Juda ben Téma dit : Sois audacieux comme le léopard, léger comme l’aigle, vif comme le cerf, fort comme le lion, pour accomplir la volonté de ton père qui est aux cieux. Il disait : La face audacieuse est pour l’enfer, la face honteuse pour le jardin d’Eden. Que ta volonté, Hachem notre Dieu, soit de construire ta ville prochai- nement de nos jours et place notre sort dans ta Tora. (Maximes des Pères, 5,20)
Qui est ce roi de gloire ? Hachem audacieux et puissant,Hachem puissant à la guerre ! (Psaumes, 24,5)
Ils énonceront l’audace de tes prodiges, et je narrerai ta grandeur. (Psaumes, 145, 6)
Réfléchissant au paradoxe proféré par Juda ben Téma, ou au registre littéraire du livre des Psaumes évoquant l’oeuvre divine, je me dis que le décalage est maintenant devenu trop grand…
Comme tant d’autres mots aujourd’hui, le terme appartient désormais au vocabulaire du spectacle. Tel le critique qui croit honorer « l’artiste » de ses réflexions et de son précieux jugement en qualifiant d’« audacieux » un geste, une parole, une attitude. « Ô l’audacieuse cabriole ! », l’incroyable performance dont l’outrecuidance n’a de borne que la servilité de l’acteur. « Il a osé le faire ! » rugit le commentateur sportif ou littéraire – qui emballe dans l’extase du « sacré culot » une marchandise audiovisuelle incertaine, glorifiant indistinctement la puissance du verbe, la précision du coup de pied ou une marque de sous-vête ments.
C’est la loi du spectacle, du cirque, qui réclame chaque heure de nouvelles performances accompagnées de toujours plus de risque et d’audace. Afin que le spectateur en ait pour son argent. Curieuse jouissance tout de même, que de s’exciter de la hardiesse des autres, payés pour ce faire. Dans le petit être timoré qui s’émeut sur son siège, soudain ébranlé par la témérité de la performance qui fait grimper son taux d’adrénaline, on reconnaît l’adolescent attardé se soulageant devant des revues coquines. Et qui désormais s’insurge qu’on ne lui en montre jamais assez.
On sent confusément qu’une limite guette cet échange, que la spirale de l’audace ne peut que mal finir. Dans le drame ou dans la dérision. Le plus souvent dans la posture blasée du spectateur ingrat. J’imagine qu’un jour, pour achever sa représentation, un acrobate dépressif pointerait un pistolet sur la foule des spectateurs apeurés, découvrant subitement qu’ils n’ont jamais payé pour cela. Encore qu’il aurait été audacieux de leur part de partager les risques. Et qui sait si, au fil du temps, ces éternels adolescents n’en viendront pas là, quand ils en auront marre de courir les filles de joie.
J’éprouve donc un grand malaise à évoquer, au beau milieu de la société du spectacle, le courage des sages d’Israël, quand bien même il y aurait lieu d’en parler au su de la dette immense que l’on a contractée à leur égard. Je veux dire pour ceux qui respirent l’air du Talmud et mesurent la hardiesse de chacune de ses assertions. Car la fidélité acharnée à la parole donnée, le courage de reconstruire chaque jour un monde signifiant, de mettre à l’épreuve sa pensée et ses habitudes psychologiques, et de devenir le support d’un questionnement permanent, tout cela n’a rien de spectaculaire. Et l’on en peut rien montrer. Ni le Talmud ni ses penseurs ni ses décisionnaires ni ceux qui aujourd’hui poursuivent leur travail n’ont de performance à exhiber. S’ils pensent juste, cela s’entend, et il suffit. Ceux qui s’imaginent le contraire, se croyant redevables d’une démonstration citoyenne et responsable, sont plus vaniteux que hardis, et tombent forcément dans l’imposture. La civilisation du judaïsme n’a pas créé de monuments architecturaux, de statues, de colisées, de portiques. On n’y connaît ni la hardiesse du sculpteur ni l’audace du dessinateur ni la témérité du trapéziste ni le courage du clown ni la majesté de l’architecte. Exit l’artiste ! Foin du théâtre ! Beaux et belles tournent sans costumes ni décors, leurs gestes s’enlisent dans le rituel, leurs grands mots tombent dans le commentaire. Le spectacle du judaïsme est éternellement dérisoire. Il fait de la peine, comme on dit. Vieille histoire, au demeurant, qui commence au mont Sinaï :
Vous veillerez fermement sur vos âmes car vous ne vites aucune image le jour où Hachem votre Dieu vous parla au mont Horeb, du sein du feu. Vous vous détruiriez, sinon, en fabriquant à votre usage quelque figure représentant toute forme mâle ou femelle, toute forme d’animal terrestre, toute forme d’oiseau ailé volant dans le ciel, toute forme rampant sur le sol, toute forme de poisson marin sous la terre. Tu lèverais, sinon, tes yeux vers le ciel et tu verrais le soleil, la lune et les étoiles des cohortes célestes, et tu serais relégué à te prosterner devant eux et à leur vouer un culte, alors qu’Hachem ton Dieu les a destinés à tous les peuples sous le ciel, tandis qu’Hachem vous prenait et vous délivrait du creuset de fer de l’Égypte pour que vous deveniez son peuple héritage comme aujourd’hui. (Deut. 4, 15-20).
La cause de notre vie, de notre loi, de nos mœurs est imperceptible, et elle n’a rien à montrer. Ce qui est vraiment douloureux aux hommes, qui parcourent ciel et terre pour inventer chaque jour les nouvelles images auxquelles s’atta-cher. Quelque bribe d’exaltation à attraper, un nouvel objet d’enthousiasme, quelque chose, enfin, auquel vouer un culte. De l’idéal, du beau, du grand, et surtout qu’il se montre. Alors que le premier enseignement de la Bible est que toutes les images sont fallacieuses. Si chose pareille était admise, on saurait reconnaître l’audace actuelle des hommes pour ce qu’elle est : une simple exhibition ayant pour décor le plafond des nuages. Et puisque nul ne crèvera ce plafond par ses gesticulations, fussent-elles les plus risquées, il reste au vrai courage à déserter le spectacle.
Faut-il de l’audace pour penser, vivre, habiter en posant pour principe l’au-delà des représentations ? Faut-il pour cela aspirer à une autre terre et à un autre ciel ? Ou bien cette terre séculaire porte-t-elle encore quelques Juifs se fichant totalement du spectacle fascinant de la nature, et plus encore du clinquant dérisoire des mises en scène humaines ? Faire un pas de côté, marquer un écart vis-à-vis de l’idolâtrie, est-ce si hardi ? Ou bien suffit-il simplement de cesser de confondre l’éclat du bout de notre nez avec le scintillement des étoiles ? Rien pourtant qui ne soit ici que fidélité à notre héritage et fidélité à la vérité. D’ailleurs nos pères, dont on aurait aimé vanter l’aplomb et la volonté, n’eurent même pas la force de se délivrer seuls. Il fallut que l’irreprésentable vienne les arracher au mensonge en fouillant au fond du bocal égyptien.
Il serait plus juste alors de rendre courage et culot à qui de droit, à l’unique maître de guerre, qui seul réalise l’impossible. Puisque à l’audace nous avons si peu part. Mais saurons-nous dire la grandeur de ce qui dépasse le ciel ? Les prodiges de hardiesse qui enfantèrent l’univers ? Je crois les hommes d’aujourd’hui incapables de parler d’autre chose que d’eux-mêmes. Ils sont si peu hardis, au fond, qu’ils ne sauraient franchir le périmètre de leur nombril. Nous ne connaissons même plus les mots simples qui disent le jour et la nuit, le travail et la veille, la vie et la mort, l’enfance et la vieillesse. Comment saurions-nous dire l’invisible ?
Publié le 19/10/2018