Numéro 14 - Retour au sommaire

Le peuple de l'éternité

Ecrit par Entretien avec Nicolas Weill - Journaliste et traducteur

Nicolas Weill, pouvez-vous nous dire quelques mots de votre rapport à la tradition juive ?

Je préfère parler de rapport au judaïsme plutôt que de « tradition ». En effet, avec la fréquentation des textes, cette relation se révèle à moi de moins en moins comme une relation à un passé (que celui-ci soit personnel ou collectif) et de plus en plus comme une pensée et une pratique orientées vers l’avenir. En cela, plus j’approfondis les textes, plus je me sens éloigné de ce que l’on appelle le « judaïsme culturel », et du reste « culturellement » mon identité est, en réalité, française et occidentale. Cela évidemment n’implique pas que je me complaise à « secouer la terre de mes souliers », selon l’expression bolchevik qu’aimait citer Emmanuel Levinas à titre de repoussoir. Hébraïsant, je me suis beaucoup intéressé à la littérature israélienne, essentielle à mon avis pour comprendre la modernité juive, mais aussi à l’histoire des Juifs qui se fait dans les universités israéliennes et américaines, en traduisant plusieurs essais et romans qui y étaient consacrés. Le courant dont je me sens le plus proche est celui de l’orthodoxie moderne, Tora ‘im derekh eretz du rabbin Samson Raphaël Hirsch (1808-1888), autrement dit un judaïsme qui, rejetant la ghettoïsation comme l’assimilation, demeure ouvert sur le monde sans renoncer à lui-même. En termes actuels, cela signifie un judaïsme qui ne se vit pas comme la salle d’attente d’une éventuelle émigration vers Israël, mais qui affronte les difficultés, les questions comme les richesses de sa position historique hors de la terre d’Israël. Je précise que cette position n’implique de ma part aucune exclusive. J’attache en effet plus d’importance à la quête d’unité qu’aux distinctions et aux marquages identitaires. 

 

Nous nous intéressons dans ce numéro de L’éclaireur au lien entre histoire, mémoire et responsabilité dans la tradition juive. Comment les articuler, selon vous ?

Les Juifs d’aujourd’hui, en particulier les Juifs religieux, me paraissent exposés à un phénomène de « haine du passé » qui peut sembler paradoxal, tant nous sommes en apparence cernés par l’histoire et la mémoire. Dans un passage de La Dialectique de la raison (1994) les philosophes Theodor Adorno et Max Horkheimer expliquent l’antisémitisme contemporain, entre autres, par l’aversion que provoquerait le costume juif, lequel ferait revivre les traces et les aspérités d’un passé que la modernité capitaliste voudrait à toute force « lisser », considérer comme révolu et finalement éradiquer. Je trouve cette remarque intéressante parce qu'elle nous indique à quel point derrière, ou à travers la muséalisation ou le culte rendu à la mémoire, la modernité a en réalité horreur du passé. Elle l’enferme dans un culte mémoriel ou dans des musées pour mieux le « solder », pour ne plus se laisser encombrer par lui, pour gommer dans l’impersonnalité tout ce qui en lui dérange et, surtout, pour annihiler l’avenir dont il est porteur. Par-là, pourrait s’expliquer aussi le phénomène que représente l’étrange succès des séries télévisées ayant pour cadre le monde juif orthodoxe ou ‘haredi, et la fuite de certains de leurs membres, comme pour mieux légitimer une modernité et un présent pourtant éminemment critiquables. J’y vois là une continuation du statut de « témoins du passé » qui était assignée aux Juifs dans le monde chrétien, statut auquel ils doivent à la fois leur persécution et leur survie (contrairement aux hérésies), nous rappelle l’historien Yosef Yerushalmi (que les Juifs soient considérés comme le peuple de la mémoire, c’est la thèse développée dans son livre Zakhor, Histoire juive et mémoire juive, 1984). 

Faut-il opposer la mémoire à l’oubli ? Faut-il, pour être moderne, savoir d’abord oublier ? Non, même si je peux aisément comprendre, sans forcément la partager, ce que les Anglo-Saxons appellent l’« Holocaust fatigue » : une sorte d’épuisement face à la mémoire de la Shoah. Pourtant, si l’on compare le cheminement de la mémoire de la Shoah avec celui d’autres bouleversements historiques, importants quoique de nature fort différente, la Révolution française par exemple (derechef, mutatis mutandis), on pourrait en conclure – ce qui est totalement contre-intuitif – que nous n’en sommes qu’au début. Le moment viendra sans doute où cette mémoire de la Shoah nous conduira à des questions fondamentales encore globalement impensées qui appelleront une créativité intellectuelle, comme ce fut le cas après l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492, événement effroyable mais qui a généré, sur un temps certes très long, une incroyable créativité. Mais ce moment est encore devant nous. Peut-être est-on fatigués de cette mémoire parce que nous sommes lassés d’entendre ce qui a été jusque-là audible. Il reste à découvrir ce qui ne l’est pas ou pas encore. 

 

La Tora nous demande de nous souvenir d’Amalek et en même temps d’effacer son souvenir (Deutéronome 25, 17-19). Comment comprendre cette injonction contradictoire ? 

Amalek symbolise l’ennemi par excellence, celui qui veut détruire l’intégralité du peuple juif et dont Haman (évoqué à Pourim et qui avait le même dessein) se trouve être un descendant.

Selon Rachi, Amalek s’attaque aux « traînards » du peuple juif. Comme l’expliquent de nombreux commentateurs, outre l’ennemi historique, le combat contre Amalek est également une lutte intérieure contre certaines de nos tendances internes.

La Tora nous demande à la fois de nous rappeler d’Amalek et d’effacer son souvenir : c’est un véritable « double blind » ! On peut, me semble-t-il, comprendre les choses ainsi : ce dont il faut se souvenir, c’est d’effacer le souvenir. On doit lutter contre la tentation de ne nous définir que par le passé et surtout par le passé marqué par l’adversité, de ne construire notre être juif qu’à partir de l’ennemi. Il ne s’agit pas de nier l’adversité mais elle ne doit pas être première dans notre rapport au judaïsme. Encore une fois, il ne s’agit pas de nier les difficultés rencontrées par l’être juif ni l’adversité à laquelle il a dû faire face, mais de ne pas en faire quelque chose de constitutif a priori. Dans la Tora, Abraham reçoit l’annonce d’une Terre promise et d’une descendance avant de faire face aux difficultés (famine, fuite en Égypte, etc.).

 

Vous connaissez bien l’œuvre de Franz Rosenzweig. Comment ce philosophe majeur conçoit-il le temps, le calendrier, l’histoire ?

Je ne suis pas un disciple transi de Rosenzweig, mais c’est lui qui a véritablement tenté, au XXe siècle, de penser de la façon la plus explicite le rapport particulier du judaïsme à l’histoire. Sa thèse, révolutionnaire, telle qu’elle est longuement exposée dans L’Étoile de la rédemption, veut que le peuple juif ne soit pas un peuple du passé, mais au contraire un peuple qui, d'emblée, et sans médiation, habite l’éternité. Le peuple de l’histoire, pour Rosenzweig, c’est le christianisme. En ce sens, les Juifs ne sont ni du passé ni du futur, ou plutôt des deux à la fois…

J’ajouterais que Georges Lévitte (1918-1999), qui m’a appris beaucoup sur le judaïsme, disait que le peuple juif ne vit pas l’histoire sous la forme de la simple évolution mais comme un vortex, une spirale, un tourbillon, en conjuguant retour au même (le chabbat qui revient chaque semaine, le cycle des fêtes juives, les rituels qui se répètent à l’identique depuis des millénaires) et avancée dans le temps vers les temps messianiques. Cette conception, qui accorde toute sa place au retour du même (et donc au passé), se trouve en rupture avec l’idée de progrès linéaire (ou de course linéaire à l’apocalypse) au sens moderne. Et cette histoire à la fois cyclique et projetée vers l’avenir s’éprouve aussi bien à l’échelle individuelle que collective. Le passé n’est pas vécu de façon passéiste mais il conserve toute sa place. Tel est sans doute le sens de la formule biblique ‘Hadech yaméïnou kékédem (« renouvelle nos jours comme autrefois »). Parler d’éternité ne signifie pas que nous soyons individuellement éternels mais que nous avons un rapport à l’histoire qui envisage l’existence non comme une succession d’étapes mais comme un cycle éternel.

 

Publié le 24/12/2021


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