Numéro 14 - Retour au sommaire

Abraham Heschel : un tsadik en quête de sens

Ecrit par Yeshaya Dalsace - Rabbin de Dorvador

Abraham Heschel : un tsadik en quête de sens

Yeshaya Dalsace. Rabbin de DorVador

 

Un peuple comme une spiritualité sont portés de génération en génération par des personnalités exceptionnelles et des hommes de vision. Pour le judaïsme du XXsiècle, le rabbin Abraham Heschel (1907-1972) restera l’une des figures spirituelles les plus marquantes et les plus engagées.

 

L’originalité d’Heschel vient de son parcours exceptionnel. Il est né en 1907 à Varsovie au sein d’une célèbre dynastie hassidique polonaise (il porte le nom de son célèbre ancêtre d’Apt). Enfant surdoué pour l’étude (ilouy), il était destiné à devenir un admour entouré d’une cour de hassidim dévoués. Riche d’une solide formation classique en yeshiva et du titre de rabbin (hasmakha) dès ses 16 ans, il s’éloigna de son milieu ultraorthodoxe au profit de la modernité. Il fréquenta un lycée en yiddish, sa langue natale (il n’était jamais allé à l’école car formé à la maison), puis, en 1927, il partit vers le Berlin des lumières juives accomplir des études universitaires et obtenir son doctorat. À Berlin, il rencontra Buber, Corbin et bien d’autres intellectuels. Expulsé par les nazis vers Varsovie en 1938, il fut convié à enseigner aux États-Unis en mars 1939 et échappa ainsi in extremis à la tragédie du ghetto et de Treblinka où périt sa famille (sa mère et sa sœur en particulier). Porteur d’un monde disparu, il fit tout son possible pour insuffler l’esprit de sainteté propre à l’univers de son enfance à un monde juif américain de plus en plus sécularisé et otage de « l’absentéisme spirituel ». Hanté par la barbarie, obsédé par les catastrophes à venir, il fit le maximum pour promouvoir la sainteté de l’humain.

Fidèle à l’inspiration hassidique, il fut une figure spirituelle, torturée par la question du devenir du judaïsme dans un monde en plein bouleversement, matérialiste et de plus en plus éloigné du divin comme de l’étude traditionnelle. Comment une religion si ancienne, si exigeante, peut-elle se confronter aux grandes questions d’aujourd’hui ? Comment faire pour que les enseignements de la Tora ne perdent pas de leur pertinence et demeurent un puits d’eau vive pour le Juif en voie de sécularisation ? Comment convaincre les Juifs de garder la voie de la sanctification du quotidien ?

Heschel chercha à éviter deux écueils opposés l’un à l’autre au profit d’une voie médiane.

Le premier était de se préserver de la modernité et des menaces de l’assimilation en se réfugiant dans un formalisme protecteur, mais artificiel à ses yeux, celui du légalisme rigide cher à l’orthodoxie. Pour Heschel, qui de toute façon ne croyait plus au dogmatisme, cette option porte en elle une rupture dangereuse entre le monde de la piété et le reste du peuple juif en quête de réponses spirituelles plus pertinentes. Il ne cessa de dénoncer les excès d’une pratique obsessionnelle au risque du dessèchement, construite au détriment des enjeux éthiques de notre monde et tournant le dos à l’humanisme des prophètes bibliques. Né dans l’orthodoxie, il ne pouvait y demeurer, sauf à trahir son authenticité.

Le second écueil, aux antipodes, était celui de l’étude critique universitaire, enfermée dans sa tour d’ivoire élitiste, certes fascinante, mais détachée du commun des Juifs, de leurs véritables problèmes et de toute spiritualité véritable.

Heschel connaissait bien ces deux mondes. L’ultraorthodoxie dont il était issu et l’universitaire où il fit carrière comme enseignant, notamment dans le prestigieux cadre du JTS new-yorkais après la guerre. Rejeté par les orthodoxes du fait de son ouverture, il fut assez mal vu chez les chercheurs, du fait de son éclectisme, de ses engagements sociaux et surtout de ses envolées spirituelles. Du coup, il reste difficile à classer.

Mais c’est justement cette originalité qui fait de lui une figure inspirante car celle d’un parfait homme libre sans jamais cesser d’être un Juif authentique (de mon point de vue, l’accomplissement juif par excellence). D’un côté, très attaché à la pratique de la Halakha, il ne pouvait trouver son compte dans un judaïsme réformateur désincarné qui l’avait fait venir aux États-Unis. Dès qu’il le put, il quitta l’Hebrew Union College au profit du judaïsme massorti où il trouva un meilleur équilibre entre tradition et modernité. De l’autre côté, l’orthodoxie restait bien trop obtuse pour réussir à le récupérer. Pour autant, il ne me semble pas que l’on puisse enfermer un tel homme sous une étiquette quelconque.

C’est cette position à la croisée des chemins, cette volonté de conciliation entre des tendances contradictoires, ce mélange d’ouverture, d’authenticité, d’engagement absolu pour un judaïsme dans le siècle, cette permanente confrontation aux enjeux spirituels qui font d’Heschel un modèle pour ceux en quête d’une voie médiane dans un judaïsme vivant, ouvert sur le savoir critique sans s’enfermer dans la sécheresse universitaire, sincèrement pieux sans les oripeaux chers à la radicalité teintée de ridicule si courante aujourd’hui, un judaïsme en quête de sa source, loin des tartuferies d’une piété exacerbée.

Pour lui, l’une des originalités du judaïsme est la construction du temps, en particulier celui du chabbat sanctifié par l’interdit de toute action transformant le monde. Cette discipline minutieuse et exigeante permet à tout Juif de construire son propre palais virtuel, mais bien réel, dès lors qu’on en respecte la sainteté. Sur ce point, comme sur bien d’autres, Heschel appréhendait la désacralisation du monde et un abandon de la discipline chabbatique et des fêtes et, avec elle, la perte du plus beau des édifices juifs.

Dans le domaine de la connaissance, Heschel s’attache à la notion d’esprit prophétique, dont Israël est le témoin (il écrivit un livre sur les prophètes d’Israël). Il croit profondément à l’inspiration, à l’intuition de la connaissance divine, y compris chez les grands penseurs juifs rationalistes (il écrivit un livre sur Maïmonide et une large étude sur Saadya Gaon). C’est le rapport à cette intuition, cette forme d’esprit prophétique, toujours présent en Israël que Dieu cherche et appelle en permanence, qui lui tenait à cœur. « L’inspiration prophétique plane sur la raison humaine », de sorte que le judaïsme ne saurait se figer dans le passé. Il comparait le judaïsme à un jardin bien vivant plutôt qu’à une serre servant à préserver des espèces rares. Il trouvait ainsi un sens spirituel inspiré par les grands mouvements d’idées qui bouleversèrent le monde juif, la Haskala, le sionisme, le socialisme…

Face à un judaïsme américain, matérialiste, assimilationniste, embourgeoisé et en perte de saveur, Heschel se dressa et tenta de réinsuffler de l’esprit. Il osa une parole critique, des engagements sociaux comme la lutte sans concession face à la ségrégation (il fut un intime de King). Il y a chez lui une radicalité fascinante, qui permet de le qualifier de rabbin subversif, de penseur inclassable transcendant les étiquettes. Il voulut remettre aussi bien Dieu que l’homme au centre d’un judaïsme de défit pour l’individu et la société. Il voulait que le judaïsme soit une brûlante spiritualité et non une convention identitaire ou un fade spectacle nostalgique.

Pour nous, Juifs français, que représente-t-il ? Il me semble que sa pensée, ses engagements, son courage, son exigence sont d’actualité pour une communauté endormie, percluse de conventionnalisme, déchirée entre une assimilation galopante et une orthodoxie engoncée dans son formalisme et ses conventions, mais sans grande hauteur de vue. Le judaïsme français aurait tout à gagner d’aller puiser à une telle source vive et trouver chez Heschel une source d’inspiration pour préparer demain. Les combats d’Heschel ne sont pas ceux d’un passé et gardent leur actualité. Le risque d’un judaïsme enfermé sur lui-même, préoccupé avant tout par sa seule survie, est celui d’une perte d’âme. Heschel, comme beaucoup d’autres victimes directes de la Shoah, lutta pour un humanisme universel. La reconstruction d’une communauté meurtrie ne pouvait se faire dans l’enfermement. Cet esprit d’ouverture manque à une bonne part du judaïsme français. Le racisme de la société américaine au temps de la ségrégation n’est pas celui de notre société, mais le combat contre le racisme reste actuel. On ne peut vouloir éliminer l’antisémitisme en délaissant les discriminations qui touchent les autres.

Heschel osa se prononcer contre la guerre du Vietnam, il dénonça « l’arrogance de l’esprit militaire », il appela à la désobéissance civile au nom de la loi talmudique. À l’heure du bilan catastrophique de vingt ans de « guerre contre le terrorisme » à la suite des attaques de 2001, que dirait Heschel de la politique occidentale, et américaine en particulier ? En ce qui concerne Israël, dont il fut pleinement solidaire, qu’aurait-il dit de la guerre du Liban ou des travers de l’occupation ? Devant le Congrès sioniste mondial de 1972, il exposa son désir d’une politique conforme aux exigences de l’éthique et dénonça le sang caché dans les monnaies américaine comme israélienne.

Il fabriqua des ponts entre les religions, engagé à fond dans le dialogue aussi bien avec le christianisme que l’islam. Il voyait d’un œil inquiet les divisions juives entre les courants et le mépris des uns envers les autres au détriment d’une fraternité juive transcendant les sensibilités.

Heschel fut aussi l’inspirateur de la lutte pour les droits des femmes à la synagogue, sur ce chapitre, le judaïsme français reste un des plus en retard, ou encore les droits des homosexuels. Il condamnait toute discrimination, et elles sont encore nombreuses, dites ou non dites, assumées ou pas, mais bien présentes dans notre communauté. Là encore, la voix courageuse et sans détour d’Heschel est pleine de sens et nous invite à aller de l’avant, un des plus grands défis pour le judaïsme français.

 

« La langue hébraïque ne possède point de mot pour dire chose, et les Juifs disent bon pour beau. Manquent-ils de sens esthétique, ne savent-ils point compter ? Ou, plus simplement, leur domaine est-il autre ? La civilisation, répond Abraham Heschel, n'est pas simplement une technique dédiée à la puissance de l'homme ; elle ne se mesure pas à l'entassement des objets, ni à l'accumulation des connaissances. C'est un certain art de maîtriser le temps, d'introduire le sacré dans nos travaux et dans nos jours. Tel est l'art de vivre qu'ont édifié les Juifs et que le chabbat continue à nous enseigner. » (4e de couverture du livre d’Heschel paru aux Éditions de Minuit)

 

 

Publié le 10/01/2022


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=399