons correctement la Shoah en France. Mais on voit dans la pratique que la transmission ne se fait pas toujours. Ainsi, les études montrent que 21% des plus jeunes Français n’ont jamais entendu parler de « l’Holocauste » (c’était le terme utilisé). Il y a donc en effet un problème d’enseignement.

Le travail de l’enseignant se heurte au manque de temps ou de moyens. Il est en tout cas difficile d’être exhaustif en deux ou trois heures en tout, et c’est pourtant ce que prévoit le programme. C’est insuffisant et c’est la grande difficulté. Ma conviction est que, sans enseignement correct de la Shoah, on ne peut lutter efficacement contre l’antisémitisme. L’antisémitisme est avant tout un sujet d’ignorance.

Sur la concurrence des mémoires, je n’aime pas l’idée que l’on va prendre à l’un pour donner à l’autre. En France, on a la possibilité, du fait de la richesse des communautés, de transmettre bien des choses, et je pense que l’on doit enseigner la Shoah mais aussi le génocide des Arméniens, le massacre des Tutsi et l’esclavage. Bien sûr, je n’amalgame pas tout cela mais je brosse un tableau rapide. « Génocide » et « crime contre l’humanité », ce n’est pas pareil, et je pense que la Shoah est un événement très singulier, notamment du fait de l’industrialisation. Mais on peut faire malgré tout des liens avec les autres génocides. Il faut enseigner correctement chaque thème sans avoir une conception inflationniste car, finalement, on survole tout et on n’enseigne rien correctement.

J.-C.K. On ne remplace pas une mémoire par une autre. La concurrence des mémoires, c’est l’idée qu’une mémoire va étouffer les autres, et derrière cela on entend des relents complotistes, c’est-à-dire qu’il y aurait une volonté du « leader mondial » (les Juifs) d’utiliser la mémoire de la Shoah pour écraser les autres souffrances ou pour favoriser la création de l’État d’Israël. Tout cela est lié au négationnisme, au complotisme et à l’antisémitisme. Je pense que, même si on enseignait très bien l’histoire, cela perdurerait malgré tout car ceux qui ont ce mode de pensée ne s’attachent pas à la vérité historique. En fait, il y a des limites à ce que l’on peut demander aux enseignants. C’est au niveau citoyen qu’il faut aussi intervenir.

A.K. En ce qui concerne le « ras-le-bol », il me paraît légitime de parler davantage de la Shoah du fait de la responsabilité de la France, et cela fait aussi partie intégrante de notre récit national. Par ailleurs, le travail des archives et de documentation est plus important que pour le génocide des Arméniens ou celui des Tutsi, plus récent. Bien sûr, l’enseignant ne peut tout faire et il y a aussi le rôle de la famille : si les parents transmettent des valeurs de racisme et d’antisémitisme, le travail de l’enseignant est rendu plus difficile. En tout cas, j’ai vu des jeunes perdus, et s’il est impossible de tous les convaincre, je peux leur apporter des éclairages qui vont, je l’espère, faire office de pare-feu pour lutter contre les théories du complot ou l’antisémitisme. En qualité de responsable de l’enseignement de la mémoire au lycée de l’Alliance, lorsque je fais des voyages en Pologne avec les élèves, un des thèmes que nous traitons, qui est une question morale et civique, c’est la place de l’être humain dans cette histoire-là : en tant que citoyen d’aujourd’hui, que doit-on comprendre de cela ? Quelles leçons tire-t-on du passé pour ne pas commettre les mêmes erreurs ? On peut aussi effectuer un travail sur la démocratie car c’est un régime autoritaire qui a perpétré cette horreur. Et on se pose aussi la question suivante : au-delà du Juif assassiné, n’est-ce pas l’être humain qui a été assassiné ?

J.-C.K. Dans l’enseignement de la Shoah, je pense qu’il ne faut pas seulement s’appesantir sur l’extermination mais sur toute la chaîne d’exclusion qui a conduit à la « solution finale ». Cela pose la question de la citoyenneté et de la responsabilité, qui peut interroger les élèves d’aujourd’hui. « Que ferais-tu si un élève venait en classe avec un signe distinctif discriminant ? », voilà une question qui peut permettre aux élèves de saisir la réalité de la période.

[1] Historien-conférencier, auteur de La Shoah. L’obsession de l’antisémitisme depuis le XIXe siècle et de Sur les traces des Juifs de Grèce, enseignant d'histoire-géographie-histoire juive à l’Alliance israélite universelle et Producteur chez HDMP Media Production.

[2] Directeur de la bibliothèque et des archives de l’Alliance israélite universelle, secrétaire général de la Commission française des archives juives, membre du Comité de rédaction de L’éclaireur.

 

Publié le 23/02/2022


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