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Les juifs et l'histoire (des juifs)

Ecrit par Pierre Savy - Directeur des études pour le Moyen-Âge à l'École française de Rome

Les Juifs et l’histoire (des Juifs)

 

Pierre Savy*

 

 

Longtemps réticents à l’égard du savoir historique – tout en commémorant continuellement le passé –, les Juifs ont changé d’attitude avec l’entrée dans la modernité : comme toute chose, leur rapport à l’histoire comme savoir est conditionné par leur histoire. L’invitation biblique à « méditer les annales de chaque siècle » pourrait-elle être prise au sérieux ?

 

L’affaire semble entendue : la tradition juive entretient à l’égard du savoir historique une suspicion ou, du moins, une ambivalence, qu’a magistralement exposée Yosef Hayim Yerushalmi dans son livre, Zakhor[1]. Certes, tout savoir qui n’est pas savoir « religieux » – celui de l’étude par excellence – peut être perçu comme d’une importance secondaire, surtout s’il n’a pas de finalité pratique évidente. Mais la discipline historique inspire une méfiance particulière, en raison de divers travers qu’elle présente : elle est récente (sous sa forme actuelle, elle apparaît au XIXe siècle sur des bases posées vers le XVIIe siècle) tout en ayant, et c’est peut-être pire, de lointaines origines grecques (les premiers maîtres sont Hérodote et Thucydide). Elle repose sur des principes d’interprétation et d’explication causale qui ne font aucune place au rôle de la divinité dans la marche de l’histoire humaine. Ses conclusions mettent parfois à mal la lecture littérale des textes de la tradition juive, la Bible au premier chef, ce qui rend l’histoire embarrassante (notons que ce n’est pas là l’apanage de l’histoire : la critique textuelle appliquée à la Bible ou l’astrophysique traitant de l’apparition de l’univers embarrassent, elles aussi, le littéralisme). Ajoutons que, comme l’écrivait de façon pénétrante Arnaldo Momigliano, « on ne ressent pas de grandes stimulations à écrire l’histoire quand son propre centre national et religieux est détruit – et c’est ce qui arriva aux Juifs en 70 [de notre ère][2] ».

La tradition juive fait pourtant une large place aux événements passés, qu’ils concernent la création du monde ou l’histoire du peuple juif. Mais elle ne le fait pas dans une perspective scientifique : la Tora a beau être pleine d’histoires, elle n’est pas un livre d’histoire, mais un enseignement. Les événements vécus collectivement par le peuple juif font surface continuellement dans la vie juive, sur un mode commémoratif, voire réitératif : un mode mémoriel, plutôt qu’historien. « À toute génération, l’homme doit se voir comme s’il était sorti d’Égypte », lit-on les soirs de Pâque (Pessa’ḥ). Les Juifs répètent l’histoire, la revivent et établissent ainsi un lien entre leur aujourd’hui et des événements situés dans l’histoire ou, disons, à sa lisière : sortie d’Égypte, traversée du désert, histoire d’Esther (Pourim) ou de Hanoukka, etc. On réitère également des événements qu’il paraît plus difficile encore d’inscrire dans l’histoire humaine : ainsi du chabbat, qui célèbre le repos divin après la création du monde. Cette nécessité du souvenir, exprimée comme une injonction (« Zakhor ! », souviens-toi), n’est pas spécifique au monde juif (voir ainsi l’anamnèse, dans la liturgie chrétienne), mais elle paraît, chez lui, portée à l’extrême. Souvenir du passé auquel s’ajoute un point décisif : on trouve bien, dans la tradition juive, la conception d’un temps historique, c’est-à-dire un temps « fléché », qui n’est pas ou pas seulement circulaire, mais tendu entre une origine (les étapes de la création) et une fin (les temps messianiques). Un temps de l’histoire, en somme, mais sans valorisation de l’histoire comme science.

Le rapport juif à l’histoire a toutefois changé avec les Lumières (Haskalah). On le voit bien aujourd’hui : les Juifs s’intéressent à l’histoire, à commencer par la leur. Des « histoires des Juifs » écrites depuis des temps anciens constituent, rétrospectivement, une série où prennent place des monuments historiographiques célèbres : Heinrich Graetz, Simon Doubnov, Salo Baron et d’autres encore. Les choses remontent à loin : tout commence avec l’histoire sainte et Flavius Josèphe (vers 37-après 100), continue avec des érudits, pas forcément juifs, de l’époque moderne (XVIIe-XVIIIe siècles) ou du XIXe siècle, et se poursuit encore aujourd’hui. Mais cette continuité est trompeuse : elle masque une profonde évolution du rapport juif au savoir historique, survenue avec l’émancipation, à partir de la fin du XVIIIe siècle. Celle-ci a ouvert la possibilité d’un investissement intellectuel dans les savoirs profanes, désormais conçus comme légitimes au-delà de la triviale nécessité d’assurer sa subsistance. Avec le développement consécutif de la « science du judaïsme », la Wissenschaft des Judentums, au XIXe siècle, l’étude de l’histoire s’ancre dans les pratiques d’intellectuels juifs. L’histoire est devenue « la foi des Juifs perdus », selon la fameuse formule de Yerushalmi. Le resurgissement tardif de l’écriture de l’histoire chez les Juifs européens, alors que les chrétiens la pratiquaient déjà de longue date, est ainsi dû à une évolution de fond de la conscience juive. Plus tard, au XXe siècle, l’enracinement et la victoire du projet sioniste, qui, pour faire écho aux propos de Momigliano, restitue un « centre national et religieux » aux Juifs, jouent un grand rôle, y compris sur le plan historiographique ; la Shoah laisse bien sûr une marque profonde, en reconfigurant mais, étonnamment, sans les ruiner, les positions critiques exprimées par Baron en 1928 contre une « conception lacrymale » de l’histoire juive[3]. Signalons enfin l’implication toujours plus grande des Juifs dans l’histoire des sociétés majoritaires, dans le mouvement des idées ou dans l’action politique : ce phénomène corollaire de l’émancipation donne l’impression que, de plus en plus, les Juifs font leur histoire et, même, contribuent à faire l’histoire de leur temps (voir les thèses retentissantes développées par Yuri Slezkine dans Le Siècle juif[4]. Bref, l’histoire comme savoir des Juifs est profondément conditionnée par leur histoire comme ensemble d’événements.

Comme souvent, il est dans la tradition même des éléments que l’on peut mobiliser pour légitimer cette approche. Ne lit-on pas, dans le Deutéronome 32, 7 : « Souviens-toi des jours antiques, médite les annales de chaque siècle » ? Si la première partie de l’injonction paraît renvoyer à l’obligation de la mémoire, la deuxième partie peut faire signe vers l’histoire : l’étude de celle-ci serait-elle un précepte biblique ?

 

 

*Pierre Savy est directeur des études pour le Moyen Âge à l’École française de Rome. Il étudie l’histoire des Juifs dans l’Italie de la Renaissance. Il a dirigé le volume collectif Histoire des Juifs. Un voyage en 80 dates, de l’Antiquité à nos jours (Presses universitaires de France, 2020).

 

 

 

Légende de l’illustration Une certaine vision de l’histoire : les Hébreux préparent les azymes et quittent l’Égypte (gauche), l’armée de Pharaon se lance à leur poursuite (droite), dans la « Haggadah à têtes d’oiseaux » réalisée en Allemagne du Sud, vers 1300. Musée d’Israël, Jérusale

[1] Auteur de Zakhor : histoire juive et mémoire juive [éd. or. 1982], Paris, La Découverte, 1984, rééd. Paris, Gallimard, 1991.

[2] Auteur de Contributions à l’histoire du judaïsme [éd. or. 1987], éd. Berti Silvia, Nîmes, L’Éclat, 2002.

[3] « Ghetto and Emancipation. Shall We Revise the Traditional View ? », Menorah Journal, 14, 1928, p. 515-526, maintes fois réédité.

[4] Éd. or. 2004, Paris, La Découverte, 2009.

Publié le 13/02/2022


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