Dans bien des cultures, le pouvoir politique ou religieux érige des statues comme symbole de puissance. Si ce pouvoir correspond à la réalité sociologique d'un moment donné, avec les années celui-ci est renversé, s'effrite ou mue. Les statues restées en place ne sont alors plus des projections du pouvoir hégémonique, mais des traces matérielles et symboliques d'un passé révolu. Notre époque est en proie à un questionnement particulièrement vif quant au rapport à entretenir avec ces reliquats d'autres époques ou d'autres cultures. Des voix progressistes s'élèvent en Occident pour déboulonner les statues des héros d'antan, devenus aujourd'hui symboles oppressifs. Au Moyen-Orient, ce sont au contraire les ultra-conservateurs islamistes qui dynamitent les bouddhas de Bâmiyân et les statues de Palmyre.
Si les motivations et le degré de violence employé ne sont pas les mêmes, le rapport à ces blocs de pierre et d'airain est étrangement similaire. Dans les deux camps, on accorde une étonnante importance à ce que d'autres civilisations et cultures ont tenté d'inscrire dans la matière. Même en plein cœur d'un Moyen-Orient depuis longtemps monothéiste, un bouddha en ruine, une déesse romaine ensevelie seraient des morceaux intrusifs du passé, susceptibles de remettre en question l'ordre présent. De même, en Occident on semble craindre que des grotesques statues d'esclavagistes en uniforme confédéré puissent raviver les démons du passé.
Dans une certaine mesure, la tradition juive semble elle aussi maintenir un rapport ambivalent aux statues. D'un côté, le psalmiste nargue l'inanité des idoles : « Leurs idoles sont de l'argent et de l'or, elles sont l'ouvrage de la main des hommes. Elles ont une bouche et ne parlent point, elles ont des yeux et ne voient point, etc. » (Psaume 115). D'un autre côté, certaines parties de la Tora appellent elles aussi à briser les autels, renverser les temples, déraciner les arbres sacrés et brûler les statues (Voir par exemple Deutéronome 7). Si la brutalité du texte littéral n'a rien à envier aux Croisés, aux islamistes et autres jusqu'au-boutistes, la tradition talmudique propose quant à elle une lecture bien différente. Voyons par exemple une célèbre michna du traité Avoda Zara (3, 4) ayant précisément pour thème le rapport aux idoles, aux idolâtres et à l'idolâtrie.
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Proklos fils de Plaslos questionna Rabban Gamliel à Acco, qui se baignait dans les thermes d’Aphrodite. Il lui dit : Il est écrit dans votre Tora : "Aucune des choses vouées à la destruction ne s’attachera à ta main" (Deut. 13, 18). Comment peux-tu te baigner dans les thermes d’Aphrodite ? Il lui dit : on ne répond pas à ce genre de choses aux thermes. Et quand il sortit, il dit : Je ne suis pas venu chez elle, c’est elle qui est venue chez moi ! [De plus], personne ne dit : les thermes sont un ornement pour Aphrodite mais bien Aphrodite est un ornement des thermes.
Autre raison : Même si on te donnait une grosse somme d’argent, tu ne viendrais pas chez ton idole nu ou après avoir eu des relations sexuelles, et tu n’urinerais pas devant elle ! Or cette [statue d’Aphrodite] se tient au-dessus des égouts, tout le monde urine devant elle. Quand la Tora dit « leurs dieux », elle réfère seulement [aux statues] qui sont traitées comme des dieux, celles-là sont interdites, alors que celles qui ne sont pas traitées comme des dieux sont permises. | שָאַל פָרַקְלוֹס בֶן פְלַסְלוֹס אֶת רַבָן גַּמְלִיאֵל בְעַכוֹ , שֶהָיָה רוֹחֵץ בְמַרְחֵץ שֶלְאַפְרוֹדִיטִי , אָמַר לוֹ : " כָתוּב בְתוֹרַתְכֶם : "וְלֹא יִדְבַק בְיָדְךָ מְאוּמָה מִן הַחֵרֶם ", מִפְנֵי מָה אַתָה רוֹחֵץ בְמַרְחֵץ שֶלְאַפְרוֹדִיטִי ?" אָמַר לוֹ : " אֵין מְשִיבִין בַמַרְחץ ." וּכְשֶיָצָא, אָמַר לוֹ : " אֲנִי לֹא בָאתִי בִגְבוּלָהּ , הִיא בָאת בִגְבוּלִי . אֵין אוֹמְרִים : נַעֲשה מַרְחֵץ לְאַפְרוֹדִיטִי , אֶלָא : נֶעְשית הִיא אַפְרוֹדִיטִי נוֹי לַמַרְחֵץ . דָבָר אַחֵר: אִם נוֹתְנִין לָךְ מָמוֹן הַרְבֵה , אַתָה נִכְנָס לַעֲבוֹדָה זָרָה שֶלָךְ עָרםֹ וּבַעַל קֶרִי וּמַשְתִין בְפָנֶיהָ? וְזוֹ עוֹמֶדֶת עַל הַבִיב , וְכָל הָעָם מַשְתִינִין בְפָנֶיהָ ! לֹא נֶאֱמַר אֶלָא "אֱלֹהֵיהֶם ":אֶת שֶהוּא נוֹהֵג משום אֱלוֹהַּ, אָסוּר, וְאֶת שֶאֵינוּ נוֹהֵג מִשום אֱלוֹהַּ, מֻתָר . |
Notre michna met en scène Proklos – probablement un Juif hellénisant – et Rabban Gamliel, qui siégea à la tête du Grand Sanhedrin au Ier siècle de l'ère commune. À cette époque, Israël est occupée par Rome, qui y construit infrastructures et routes, mais aussi temples et thermes. Ainsi, nos deux protagonistes se croisent aux bains romains. Le premier apprécie probablement ce qu'il considère comme des avancées esthétiques et culturelles romaines. Rabban Gamliel, digne représentant des Juifs encore et toujours attachés à la tradition, s'y baigne aussi. À l'instar de certains polémistes laïques contemporains, Proklos semble vivre dans une conception binaire de la société, partagée entre religieux fanatiques et hellénisants éclairés. Narquois, il objecte à Rabban Gamliel qu'une lecture littérale de la Tora semblerait lui interdire une telle baignade. Un Rabban Gamliel cohérent, nous dit Proklos, devrait prendre les armes pour briser les idoles et n'aurait le droit de tirer aucun profit – telle une baignade – de ce paganisme.
Si Rabban Gamliel ne répond pas directement à Proklos, la michna expose toutefois trois raisons à l'attitude du sage. Premièrement, « c’est elle qui est venue chez moi ». Face à une Rome envahissant l'espace public, Rabban Gamliel refuse tout autant l'aliénation que l'assimilation. Lui n'a fait que se rendre aux sources où il se baignait depuis toujours, l'ajout de thermes et de statues par la puissance occupante ne saurait le rendre étranger en ces lieux. Ce n'est pas parce qu'un culte ou une culture s'est accaparé l'espace public que celui-ci cesse pour autant d'appartenir à l'ensemble des habitants.
La deuxième réponse de Gamliel vient contester le signifié même de la statue d'Aphrodite. « Personne ne dit : les thermes sont un ornement pour Aphrodite mais bien Aphrodite est un ornement des thermes. » Autrement dit, si Aphrodite est bien une déesse romaine, sa présence dans les thermes n'a pas de portée cultuelle mais esthétique. Ce à quoi on ajoute : aucun croyant normalement constitué ne se lave ni n’urine devant ce qu'il considère être une représentation sacrée. La statue a beau représenter une déesse et se trouver au cœur d'un lieu typique de la culture romaine, toujours est-il que l'usage qu'en font les Romains eux-mêmes reste rigoureusement similaire à celui des Juifs, qui n'y voient qu'une décoration placée dans le domaine public.
Cette michna, comme d'autres textes talmudiques, n'est pas forcément en contradiction avec les textes violents du Deutéronome. Certes, ceux ayant une vision littéraliste et monolithique des traditions religieuses peineront à comprendre la démarche talmudique. Mais, contrairement à Proklos et aux fondamentalistes en tout genre, Rabban Gamliel lit le texte à travers le prisme d'un principe de charité pour en déduire que ce ne sont pas les statues qui effraient mais le pouvoir qu'on leur prête.
Rabban Gamliel ne fait à aucun instant l'apologie des statues. Pour sûr, l'approche juive traditionnelle n'apprécie pas cette fétichisation de la matière. Ainsi, il ne s'agit ni de tolérance, ni d'un multiculturalisme niais, mais d'une volonté de réellement neutraliser le pouvoir de la matière sur les êtres humains. Dans une large mesure, l'adorateur de la statue – symbole d'une idéologie oppressive quelconque – attend de son adversaire un acte de destruction confirmant la sacralité que lui-même confère à l'idole. Rabban Gamliel adopte quant à lui une indifférence neutralisant les aspects fétichistes et ramenant la statue à sa simple plasticité. L'aura de l'idole est immédiatement brisée, mais la statue elle-même est sauve.
Ceci étant dit, il ne fait nul doute qu'il y a des statues que même Rabban Gamliel n'aurait hésité à détruire – celles qui sont traitées comme des dieux. Il s'agit là des statues auxquelles on porte un culte actif et dangereux, les statues auxquelles l'usage présent confère un pouvoir destructeur. Si les Baals et autres Ashéras bibliques n'ont plus beaucoup de signification pour nous – précisément car elles n'existent plus que sous la forme d'innocentes reliques archéologiques dans les musées – d'autres formes de cultes destructeurs existent encore dans les mémoires. Les fascistes italiens, le régime stalinien ou encore les nazis ont tous su utiliser l'art et esthétiser leur violence politique pour agrandir leurs masses de fidèles et la rendre plus tolérable à des yeux extérieurs. De même, s'il est ridicule de déboulonner une statue d'un quelconque homme politique ayant eu des déclarations passées inaudibles pour les oreilles présentes, il convient également de ne pas minimiser les statues d'anciens héros conférés servant jusqu'à aujourd'hui de lieu de mémoire vive pour des groupes d'extrême droite qui aimeraient ressusciter le passé.
Mais ces quelques exceptions ne sauraient changer les règles énoncées par Rabban Gamliel. Premièrement, aucune statue ne possède de force intrinsèque. Elles n'ont que le pouvoir que veulent bien leur prêter leurs adorateurs et leurs dynamiteurs. Deuxièmement, on peut souvent détruire une idole sans toucher à la pierre, l'indifférence qu'on lui porte étant une forme bien plus subtile et pertinente de neutralisation que la dynamite. Enfin, chaque statue a une connotation particulière, qu'il convient d'interroger. L'Aphrodite devant laquelle on se prostituait à Chypre n'est pas celle qu'on faisait trôner dans les thermes, pas plus qu'elle n'est celle qu'on expose aujourd'hui dans les musées. Si la première pose un profond problème à la tradition juive, celle-ci est indifférente aux deux dernières.
Cette vision des choses dépasse d'ailleurs les considérations religieuses. Dans la ville où j'ai grandi, à Strasbourg, la célèbre statue de « La Synagogue aux yeux bandés » trône depuis des siècles sur le parvis de la cathédrale. Y a-t-il un symbole plus antisémite que celui-ci ? Pourtant, je crois qu'aucune association juive contemporaine n'a jamais appelé à la déboulonner. Tous, me semble-t-il, sont conscients qu'aujourd'hui cette statue ne possède plus son vulgaire pouvoir de propagande antisémite d'antan. Au contraire, pour les chrétiens elle est aujourd'hui une marque d'opprobre, un souvenir actif des persécutions que leurs ancêtres ont commis au nom de leur foi. La statue est toujours une intrusion du passé, mais l'usage qu'on lui porte au présent confère un nouveau sens au passé. Si un Juif en venait à la briser, c'est tout un écho antisémite qu'il raviverait, alors que sa présence en l'état témoigne des positives réformes théologiques de l'Église catholique des dernières décennies.
Publié le 12/12/2021