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Des sages ventriloques pour une Tora polyphonique

Ecrit par Gabriel Abensour - Enseignant et cofondateur du Beit Hamidrash Ta-Shma

De tous les genres littéraires que connaît la littérature rabbinique, le Midrash est sans aucun doute le plus à même de nous faire sentir le rapport complexe des sages juifs aux textes saints.


Ce court midrash, hautement subversif, est tiré du Bamidbar Rabba, un recueil de commentaires midrashiques sur le livre des Nombres, dont la version finale semble avoir été éditée dans la Provence du XIIe siècle.  

Ce texte met en scène Moïse sur le mont Sinaï, écrivant la Tora sous la dictée divine. Nous voici revenus à l'origine idéale, à la Révélation fondatrice, qui prit la forme d'un texte sacré. Moïse rédige studieusement ce que nous imaginons être la parole parfaite, ahistorique et immuable de Dieu. La Genèse est terminée, l'Exode bien entamé, nous voilà arrivés au verset : « Je punis l'iniquité des pères sur les enfants et sur les enfants des enfants. » Moïse stoppe son mouvement, lève sa plume et se tourne vers Dieu pour questionner le bien-fondé de ce qui vient de lui être dicté, et qu’il a sans doute écrit.

Abraham marchandait le sort des habitants de Sodome avec Dieu, les Sages, à travers la figure de Moïse, vont jusqu'à questionner le bien-fondé de sa Tora : « Est-il approprié que les justes soient punis à cause de leurs pères ?! » Plusieurs réponses existent pourtant. Le fondamentaliste exigerait la soumission des intuitions morales à la parole divine. Dieu l'a décrété, le mortel n'a donc rien à y ajouter. Appliquons la règle froidement, totalement. L'anthropologue ou l'historien répondraient certainement que le concept de punition collective répond à une certaine logique tribale, correspondant parfaitement à celle des Hébreux bibliques. La lecture littérale, commune à ces deux exégèses pourtant antinomiques, nous laisserait avec un texte ne méritant plus d'être lu – temporel et dépassé pour le scientifique, fini et absolu pour le fondamentaliste.  

Pour les sages, au contraire, le caractère divin et intemporel du texte se trouve précisément dans l'acte de questionnement et d'interprétation, élevé ici à un rang canonique. Les sages questionnaient la logique divine à travers la figure de Moïse et les voilà interprétant les dissensus du texte. Car, face à la voix humaine, Dieu fait marche arrière et promet d'annuler sa parole. C'est dans le Deutéronome, dernier livre de la Tora, que cette promesse s’accomplit : « On ne fera point mourir les pères pour les enfants, et l'on ne fera point mourir les enfants pour les pères ; on fera mourir chacun pour son péché. »

Dieu aurait-il commis une erreur de jugement pour ensuite changer d'avis ? De prime abord, la réponse semble positive. Pourtant, l'essence de la nature divine ne semble pas être l'objet de ce midrash. D'ailleurs, pourquoi Dieu aurait-il conservé la trace de son erreur plutôt que de corriger le verset de l'Exode ? En réalité, ce texte nous invite à considérer les nombreux dissensus du texte biblique comme autant de canoniques hésitations divines et, surtout, comme une méthode pour résoudre les contradictions du texte : les traiter comme des moments d’un continuum plutôt que comme des entités séparées. Dieu dit deux ou trois choses différentes, et pourtant la Tora est une. L'interprétation, et non l'auteur, est le lieu où l'unité du texte se produit. L'interprétation est l'acte qui transforme la Tora de texte contradictoire à texte polyphonique. L'interprétation, nous disent les sages, était présente dès l'origine, avant même que la Tora ne soit rédigée d'un bout à l'autre.

Comment justifier théologiquement cette appropriation du texte divin par l'esprit humain ? Les sages, après tout, proposent un processus d'interprétation rigoureux, intellectuellement honnête, mais néanmoins humain et donc muable, subjectif. D'ailleurs, la réponse proposée par ce midrash n'en est qu'une parmi la dizaine d'autres proposées par les sages sur cette question précise. La fin de notre texte propose un inversement des rôles où Dieu, en mentch-model absolu, refuserait de s'approprier la brillante interprétation de Moïse et en ferait son coauteur, comme il est dit : « La Tora de Moïse, ordonnée par Dieu. » Dieu a ordonné la Tora pour que celle-ci soit lue. Lire un texte comme il se doit, nous dit le midrash, c'est participer à son écriture infinie.  

Ce midrash est donc un enchaînement ventriloque où, tour à tour, les sages parlent à travers Moïse, qui lui-même fait parler Dieu pour, en définitive, donner une parole au texte . Pour conclure, arrêtons-nous un instant sur la parole que les auteurs de ce midrash donnent aux versets. Ces derniers envisagent une possible « annulation » de la première parole divine au profit de la dernière. Cette idée étant quasi inconnue dans la littérature rabbinique, il me semble y déceler un clin d'œil explicite à la doctrine islamique de l'abrogation des premières sourates au profit des dernières révélations. Le génie de cette doctrine réside précisément dans la séparation entre le verset et sa charge juridique. En maintenant le premier, tout en annulant la seconde, le texte devient un support fertile à un vaste panel d'interprétations. Si mon hypothèse est juste, ce midrash prouve, ultimement, que les échanges culturels peuvent, et doivent, enrichir notre propre tradition.  

Publié le 20/12/2018


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