Le cinéma israélien est-il plutôt « de droite » ou « de gauche » ?
En Israël, le cinéma et la télévision passent pour être les derniers bastions d’une gauche dont la surreprésentation dans le champ culturel serait inversement proportionnelle à son poids électoral. Cette impression est d’ailleurs accentuée par le fait que les cinéastes les plus acclamés dans les festivals et par la presse du monde entier sont souvent ceux (Amos Gitaï, Avi Mograbi ou encore Nadav Lapid) dont le discours critique à l’encontre de la politique israélienne est le plus virulent. Récemment, Benjamin Netanyahou, furieux suite à la diffusion de la série Our Boys, a qualifié le groupe de médias Keshet et sa chaîne « Keshet 12 » de « télé de gauche, gauchiste, militante, menteuse, soviétique, bolchévique », lors d’un entretien vidéo en direct sur Facebook, le 30 août 2019. Ainsi réitérait-il (avec un sens de la nuance que chacun appréciera) une accusation très courante portée contre le milieu, supposément homogène, des médias, du cinéma et de la culture en général : celle d’appartenir à une petite élite intellectuelle totalement coupée des réalités d’une population qu’avec mépris elle juge politiquement arriérée et qu’elle se fait fort d’endoctriner en lui imposant des normes prétendument progressistes qu’en vérité la société rejette. Or, contre toute attente et aux antipodes de l’hégémonie culturelle prêtée à la gauche, l’un des premiers à avoir pris au sérieux le cinéma dans sa contribution au projet sioniste est aussi l’une des grandes figures tutélaires de la droite israélienne : Vladimir Zeev Jabotinsky (1880-1940).
S’il est surtout connu comme pionnier de l’autodéfense juive (face aux pogroms de l’Empire russe du début du XXe siècle) et comme leader du courant sioniste dit « révisionniste » (qui, à partir de 1923, entendait réviser l’orientation jugée trop modérée de l’Organisation sioniste mondiale), Jabotinsky nourrissait également des ambitions dans le domaine du « septième art[1] ». Se piquant de cinéphilie, il n’était pas avare de critiques à l’encontre des documentaires de Yaacov Ben Dov, considéré aujourd’hui comme le « père du cinéma israélien ». Ses films tels que La Judée libérée (1918), journal retraçant la première année de la Palestine sous le mandat britannique, La Terre d’Israël libérée (1919) ou encore Retour à Sion (1920) furent décriés aussi bien pour leur faiblesse technique et leur style jugé dépassé que pour leur tiédeur idéologique. En 1922, dans une lettre adressée à Yona Machover, responsable à Londres du département publicité du Keren Hayesod (le « Fonds de la Fondation », organisme destiné à récolter de l’argent en vue de l’établissement d’un État juif en Palestine), Vladimir Jabotinsky mit en cause la prétendue neutralité des films de Ben Dov qui « ne trompera pas » [« will not deceive »] le public. Selon lui, tout le monde percevra qu’il s’agit en vérité de « propagande juive » [« Jewish propaganda »], donc autant « franchement la présenter d’emblée comme un spectacle juif » [« to start it francly as a Jewish show[2] »]. Trois jours plus tard, dans une deuxième lettre adressée à Yona Machover, Jabotinsky ajouta que les films de Ben Dov étaient « absolument dénués d’intérêt » [« absolutely uninteresting »] et que la seule forme de propagande cinématographique qui pourrait avoir du succès auprès du public serait un film spectaculaire [« a great drama »]. À la nécessité d’assumer clairement son positionnement idéologique et identitaire devait donc répondre, aux yeux de Jabotinsky, celle de recourir aux artifices du spectacle et aux séductions de la fiction pour susciter une adhésion immédiate du spectateur (à l’opposé des images documentaires didactiques et passablement ennuyeuses produites par les institutions sionistes à l’intention d’un public juif international dont il s’agissait de stimuler la générosité). En somme, les images d’Épinal empreintes d’orientalisme du yishouv (l’implantation juive en Palestine) ne suffisaient plus, il leur fallait le secours d’un récit palpitant qui, en mobilisant l’attention fascinée du spectateur, rendrait celui-ci perméable à la « propagande juive » véhiculée par le film.
N’étant jamais mieux servi que par soi-même, Vladimir Jabotinsky écrivit en 1926 un scénario intitulé A Galilean Romance[3]. L’histoire débute vers la fin des années 1900, sur les rives du lac de Tibériade. Amnon, un intrépide garçon de 13 ans, parfait Sabra fier de tout fabriquer de ses propres mains, s’enivre des parfums d’une terre qu’il aime tant. Il est amoureux de Tamar, de deux ans sa cadette, qui rêve d’Europe, de luxe et de prestige social. Après nombre de péripéties sur plus d’une décennie (Amnon se heurte régulièrement à la violence des populations arabes voisines, Tamar se lasse des salons de Trieste et du destin de femme d’ambassadeur qui lui est promis), les deux personnages se retrouvent en Galilée et se marient dans la plus grande simplicité. Fidèle à ses principes, Jabotinsky introduit dans sa bluette des considérations idéologiques très explicites. Il imagine ainsi qu’un cheikh bédouin, pour remercier Amnon d’avoir porté secours à son cheval pris au piège dans des sables mouvants, lui témoigne sa gratitude et lui confie ses sentiments pacifiques. Ramenant Amnon chez lui, le fils du cheikh rassure le père du courageux adolescent : « Ismaël et Israël sont frères – que peut-il arriver à un garçon dans un pays de frères ? » Plus tard, lorsque Amnon retourne voir le cheikh pour lui faire part de sa détresse suite à la bataille de Tel Hai ayant causé (en mars 1920) plusieurs morts dans les rangs juifs, le chef bédouin lui dévoile une grande carte de la région sur laquelle chaque pays (à l’exception de la zone Palestine-Transjordanie) est nommé. Le cheikh révèle au garçon que cette zone blanche revient de droit aux enfants d’Israël et que si, pour l’instant, peu de ses frères arabes pensent comme lui, un jour tous seront d’accord et la paix règnera. Nous voyons ici comment Jabotinsky envisage la résolution des tensions judéo-arabes, par une adhésion progressive au sionisme (à l’évidence bien peu réaliste) des populations locales. Et accessoirement par l’attribution de territoires beaucoup plus vastes (puisqu’ils comprennent l’actuelle Jordanie) que celle envisagée par les Britanniques, voire que celle fantasmée par la petite carte d’« Eretz Israël » des fameuses boîtes bleues du KKL[4].
Dans son scénario, Jabotinsky prévoit à plusieurs reprises d’illustrer les propos de ses personnages par le surgissement de grandes visions mythiques (procédé courant au temps du cinéma muet), afin d’inscrire leurs aspirations politiques dans le temps long de l’histoire des peuples. Lorsqu’il fait visiter la région à Semeldor (personnage inspiré de Joseph Trumpeldor, célèbre combattant tombé à Tel Hai), Amnon se plaint de ce que le désert qu’ils contemplent n’appartient pas aux Juifs. Pour lui remonter le moral, Semeldor lui raconte une histoire. Le scénario indique ici l’irruption d’une sorte de flash-back immémorial dans lequel Bar Kokhba (le chef de la révolte juive contre les Romains en 132-135) acculé, blessé, voit apparaître devant lui une femme majestueuse qui personnifie son pays (« I am your country »). Elle lui jure que les étrangers ne possèderont jamais sa beauté, coupe elle-même ses longs cheveux avec l’épée brisée du soldat et jette ses bijoux ainsi que sa couronne dans un abîme. Elle promet de garder les cheveux taillés jusqu’au retour de son bien-aimé. Semeldor déduit de cette parabole que les Juifs, enfin de retour en Terre sainte, vont pouvoir à nouveau lui rendre sa beauté. Cela revient à affirmer que, durant deux millénaires, cette terre demeura stérile dans l’attente du retour de ses habitants légitimes. De manière tout à fait symptomatique, le scénario n’évoque qu’indirectement les Arabes de Palestine et, parmi eux, met surtout en scène des nomades bédouins qui, du fait de leur mode de vie, n’ont pas de prétentions territoriales affirmées. Ce type d’escamotage des populations arabes était loin d’être l’apanage des courants les plus droitiers puisque dans la Palestine filmée par Nathan Axelrod à partir de la fin des années 1920, seule comptait la chronique de l’accomplissement du rêve sioniste. Par conséquent, on ne voit qu’assez peu la population arabe dans ses actualités cinématographiques, ainsi que le remarque l’historien Evyatar Friesel dans son avant-propos au catalogue The Nathan Axelrod Collection.
Le scénario A Galilean Romance ne fut jamais tourné, le KKL ne pouvant financer un long-métrage se déroulant, entre autres villes, à Tibériade, Trieste, Constantinople et Paris. Les espoirs cinématographiques déçus de Vladimir Jabotinsky eurent toutefois l’occasion de renaître en 1935 grâce au projet du studio hollywoodien Paramount d’adapter son roman Samson le Nazir (1927). Si un accord fut trouvé entre l’auteur et la major[5], Jabotinsky (qui mourut en 1940) ne put voir le film Samson et Dalila que le plus prestigieux des réalisateurs de grands spectacles bibliques, Cecil B. DeMille, en tira en 1949. Avec, pour incarner Samson, un Victor Mature bodybuildé répondant parfaitement à l’idéal de puissance virile prôné par Jabotinsky (qui raillait « ceux qui n’ont qu’un testicule », sous-entendu les Juifs anémiés de la diaspora[6]). Un an après la création de l’État d’Israël, le « rêve audacieux » caressé par Samson consistant à « libérer sa nation », ainsi que l’explique en voix off le narrateur du film, trouvait d’irrésistibles échos dans l’actualité.
Ironie du sort, c’est au grand ennemi politique de Jabotinsky, le Premier ministre travailliste David Ben Gourion, en voyage officiel aux États-Unis en mai 1951, que des producteurs de la Paramount projetèrent Samson et Dalila. Lorsqu’on lui demanda ce qu’il avait pensé du film, il se déclara incompétent pour émettre un avis puisqu’il n’avait pas vu de film depuis vingt-cinq ans (ce qui le dispensa sans doute également d’avoir à formuler des critiques qui eussent déçu ses hôtes). Grand lecteur, Ben Gourion tenait le cinéma en piètre estime et demeura toujours très hostile à la télévision, cette « boîte stupide » qui menaçait selon lui d’abrutir la population et qui, du fait de son hostilité, ne commença à se développer qu’en 1968. Il craignait d’autre part, à une époque où la gauche était politiquement hégémonique, que la télévision couvrît les manifestations des partis de droite et leur donnât de la visibilité. C’est donc ainsi que le cinéma israélien, aujourd’hui haut lieu de la contestation politique, fut en ses premiers temps rêvé par un homme de droite et dédaigné par un homme de gauche.
[1] C’est à dessein que j’emploie ici la célèbre expression forgée en 1921 par l’un des premiers grands théoriciens du cinéma, Ricciotto Canudo, avec lequel Jabotinsky avait été en relation à Rome et à Paris et dont il partageait certaines vues modernistes.
[2] Lettres de Vladimir Jabotinsky à Yona Machover, 14 février 1922. Central Zionist Archives, Jérusalem, KH2/58.
[3] Vladimir Jabotinsky, A Galilean Romance, scénario, 1926. Jabotinsky Institute, Tel Aviv, A1-6/6/2. Ce scénario était une commande du KKL (Keren Kayemet LeIsrael, « Fond pour la création d’Israël »).
[4] Apparues en 1912, les tirelires du KKL ne s’ornent de ladite carte qu’à compter du milieu des années 1930. Une carte qui ne s’étend guère au sud ni à l’est de la mer Morte. Sur la passion de Jabotinsky pour les questions géographiques, voir Adam Rovner, « Jewish Geographies : Jabotinsky and Modernism », Partial Answers : Journal of Literature and the History of Ideas, vol. 15, n° 2, juin 2017, p. 315-339.
Publié le 15/11/2021