Numéro 14 - Retour au sommaire

L'impardonnable

Ecrit par Entretien avec Danielle Cohen-Levinas - Philosophe et musicologue

L’impardonnable

Entretien avec Danielle Cohen-Levinas, philosophe

 

Peut-on tout pardonner ? C’est la question posée par Danielle Cohen-Levinas dans son livre L’Impardonnable (éd. du Cerf, 2021). La philosophe et musicologue répond à nos questions sur l’impardonnable, l’antisémitisme, l’oubli et la mémoire.

 

Propos recueillis par Karen Allali

La tradition juive ne fait-elle pas l’apologie du pardon, à l’instar de celui accordé par Dieu lui-même aux Hébreux à la suite de la faute du veau d’or, pardon céleste qui invite aussi à excuser autrui (comme l’enseigne la liturgie de Kippour) ?

 

Je ne dirais pas exactement que la tradition juive fait l’apologie du pardon. La notion d’apologie ne convient pas, car le pardon implique un retour sur soi qui n’est pas dépourvu de gravité, voire de solennité, à l’écart de toute apologétique. En revanche, le pardon est une bénédiction qui constitue un paradigme biblique essentiel, dans la mesure où il implique une idée de réparation et de justice ancrées dans l’humanité biblique et dans le message des prophètes. Par ailleurs, le pardon de Dieu n’est pas le pardon de l’homme. C’est un point essentiel qui distingue le judaïsme du christianisme. Le pardon accordé par Dieu aux Bné Israël suite à l’épisode du veau d’or est irréductible à Dieu et ne peut être comparé à aucun autre. Il est de la nature de l’homme de fauter. On se souvient des paroles du psalmiste : « Quel est l’homme juste qui n’a pas fauté ? » La sagesse juive prend en considération la vulnérabilité de l’homme, ses pulsions destructrices. Mais entre les fautes pardonnables et l’irréparable – le meurtre par exemple, ou la volonté inextinguible de tuer, de persécuter et d’exterminer – il y a plusieurs registres d’interprétation possibles. Tout n’est pas pardonnable. La merveille du judaïsme consiste précisément à distinguer les fautes commises envers Dieu, que seul Dieu peut pardonner, des fautes commises par un homme envers son prochain, ou le prochain du prochain. Dans ce cas de figure, seul l’homme peut pardonner. Ainsi, si Dieu pardonne pour la faute du veau d’or, c’est aussi parce que Moïse a plaidé la cause des Hébreux. Cette configuration narrative est exemplaire. Entre Dieu et les Bné Israël, il y a Moïse, le plus grand des prophètes et le plus grand législateur du Pentateuque. Songez également, puisque vous évoquez la liturgie de Kippour, au Livre de Jonas, que nous lisons à Kippour précisément. Dans ce récit, on assiste à un retournement du décret divin par Dieu lui-même, alors même que Jonas est dans l’incompréhension de la décision de Dieu qui, face à la réaction remarquable des habitants de Ninive, décide de ne plus détruire cette ville. Ainsi, il existe plusieurs scénarios possibles de pardon dans la Bible, comme une sorte de dramaturgie qui met en relation des situations concrètes, tangibles, avec des phénomènes d’interruption et de retournement que seul Dieu peut susciter.

 

 

La paix entre les nations, la concorde nationale et, à une échelle plus individuelle, la vie sociale, amicale, conjugale, n’exigent-elles pas qu’on pardonne pour pouvoir, comme on dit, « passer à autre chose » ?

La paix entre les nations est ce vers quoi la tradition juive et la Tora comme le Talmud nous inclinent. Mais la Bible comme les commentaires rabbiniques sont à cet égard sans naïveté. Il ne s’agit pas uniquement de « passer à autre chose », mais de tirer les enseignements de ce qui précisément ne passe pas : le désir de nuisance d’Amalek, comme prototype du mal et de l’antisémitisme, ne passe pas. Non seulement il ne passe pas dans le récit biblique, mais il est dit que ce n’est qu’à la fin des temps qu’il sera vaincu et que l’humanité pourra enfin « passer à autre chose ». Quant aux querelles conjugales ou entre amis de bonne constitution, la législation rabbinique, si on s’en tient à elle, envisage différents cas de figure qui sont loin de passer tous l’éponge, si je puis dire. La Tora et le judaïsme rabbinique ne décrivent pas un monde irénique dans lequel les fautes graves sont pardonnées parce qu’il est préférable de passer à autre chose. Nous ne sommes pas dans un univers qui privilégie la psychologie aux dépens de la loi. Il existe une éthique de la loi qui peut être sévère, très sévère même. Mais, encore une fois, la question du pardon dans mon livre n’est pas envisagée sous cet angle, sous l’angle des relations interpersonnelles, entre amis, entre maris et femmes, entre parents et enfants. Je formule une autre hypothèse : tant qu’il y aura de l’antisémitisme et la haine de l’autre homme, les nations ne connaîtront pas la paix. Il n’y a pas d’eschatologie de la paix qui tienne dans un monde miné par cette haine, par l’exclusion du Juif ou de toute autre nation, peuple ou religion.

 

Votre livre aborde bien entendu la question de l’antisémitisme et sa tragique pérennité. En disant, comme Jankélévitch, que les crimes commis par l’Allemagne nazie sont « imprescriptibles » et « impunissables » par définition, comment envisage-t-on, aujourd’hui, les relations avec des Allemands contemporains qui ne sont pas responsables de ce qu’ont fait leurs aïeux ?

Il y a deux aspects dans votre question qui sont totalement dissociés dans mon livre. Je ne confonds absolument pas les nazis avec les Allemands, qu’ils soient contemporains ou non. J’aborde la question de la Shoah sous un angle historique et théologico-politique. Il va de soi qu’il y a des Allemands contemporains, comme des Français contemporains ou toute autre nationalité, dont on peut dire qu’ils sont toujours dans une dynamique négative par rapport aux Juifs, qu’ils se tiennent au bord de l’antisémitisme. Mais il y a aussi des hommes et des femmes de toutes les nations et de toutes les religions qui défendent avant tout l’humanité de l’homme, qui s’érigent contre la barbarie et la doxa totalitaire. L’antisémitisme n’est pas un fait nouveau et notre vieille Europe n’est jamais à l’abri d’un renouveau de l’antisémitisme et des populismes de gauche comme de droite. L’Allemagne nazie a commis l’irréparable et l’imprescriptible, mais hélas elle n’était pas seule. La France de Vichy, n’en déplaise à Éric Zemmour, s’est rendue complice de cet irréparable. Cependant la France fut aussi un haut lieu de résistance qui a sauvé des Juifs. Dans un même lieu, un même pays, une même nation, cohabitent l’immonde et le courage, le collaborateur et le résistant. Ce serait commettre une erreur grossière que de rabattre Allemagne nazie et France de Vichy sur les Allemands et les Français en général. Cela ne signifierait rien de moins que d’essentialiser les nations, de dire qu’elles sont par essence nazies ! Vous ne trouverez nulle part dans mon livre ou dans mes écrits une telle chose. Jankélévitch n’a jamais confondu Allemands et Allemagne nazie. Son choix de ne plus revenir en Allemagne après la guerre relève d’un neder, d’un vœu, que Levinas aussi a formulé. Ni l’un ni l’autre ne sont retournés en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Mais il m’importe de lever une éventuelle confusion. Ils n’ont jamais fait l’équation que vous suggérez : Allemand = nazi.

 

Dans Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt explique que le mal n’a rien d’exceptionnel. À la différence du bien qui peut parfois se manifester de façon extraordinaire. Partagez-vous ce point de vue ?

Hannah Arendt s’inscrit dans l’héritage du philosophe Kant qui a pensé la question du mal radical. Elle problématise cette question de manière discutable selon moi dans Eichmann à Jérusalem. Je discute moi-même ses hypothèses dans mon livre, et j’explique pourquoi le concept de « banalité du mal » est ambigu, voire dangereux. Aucun antisémitisme ne doit jamais être banalisé. Banaliser la haine est déjà une porte ouverte sur la résignation, sur le fait de rationaliser le mal, de lui trouver des excuses, de le justifier politiquement et institutionnellement. À cet égard, la réflexion d’Hannah Arendt sur les totalitarismes est remarquable, mais l’attention portée sur le système qui nie le sujet, le système en tant qu’il retire à l’homme la possibilité de penser et d’agir le cas échéant contre le système, ne laisse aucune place à l’exception. Que dire des Justes qui se sont soustraits à l’inhumanité du système concentrationnaire, au péril de leur vie ? Que dire de la conscience humaine quand elle se refuse à tuer son prochain ? L’idée qu’Hannah Arendt développe, selon laquelle seul le bien est exceptionnel et le mal est ordinaire, ne doit pas être prise à la légère. Cette idée, on la trouve déjà formulée chez Platon, dans le Livre VI de La République, que Levinas cite dans la préface allemande de Totalité et Infini : le bien au-delà de l’essence. Il faut aussi entendre le mot « bien » dans sa dimension de justice.

Hannah Arendt ne situe pas son discours dans le sillage de l’humanité biblique, mais dans celui d’un monde qui se disait éclairé, rationnel, à l’abri de la barbarie radicale. Il ne faut jamais oublier que c’est dans ce monde-ci, dans l’Europe que chérissait Arendt, que le projet d’extermination de tous les Juifs d’Europe fut rendu effectif.

 

 

Considérez-vous que l’antisémitisme est inéluctable ?

Je considère qu’il est un fait civilisationnel irréductible, avéré, et qu’en conséquence il ne fait pas partie des questions qui trouvent une résolution définitive. Ce n’est pas demain la veille que l’antisémitisme cessera de propager son venin mortel. L’histoire du peuple juif, quel que soit le chemin que nous prenons pour en parler, est une démonstration de cet incessant mouvement de retour qui commande, propulse et répand la haine des Juifs, y compris lorsque les Juifs se croyaient en sécurité. L’antisémitisme est une hydre à plusieurs têtes. Vous lui en coupez une, mais il y en a toujours une autre pour prendre le relais. Pour autant, le mot « inéluctable » ne me convient pas. Combattre l’antisémitisme, résister, survivre, cela signifie refuser résolument l’inéluctable.

 

 

 

 

Publié le 26/01/2022


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