Rien en vérité ne faisait sortir davantage notre analyste de sa réserve, de son calme, de sa distance un peu froide même, que lorsque, devant prendre la parole en public, moment qu’il espérait toujours un peu jazz – au sens où un morceau jazz n’est pas exécuté comme une sonate de Beethoven (qu’il aimait par ailleurs sans mesure) mais est varié dès la première note –, on le présentait avec désinvolture comme psychanalyste et philosophe. Il passait donc, un peu lassé, un petit instant à corriger le tir, si l’on peut dire, et à rétablir la vérité. Philosophe, il ne l’était pas, quoique assez bon lecteur des philosophes et les évoquant souvent. Il considérait presque le philosophe Ludwig Wittgenstein comme l’ayant davantage instruit sur lui-même que Freud n’avait pu le faire. Mais il n’avait pas choisi le discours des idées, ou disons plutôt que ce discours ne l’avait pas tout à fait élu. Il aimait dans la psychanalyse l’écart que Freud fit avec la philosophie occidentale.
L’inconscient n’est pas « philosophable » ainsi, il est juste une hypothèse. Ni la démonstration ni la preuve ne sont son mode d’exposition. Il est inspécularisable[1] : sa nature ne ressort pas de la dialectique, qui est par ailleurs une façon très noble de découper la pensée, mais pas plus que le zen peut-être. L’inconscient est jeu de lettres (et de mots) et défi aussi à l’Être[2], à son fixisme.
Jusqu’au sens qui n’était pas l’objet de l’analyste. Les histoires constituaient son champ, avec les noms, qu’il appelait parfois les signifiants. Aussi quand s’annonça sur le divan Hannah A. (et non Anna O.[3]), il crut encore à une méprise.
Non, ce n’était pas le cas. Hannah Arendt, cette philosophe géniale qui fit de la pensée du jugement le gond de son gigantesque travail, venait bien le voir, lui, un analyste qui n’était pas philosophe. Elle-même avait fait avec les déterminations souvent portées par la philosophie « catégorique » un écart. Elle avait invité sans relâche à méditer sur un front l’action de juger et, sur un autre, la façon dont les totalitarismes nourrissaient, sous leurs tristes manteaux divers, un dessein commun de la suspendre. Personne, depuis le philosophe E. Kant qu’elle permit de lire d’une nouvelle façon, ne s’était emparé ainsi de la question de la faculté de juger. Elle couvrit, comme journaliste, en 1961 pour The New Yorker – entre mille actions de sa vie riche en rebondissements[4], en voyages, en enseignements, en engagements, en amours, comme on en trouve bien peu ainsi – le procès Eichmann[5] en Israël et inventa – la polémique fut très grande alors et n’est pas éteinte, et ne le sera sans doute jamais complètement – la notion de « banalité du mal ». Le nazisme se serait habillé aussi, selon elle, d’une habituation inédite des bourreaux au mal, habituation qui aurait mené à son usage « banal » en somme dans l’ordinaire des jours et des choses. Le mal n’était plus dans cette conception nouvelle de nature métaphysique, mais purement pratique, sans histoire.
Hannah, sans en demander l’autorisation, fuma son éternelle cigarette – plus jeune, elle fumait des gros cigares à fumée bleue, ce que lui reprochait fort celui qui fut un assez court moment son mari, Günther Stern, dit Günther Anders, un des premiers philosophes de l’écologie –, se déplia, et réfléchit en fixant le nuage qui se faisait au-dessus d’elle.
Songea-t-elle – il est assez connu qu’on va la plupart du temps chez l’analyste pour évoquer Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander, comme titrait Woody Allen un de ses premiers films – avec une mélancolie inhabituelle aux questions qui animaient dans les années 1930 les soirées enfumées du Romanisches Café de sa jeunesse à Berlin ? « Qui a inventé le sexe ? » y demandait par exemple Lászlo Löwenstein dont Fritz Lang utilisa le regard féroce pour interpréter, sous le nom de Peter Lorre, son horrifique M. le maudit. Freud répondit : « C’est moi ». Julius Fromm, qui, après avoir exercé le métier de rouleur de cigarettes, découvrit la fabrication des préservatifs en caoutchouc (au point que faire l’amour se disait alors « faire le Fromm Act »), répondit : « C’est moi ». Que le père d’Hannah mourut, très jeune, de parésie, qui est le stade final démentiel induit par la syphilis, eut sans doute un fort impact sur sa vie. Mais non, ce sujet ne s’imposa pas et Hannah resta dans un silence rêveur. Elle ne jugea jamais son père.
L’analyste imagina alors une autre variation. Paris, et spécialement ce quartier de la rue Saint-Denis où il exerçait, lui rappelait-il les airs de Cole Porter, Paris in the Springtime ? Hannah avait pu quitter l’Allemagne in extremis pour Paris, Paris qui ne resta pas libre longtemps. Elle s’était malgré tout retrouvée dans le sombre camp de Gurs d’où elle s’était échappée, menée par son sens hors normes des situations, pour l’Espagne, accompagnée de son deuxième mari, le fidèle Heinrich Blücher. Songeait-elle, dans cette rue proche des passages parisiens, à son très grand ami Walter Benjamin, qui l’avait précédée à Paris et avait fait d’eux l‘un des grands motifs de son travail et le décor fantastique de sa conception kabbalisto-marxiste de l’Histoire ? Pendant toute la guerre, elle garda avec elle le dernier manuscrit[6] de Walter qui mourut (par suicide à Port-Bou, dit-on) en voulant traverser la frontière espagnole. Songea-t-elle au jugement, et presque à la jugeotte qu’elle eut d’acquérir une science pratique de l’évasion en lisant lors de son séjour français un grand nombre de romans policiers. Là encore, la bouffée de sa cigarette était seule à contenir l’hypothétique réponse.
Tout est variation, variation que le totalitaire a comme ennemi fondamental ; variation dont l’art du commentaire est à son tour une variation. Et si la variation était, au final, la véritable Loi ? La loi d’Hannah ? On n’en sut pas davantage. Cette séance ne dura guère que le temps de deux cigarettes qu’elle écrasa dans le cendrier que lui tendit l’analyste, très ému, et moins encore qu’une des innombrables variations que fit Thelonious Monk de son célèbre Round midnight[7] auquel notre analyste n’imagina jamais aucun point d’orgue possible.
[1] Ce qu’on entend bien dans « l’objet a » qu’inventa Lacan.
[2] La très longue liaison passionnée qu’eut Hannah Arendt, juive, avec le philosophe Martin Heidegger, l’auteur du métaphysique Être et Temps qu’il mit au service du Reich est sans peu de doute une des plus puissantes intrigues amoureuses de l’histoire de la philosophie.
[3] Bertha Pappenheim – que Freud ne rencontra jamais – inventa la talking cure dans le travail mené avec Joseph Breuer, qui révéla aux deux savants l’existence de l’amour de transfert. Freud en cosignant avec Breuer les Études sur l’hystérie, en fit la première analysée de l’histoire. Il s’est dit qu’il avait estimé la cure plus réussie qu’elle ne l’avait été dans les faits.
[4] On les comprend à la perfection, comme si on les vivait presque, dans la superbe bande dessinée biographique de Ken Krimstein, Les Trois Vies d’Hannah Arendt, édition Calmann-Lévy, 2018.
[5] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, édition Folio, Paris, 1997.
[6] Walter Benjamin, thèses « Sur le concept d’histoire », édition Payot, 2017. Voir aussi le texte d’Hannah Arendt, Walter Benjamin, 1892-1940, édition Allia, Paris, 2014.
[7] Mélodie que le pianiste Thelonious Monk (1917-1982) varia presque sans fin tout au long de sa carrière et qui lui fut un peu l’équivalent des Variations Goldberg pour le pianiste Glenn Gould (1932-1982).
Publié le 14/09/2021