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L'original instable : sur la Tora évite, la Tora orale et l'oubli

Ecrit par Noémie Benchimol - Doctorante en philosophie

Pourquoi est-il interdit de réciter par cœur la Tora écrite et pourquoi, a contrario, écrire un rouleau de Tora est-il une obligation ? Comment les sages du Talmud sont-ils passés de la question de l’original de la Tora à celle de son essence  ? 

 « Nos Maîtres ont dit : Comme Moïse savait qu’il allait mourir ce jour-là, que fit-il ? Il copia treize rouleaux de la Loi, douze pour les douze tribus et une treizième qu’il plaça dans l’arche d’Alliance, afin que si quelqu’un veuille un jour en falsifier une partie, on le trouve dans l’arche d’Alliance. » (Midrach Devarim Rabba, 9,9)

Si on me demandait quel fut le métier de Moïse, je répondrais : secrétaire particulier de Dieu, puis scribe. Prophète ? Allons, ce n’est pas un métier, prophète, c’est une vocation, une élection. Chef politique, pasteur du peuple ? Une charge plus qu’autre chose. Secrétaire particulier donc, chargé de recueillir la Parole Divine, de la mettre par écrit puis de la transmettre au peuple d’Israël pour sceller l’Alliance et ensuite, comme dans ce Midrash-ci, scribe , copiste .

A l’instar de ces conservateurs de musée qui, face à l’urgence et l’horreur de l’Histoire, craignant des destructions, sauvent in extremis des manuscrits précieux, Moïse, au jour même de sa mort, mû par l’urgence et angoissé face à la perspective de la dénaturation, copie la Tora. Il la copie douze fois, pour que chaque tribu en possède un exemplaire, puis la copie à nouveau une treizième fois.

Treizième rouleau qui n’est pas l’original du texte, qui n’a en fait rien de différent des douze autres, si ce n’est le fait d’avoir été arbitrairement choisi pour incarner la bonne version, la norme à laquelle il faudra comparer toutes les copies à venir pour vérifier que ne s’est pas glissée une erreur, ou pire, une tentative de falsification ou d’oblitération.

Le Midrash ne nous dit pas à partir de quel texte Moïse a copié ces treize rouleaux. A partir de l’original du Sinaï ? Y a-t-il eu un original sinaïtique qui corresponde à ce qu’on appelle notre Tora écrite ? Pas sûr.  Tout ce que l’on sait, c’est que ce n’est pas ce dernier qui est estampillé du cachet de la « bonne version », mais bien la treizième copie .

Première leçon : la bonne version n’est pas une version princeps, c’est une bonne copie préservée, justement, des erreurs de copistes, de transmission, de manipulation. C’est une copie figée, protégée, conservée et surtout cachée, sacralisée. Un témoin, à proprement parler, qui pourra confondre les faussaires.

Or, si le treizième rouleau est la garantie des autres, les douze rouleaux vivants, circulants, et par là même fragiles, exposés, sont, eux, la condition de vivification du treizième. Un texte qui ne serait lu par personne et à qui aucun ne saurait être comparé ne serait pas une bonne version, ce serait un tombeau.

Nous avons dit plus haut « l’original du Sinaï » : or, tel l’horizon qui recule à mesure qu’on s’en approche, ou tel un tableau impressionniste qui se brouille lorsqu’on le regarde de près, l’original de la Tora est essentiellement ce que Luciano Canfora appelle, dans Le Copiste comme auteur, un « original instable, certainement pas unique, et même, de fil en aiguille, provisoire ».

Deuxième leçon : l’originel n’est pas l’original.

Pour une analyse de l’ontologie de la Tora, qui déplace la question de l’origine (question aporétique et au fond peu intéressante) à celle de l’essence, il faut regarder du côté d’un des passages talmudiques les plus célèbres, les plus commentés, celui concernant la nature de la Tora dans le Talmud (traité Guittin, p. 60b), se demandant si elle est d’essence orale ou écrite . L’essence du texte est-elle la trace condensée, ramassée, générale, d’un « avant le texte » qui serait l’objet de l’Alliance, la partie écrite constituant alors quelque chose comme les conditions générales du contrat ? C’est ce que semble suggérer rabbi Yohanan dans le passage talmudique en question : « La majorité est orale, la minorité écrite, comme il est dit : « Car c’est selon  ces choses/paroles que J’ai scellé avec vous l’Alliance » (Exode 34, 27) ,

Ou bien est-elle essentiellement écrite, en ce que la majorité des lois orales sont en fait rattachées et dérivées de la Loi écrite, ce que semble suggérer rabbi Eléazar : « La Loi est en majorité écrite et en minorité orale, comme il est dit : « J’ai mis pour lui la majorité de ma Tora par écrit et elle a été considérée comme étrangère »  (Osée 8,12).

L’enjeu de la controverse entre rabbi Eléazar et rabbi Yohanan pourrait bien se dire ainsi : La Tora est-elle par ce à quoi elle a été soustraite ou par ce qu’elle produit ? La Loi est-elle réduction, fixation écrite, d’un « avant le texte » ou bien principe de production vivant, une sorte d’organisme créateur d’herméneutique ? En d’autres termes, l’interprétation est-elle prolifération, production, abondance, ou bien retour, retrouvailles, remontée ? La réponse est évidemment duelle : elle est les deux à la fois.

Ce qui se joue entre rabbi Yohanan et rabbi Eléazar dans le Talmud est bien une opposition de type ontologique sur la nature de la Loi et sur la validité du critère temporel pour déterminer sa nature. Le même passage talmudique explique ensuite au nom de rabbi Yéhuda Bar Nahmani la raison du redoublement de la contradiction apparente existant entre les versets d’Osée et de l’Exode dans le même verset de l’Exode (« Dieu dit à Moïse : Ecris ces choses, car c’est selon (al pi) ces choses que J’ai contracté Alliance avec toi et avec Israël.»)

Et le Talmud de répondre : « Les choses écrites, tu n’es pas autorisé à les dire oralement, les choses orales, tu n’es pas autorisé à les mettre par écrit. »

En résumé, quelle que soit la modalité selon laquelle la Tora a été donnée, chacune doit être préservée dans son mode de donation, l’écrit doit rester écrit, l’oral doit rester oral.

De l’interprétation habituelle de cet interdit général – sur lequel existe une immense littérature rabbinique et universitaire –, on déduit généralement deux autres interdits : tout d’abord, celui de réciter l’intégralité de la loi par cœur, c’est-à-dire, de rendre le médium de l’écriture superflu et ainsi de devenir soi-même le médium et la source de profération. Ensuite, celui de mettre par écrit la Loi orale, c’est-à-dire de rendre le maître et la transmission superflus.

Deux impossibilités, deux refus : devenir soi-même le texte, et que le texte ne soit rien d’autre que lui-même, c’est-à-dire une pure identité empêchant de le dérouler, de le lire, c’est-à-dire de l’interpréter. Un homme ne peut être le texte car l’intégrité de ce dernier ne serait alors plus garantie : il se passerait ce qui s’est sans doute passé avec les troubadours médiévaux. Chacun ajoutait sa marque ; ce qui venait de l’auteur et ce qui venait de soi se confondaient dans une sorte d’écriture infinie, vivante, cumulative, mais aussi anti-canonique, de telle sorte qu’il n’existât plus de version écrite « homologuée » sur laquelle on puisse discuter, débattre. En effet, l’activité de l’interprétation porte toujours sur une unité fixe, un même. Sans ce fond commun et fixe, nulle mobilité possible. Autrement dit, si seule la mobilité avait cours, interprétation et création se confondraient en un seul geste. L’objet lu et la manière de le lire ne seraient plus deux actes séparés mais bien un seul et même acte créateur. C’est la raison pour laquelle l’écriture d’un treizième rouleau par Moïse devenait nécessaire. C’est également pour cela qu’écrire ou faire écrire un rouleau de Tora est une obligation (mitsva).

Nous avons mentionné ci-dessus quelques raisons pour lesquelles il ne fallait pas que l’homme devienne le médium du texte écrit (première partie de l’interdit) mais nous n’avons encore rien dit de l’impossibilité même de devenir le médium du texte écrit. Le Maharal de Prague, dans Tiféret Israël (chapitre 68), suggère que l’impossibilité tient à ce que le lieu de l’Alliance se trouve dans les corps mêmes des Enfants Israël, et que ce lien est la Loi orale pénétrant les corps .

La Tora écrite, médium objectif, matériel et extérieur, ressemble à un contrat moderne alors que la Tora orale est la seule à résider en l’homme, et à laisser saisir, comme le dit Alain Supiot, « les choses par les hommes » . Le paradigme occidental accordant à la chose écrite un poids absolu oublie que le lieu de l’oralité n’est pas un nulle part, mais qu’il y existe bien un support, qui n’est autre que l’homme lui-même. C’est sans doute à cela que le rabbin Yossef-Dov Soloveitchik, le Beth Halévi, pensait lorsqu’il écrivait dans Derush (chapitre 18) : « Israël est lui-même le parchemin de la Tora orale, comme il est écrit dans Les Proverbes : « Ecrivez-les sur les tablettes de votre cœur » .

Brouillant les frontières de l’écrit et de l’oral et considérant avec sérieux la métaphore d’Israël comme parchemin de la Loi orale, le Beth Halévi nous dit que la Tora orale répond aussi à la définition du texte écrit. Ce qui change, c’est le support : le cœur en lieu et place du papier, le corps en lieu et place du parchemin.

C’est précisément pour cette raison que réciter par cœur la Tora écrite est non seulement interdit mais impossible. Ecrire en soi alors que l’on est déjà un texte forme un objet que les philologues connaissent bien : un palimpseste, un texte écrit sur un autre texte, préalablement gratté ou effacé. Superposer deux textes les rend illisibles . Effacer le premier pour laisser place au second  : c’est la définition même de l’oubli.


Publié le 20/12/2018


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