Numéro 14 - Retour au sommaire

Mémoire et responsabilité

Ecrit par Penina Soussan Bitton - Docteure en sciences de l'éducation et professeure d'hébreu

  זְכֹר יְמוֹת עוֹלָם בִּינוּ שְׁנוֹת דֹּר וָדֹר שְׁאַל אָבִיךָ וְיַגֵּדְךָ זְקֵנֶיךָ וְיֹאמְרוּ לָךְ 

« Souviens-toi des jours du monde, méditez sur les années, de génération en génération. Interroge ton père et il te dira, les Anciens et ils te diront. » (Deutéronome 32, 7)

 

Chaque membre du peuple d’Israël doit se souvenir des « jours du monde » par le questionnement des générations qui le précèdent. Le verbe  זכר(« souviens-toi ») est employé plus de deux cents fois dans la Bible hébraïque (תנ"ך) mais, sous la forme de l’impératif absolu zakhor, il ne s’y trouve que six fois, dont cinq dans la Tora et une sixième dans le premier chapitre du Livre de Josué. Il nous semble intéressant de passer en revue les citations de la Tora, à la forme absolue (utilisant l’expression du devoir impérieux de la mémoire :zakhor) mais également celles qui sont simplement à l’impératif (zékhor).

Il en ressort, nous le verrons, que le judaïsme ne conçoit pas son histoire au niveau des faits mais plutôt au niveau de la mémoire. L’enjeu de la transmission impose de soutenir un rapport à l’histoire qui n’a rien de commun avec les modèles hérités d’Hérodote et de Thucydide. Ce rapport privilégié à la mémoire, et plus précisément à la remémoration, exclut par nature les exposés uniquement factuels[1]. Même les textes bibliques les plus « historiques », par exemple les livres de Josué, de Samuel des Rois ou des Chroniques, qui rapportent les faits des tribus d’Israël et de leurs rois, ne restituent pas un « passé ». Ils forgent, par leurs récits, une sorte de conscience ou d’identité culturelle, donnant une signification précise au fait d’être juif, d’habiter en Terre d’Israël ou en exil, de vivre ou non selon les mœurs prescrites par la Tora, etc. Les événements y ont évidemment leur part, mais uniquement s’ils mettent en jeu les problématiques essentielles du judaïsme, telles qu’écouter la voix divine, respecter son enseignement, se soucier d’autrui, etc. Par ailleurs, nous savons que seules les prophéties utiles aux générations futures ont été mises par écrit.[2]

 

La force de la prescription zakhor (« souviens-toi »), qui traverse la Tora, est d’appeler à une activité de la mémoire destinée à rendre le passé toujours présent et donc à l’arracher en permanence au passé pour lui conférer une signification intemporelle. Le meilleur exemple est le traitement du mot « aujourd’hui » (hayom) exposé par le midrash et les commentateurs habituels. Ce terme, dans le texte biblique, est interprété comme un curseur qui se déplace sur la ligne du temps, de l’Antiquité à nos jours. Chaque génération est invitée à y lire son propre présent, son propre « aujourd’hui », puisque le livre est adressé à toutes les générations du monde. Dans la tradition hébraïque, le seul passé qui compte est celui qui, d’une façon ou d’une autre, habite encore le présent. Ce qui requiert un renversement de la perspective historienne habituelle : dans une culture qui plonge ses racines dans la plus Haute Antiquité, l’histoire « contemporaine » n’est souvent que l’ultime péripétie d’une dynamique ancienne. Faute de connaître ces dynamiques, on se méprend sur l’histoire contemporaine en manquant d’y voir les manifestations de causes plus profondes.

Selon l'interprétation de Rachi du verset cité en exergue, l'étude de l'histoire se fait à deux niveaux : le souvenir des punitions qu’Hachem a infligées aux générations précédentes et le souvenir des bontés qu’Il nous a prodiguées, pour que nous sachions et nous rappelions qu’aujourd’hui aussi les deux voies sont ouvertes devant nous : celle qui entraîne des douleurs et des souffrances et celle qui procure bonheur et succès, allant jusqu’à mériter le Messie. La mémoire est la condition pour tirer des leçons des erreurs et des conclusions positives des succès. Elle est l'outil de la raison qui permet le progrès et le développement de toute société.

La notion de mémoire n’a pas de sens en soi mais a un sens corrélé à celui de projet pour l’avenir et de décision pour le présent. L’histoire humaine se déroule de génération en génération. La notion de génération à son tour n’a guère de signification en elle-même. Pour en avoir une, il lui faut a minima être corrélée à une génération antécédente d’une part et à une génération émergente d’autre part. Lorsque cette corrélation n’est pas assurée, le risque est celui de l’amnésie et de la dérive, comme ce fut le cas pour la civilisation de la tour de Babel (Genèse 11, 2). C’est pourquoi Moïse y insiste tant au moment de quitter le peuple qu’il a conduit quarante années durant dans le désert extérieur et intérieur.

 

Passons donc en revue les différentes occurrences de זכר :

·      Première apparition de זכר (Exode 13, 3) 

« Et Moïse dit au peuple : souviens-toi (zakhor) de ce jour-là au cours duquel vous êtes sortis d’Égypte de la maison d’esclavage, car c’est d’une main forte qu’Hachem vous en a sortis, et tu ne mangeras pas de pain levé. » On le voit, la première catégorie du souvenir est liée à la célébration d’un événement historique fondateur. Selon ce passage, le devoir de mémoire est lié à un événement national qui doit être conservé à travers les générations via un cérémonial, en l’occurrence la fête de Pessa’h. Le détournement systématique du passé en présent est le mode opératoire de nombre de pratiques liturgiques. Les prescriptions relatives aux jours de fête développent une conscience du temps si peu factuelle qu’elle produit finalement un autre ordre de temporalité, une structure mémorielle dont le contenu est sans cesse « fécondé » pour créer du ‘hidouch, de l’inédit. Le séder contribue à vivre chaque année une histoire antique, à travers laquelle le peuple juif se découvre lui-même et se définit sans cesse. Structure historique précise, qui contraint chacun à examiner chaque année la représentation qu’il a de lui-même et de sa position dans le monde. Car comme le stipule le texte de la Haggada« Chacun a l’obligation de se voir comme s’il sortait lui-même d’Égypte. » Le « comme si » concentre évidemment en lui toutes les questions. Mais il est aussi précisément l’enjeu de la répétition. Le récit du soir de Pessa’h n’est pas le simple décalque du récit de la Tora, c’est déjà une interprétation. L’événement historique n’est jamais exposé pour lui-même, il est déjà pris en charge par une lecture. De proche en proche, l’ensemble des pratiques (mitsvot) constitue une sorte de « mémoire continuelle », inlassablement répétée au fil des générations.

 

·      Deuxième occurrence (Exode 20, 8) 

« Souviens-toi du jour du chabbat pour le sanctifier. » 

Ce verset est très connu puisqu’il se trouve dans la première version des dix commandements. Il s’agit ici d’une célébration du souvenir qui est radicalement différente, non pas un événement national concernant un peuple particulier, mais un événement universel : la Création du monde. En quelque sorte, la Tora nous dit : « Attention, il n’est pas suffisant d’accomplir le devoir de mémoire vis-à-vis de son propre peuple car nous devons également célébrer notre appartenance au genre humain », et c’est ce que nous accomplissons chaque chabbat.

·      Troisième occurrence (Deutéronome 7, 18) 

« Ne les crains pas, souviens-toi, oui souviens-toi de ce qu’a fait Hachem ton Dieu au Pharaon et à toute l’Égypte. » Dans ce verset, on voit que les enfants d’Israël risquent d’hésiter au moment de la conquête du pays en trouvant les ennemis d’Israël trop puissants. On voit donc que le devoir de mémoire est ici intimement lié à la confiance en Dieu. Se souvenir des miracles accomplis par lui dans le passé, ce n’est pas seulement organiser des festivités, mais en tirer des conséquences opératives : la conquête de la Terre d’Israël est possible, malgré toutes les difficultés.

·      Quatrième et cinquième occurrences (Deutéronome 24,9 et 25, 17)

Deux mentions d’obligation de souvenir figurent dans le même passage : 

  • Se souvenir de ce qu’Hachem a fait à Myriam à la suite de ses propos médisants envers Moïse.
  • Se souvenir de ce qu’a fait Amalek (zakhor, passage de la Tora dont l’écoute est obligatoire le chabbat qui précède la fête Pourim).

Comparons ces deux passages :

Dt. 25,17

זָכוֹר אֵת אֲשֶׁר-עָשָׂה לְךָ עֲמָלֵק בַּדֶּרֶךְ בְּצֵאתְכֶם מִמִּצְרָיִם.

Dt. 24, 9

זָכוֹר אֵת אֲשֶׁר עָשָׂה ה' אֱלֹהֶיךָ לְמִרְיָם בַּדֶּרֶךְ בְּצֵאתְכֶם מִמִּצְרָיִם.

« Souviens-toi de ce que t'a fait Amalek, lors de votre voyage, au sortir de l'Égypte. »

« Souviens-toi de ce que l'Éternel, ton Dieu, a fait à Miryam, pendant votre voyage au sortir de l'Égypte. »

 

Aucun mot n’étant choisi au hasard dans la Tora, le texte semble nous inviter à nous interroger sur un lien et une résonnance entre ces deux injonctions fermes de souvenir introduites par l’impératif absolu[3] « souviens-toi » (zakhor). Pourquoi la Tora insiste-t-elle tant sur le souvenir des agissements d’Amalek et quel rapport cherche-t-elle à établir avec celui de la sanction de Myriam ? Quel sens donner à un tel impératif ? Le passage relatif à Myriam aborde un autre type de mémoire : celle qui consiste à tirer des conséquences opératives des événements du passé au niveau personnel et pas seulement au niveau collectif. Je ne peux pas me réfugier derrière la célébration de l’histoire juive pour me comporter d’une manière immorale. De ce point de vue, la médisance est la faute qui est à la fois la plus répandue (il nous est difficile de ne pas parler des autres !) et en même temps la plus destructrice au niveau du tissu social ; une collectivité qui célèbre le devoir de mémoire mais laisse ses membres agir d’une manière corrompue n’a pas accompli en réalité ce devoir de mémoire.

L’impératif consacré à Amalek, est sans doute le plus problématique : « Aussi, lorsque l'Éternel, ton Dieu, t'aura débarrassé de tous tes ennemis d'alentour, dans le pays qu'il te donne en héritage pour le posséder, tu effaceras la mémoire d'Amalek de dessous le ciel : ne l'oublie point » (Deutéronome 25, 19). Le souvenir devrait-il engendrer la vengeance ? Oui, semble nous répondre la Tora. Mais aussitôt les sages viennent resituer les choses : Amalek, en réalité, n’existe plus. Mais c’est le symbole d’Amalek, la haine raciale, la haine de soi, l'inclination au mal en chacun de nous traduite de façon emblématique par la médisance pouvant atteindre même celui ou celle qui mourra du baiser divin (Moïse et Myriam), qui doit être poursuivie et extirpée. Ce cinquième passage résume sans doute, à lui seul, les quatre précédents.

Il faut se souvenir, certes, mais pas seulement de notre propre histoire. Compte également celle de l’ensemble des nations. Et s’il faut organiser des commémorations, celles-ci doivent déboucher sur des actions concrètes (les lettres zayin, khaf et rech sont aussi celles du radical zakhar, « mâle », dont la fonction est de féconder la femelle, d’assurer la suite en termes de mémoire. Il s'agira de féconder les événements et de leur donner une dimension inédite par la bouche d'abord, par le rappel et les actes ensuite. C’est à ces conditions qu’un véritable devoir de souvenir sera réalisé.

Cette définition se trouve d’ailleurs chez Rachi (dans son commentaire du traité Bétsa, p.16a) : le mot zakhor(dans le cas du souvenir du chabbat), dit-il, signifie « Appliquez-vous à vous souvenir toujours du jour du chabbat de telle manière que si vous trouvez durant la semaine un bel objet, vous le mettrez de côté pour le chabbat. Les maîtres donnent une autre définition du zakhor : le souvenir se fait par la parole, en l'occurrence par la récitation du kiddouch, par sa mention dans la désignation des jours de la semaine, par le fait de lui réserver le meilleur de nos mets, de nos vêtements, etc. » 

D’ailleurs, l’agression d’Amalek fut elle aussi tout à la fois physique et spirituelle. On a tendance à occulter ce second aspect mais c’est bien là son objectif : altérer l’élan spirituel vers Dieu pour en minimiser la portée. Ce faisant, Amalek affaiblit et occulte le rayonnement divin pour proposer sa propre vision du monde et ses propres concepts. 

 

Comme l’indique le Deutéronome, les événements les plus importants doivent faire l’objet d’une relation par écrit, d’une translation dans un récit que l’on pourra en cas de besoin consulter. L’écrit trouve ici sa fonction vitale. C’est en passant par l’écrit que l’événement présent s’inscrira dans une durée pérenne. Pour autant, l’écrit ne doit pas devenir anonyme. La mémoire longue ne se réduit pas non plus à l’archive antique, devenue indéchiffrable.

Si la mise en mémoire passe par la transcription, il importe que la remémoration lorsqu’elle devient à nouveau indispensable retrouve la voie de la voix, la voix du père et de la mère, dans le cercle familial, et la voix des Anciens dans le cercle plus large de l’ensemble du peuple. La mémoire n’est ni discrétionnaire ni robotique. La mémoire vivante est incarnée. C’est en prenant la voix de son père, Amram, que le Créateur se révèle à Moïse au Buisson ardent. La mémoire est parentale, intimement généalogique. L’enfant interroge son père et sa mère, et ceux-ci à leur tour interrogent leurs géniteurs. En remontant aussi loin qu’il soit possible. Et c’est à ce moment que l’on retrouve à nouveau l’écrit. La mémoire incarnée ne saurait remonter plus haut que la quatrième génération des ascendants et lorsque cette génération n’est plus en mesure d’en témoigner, il faut se référer à sa propre mémoire écrite, transmise dans un langage qui échappe à l’anachronisme. 

Le mot a’harayout אחריות « responsabilité » dérive du mot a’h (« frère »). En ajoutant le rech, nous obtenons a’her  אחר (« autrui »). Michael de Saint Cheron[4] écrit : « Faire œuvre de mémoire n'est pas seulement être capable de se souvenir, c'est avant tout agir. La mémoire est un mouvement actif de l'intelligence et du cœur, à la différence du pur souvenir, dont les images passives sont souvent victimes de l'oubli. Un des enjeux majeurs de ce troisième millénaire sera que la mémoire des peuples soit créative et non mortifère, qu'elle ouvre le chemin à la responsabilité, et non à la condamnation vengeresse […] Le monde de nos enfants sera ce que nous le ferons advenir non pas demain, mais aujourd'hui même. »

Cette responsabilité se décline vis-à-vis des ascendants et des générations futures. 

« La philosophie de l’histoire est une œuvre juive, et en un sens la dernière transformation de l’esprit prophétique. »[5] Cette pensée, exprimée par Ernest Renan, met en exergue l’apport précieux par lequel le monothéisme a enrichi la civilisation humaine. Il implique une conception universelle de l’humanité qui considère l’ensemble des événements et des actes humains comme une unité donnant ainsi un sens à l’histoire et à la coresponsabilité humaines. 

Dans la perspective de la Tora, l’histoire comprend une finalité, elle a un sens cohérent et constitue la réalisation du plan divin. Cette lecture implique une éducation progressive du genre humain. Sans le monothéisme et la perspective messianique, l’histoire n’a pas de sens. 

Dans son cantique d’adieu, Moïse insiste sur l’importance accordée à la connaissance active des faits passés. Méditer l’histoire du peuple d’Israël constitue un élan d’enthousiasme innovant dont les racines se nourrissent de ce qui a déjà été réalisé. Nous pouvons avoir tendance à rompre avec le passé, surtout lorsque celui-ci fut douloureux ou peu glorieux, mais la puissance du judaïsme réside dans l'adhésion à une continuité permanente des temps sur la terre. 

[1] Éric Smilevitch, Histoire du judaïsme, 2012, éd. PUF, collection « Que sais-je ? »

[2] Talmud, traité Méguila p.14a : נבואה שהוצרכה לדורות נכתבה

[3] Un impératif ponctuel aurait été reconnaissable au terme zekhor. Ici, en revanche, le terme zakhor invite à un souvenir éternel de ces faits. 

[4] De la mémoire à la responsabilité : dialogue avec Geneviève de Gaulle Anthonioz, Edgar Morin, Emmanuel Levinas. 

[5] Ernest Renan, De l’histoire du peuple d’Israël. 

Publié le 16/12/2021


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=397