Le Lamed, la plus haute lettre, marque encore le désir dans la série alphabétique. Il est l’énergie ithyphallique qui va se déverser sur les deux lettres féminines qui suivent : le Memet le Noun.
Le Mem est un Khaf joint à un Vav exactement comme le Lamed. Ce qui veut dire que la lettre la plus maternante, la plus matricielle, est presque le double graphique du Lamed. Elle est certes ce féminin accueillant, placentaire, mais elle est aussi porteuse du Yod, signe éminemment masculin, puisque que graine divine de l’alphabet. Ainsi, rien n’est totalement d’un bord ou d’un autre. Belle réflexion politique.
Que nous apprend la forme même des lettres ? La négociation. À part le Yod, toutes les lettres sont des négociations avec les différents éléments graphiques qui les composent. Par exemple, l’Aleph est une alliance de deux Yod et d’un Vav. Le Tsadé, celle d’un Noun et d’un Yod ; le Hé, celle d’un Rech et d’un Vav. La leçon de ces négociations successives est que pour qu’il y ait du sens il faut savoir composer avec les autres et parfois avec des altérités complètement opposées, comme le Vav et le Khaf du Mem.
D’un point de vue politique, puisque le sujet de ce numéro de L’éclaireur est politique, l’alphabet nous enseigne la complémentarité de tout ce qui fait sens. Il nous met en éveil en nous démontrant qu’un presque rien peut renverser une valeur. Qui décèle dans le Mem un Lamed ? Pourtant un simple décalage démontre que l’on passe d’une lettre matricielle à une autre franchement ithyphallique. Cette translation nous invite à la vigilance : car comment déterminer la séparation d’une énergie graphique à une autre ?
Le Mem correspond aussi au nombre quarante. Il est un lieu commun qui prétend qu’on ne peut accéder aux vérités cachées de la kabbale qu’à partir de quarante ans. Pourquoi ? Justement, il est attendu qu'un homme ou une femme ayant cet âge se posent les bonnes questions avant de s’engager dans une voie. C’est pourquoi, avant de voter ou de s’impliquer, la lettre Mem nous invite à faire preuve de M…aturité : pour qui je vote ? D’oùvient cette personne ? Qu’est cette personne ? Comment choisir librement si l’on ne questionne pas ce qui se présente ou qui nous représente ?
Le Mem est l’eau, mayim, mot dont les lettres sont en palindrome. En méditant sur sa forme, les kabbalistes n’ont pas manqué d’y déceler un utérus. Les eaux placentaires qu’il enferme sont les eaux qui nous nourriront tout au long de la vie : les questions. En effet Meminitialise toutes les questions en hébreu : Mi, qui, Ma, quoi, Mé, d’où et Mataï, quand. Le Mem par le Mé (d’où) nous interroge sur notre origine. Nous regardons notre mère comme point de départ de notre existence, mais elle n’est jamais que l’un des chaînons qui nous mènent de mère en mère à notre origine cosmique. Par le Mi (qui ?), il inquiète car l’identité restera toujours un mystère dans la pensée hébraïque, qui suis-je quand dans cette langue le présent du verbe être est impossible à formuler et que YHWH se présente lui-même comme Je serai qui je serai, dans une éternelle mise en abîme ? Mem, par le Ma (quoi ?), nous tracasse car la matière qui constitue tous les objets est, elle aussi, soumise à la fluidité du temps et rien ne peut l’arrêter. Mem par le Mataï (quand ?) nous déstabilise car ne se conjuguent dans sa grammaire toute sémitique que le futur et le passé. En effet, je puis être sûr de mon passé, de même si je survis à l’instant, je sais que demain arrivera, mais qu’est-ce que le présent, qu’est-ce que l’arrêt sur image dans notre monde en perpétuelle avancée ? Ce regard sémitique sur le monde est inscrit dans les entrailles de sa grammaire. Cette philosophie se passe d’abstraction car sa structure sémiologique bride les rêveurs non satisfaits du monde offert.
L’ordre alphabétique continue de présenter des séries de deux lettres profondément chargées de sens. Lamed-Mem donne l’interrogatif : Lama qui veut pourquoi. De même, Mem et la suivante Noun forment le mot Manne. Cette nourriture miraculeuse dont se nourrissaient les enfants d’Israël dans le Sinaï et qui, nous précise le texte même de la Bible, signifie : qu’est-ce que cela ? La prochaine combinaison sera le Noun et le Samekh qui forment le mot : miracle (ness). Miracle comme un point d’orgue qui nous invite à repousser à l’infini, dans tous les autres mondes, les questions.
Publié le 20/10/2021