Quel étrange destin que le mien.
J’ai été forgé à la toute fin du XIXe siècle dans un schtetl de Pologne, dans la boutique à peine éclairée de Shmulik. Mais, curieusement, il décida de me ciseler en miniature, qui plus est de ne m’attribuer que deux branches. Je tenais à peine dans les paumes de deux mains qui se joignaient. « Nous vois-tu comme des lilliputiens ? » lui demanda sa femme en yiddish. J’ai été étonné que ce mot existe en yiddish, moi qui ne connaissais alors que cette langue. « C’est pour notre fille Mariacha, dit-il, avant d’ajouter : Comme ça, elle pourra même le transporter dans sa poche. » Je compris que j’appartenais à ces choses que les Juifs emportent avec eux dans la précipitation lorsqu’ils doivent quitter des contrées hostiles. Et aussi que ma vocation ne serait pas de devenir un candélabre à sept branches comme la Ménorah du Temple ou à neuf comme le chandelier de Hanouka. Je devrai me contenter d’illuminer l’entrée du chabbat – ce qui est quand même un insigne honneur –, et encore si on trouvait des bougies à ma taille.
Mais, des années plus tard, je n’aboutis dans aucune de ses poches, lorsque, jeune femme romantique et passionnée, Mariacha s’enfuit de la maison pour faire la Révolution. Heureusement que sa jeune sœur au courant de ses projets me cousit de façon clandestine dans l’ourlet de son manteau, avec comme compagnon de voyage un petit mot dans lequel il était écrit : « Pour que jamais tu n’oublies d’où tu viens. » Je ne pesais pas grand-chose et c’est ainsi que j’ai assisté à la plupart des réunions du Parti communiste qui était parfois tolérées, parfois interdites. J’appris le polonais, le russe et l’allemand par la même occasion car je suivais partout Mariacha, qui, animée par les idéaux bibliques des prophètes, voulait changer le monde. Un jour, elle me découvrit et décida d’écraser ses cigarettes dans mes minuscules trous. Heureusement qu’elle rencontra Menahem et qu’ils tombèrent amoureux, sinon j’aurais péri asphyxié. « Devons-nous renoncer à être juifs pour être révolutionnaires ? » lui demanda-t-il ? « Nous pouvons œuvrer ici, là où nous sommes dans chaque territoire pour notre peuple et notre autonomie culturelle. » Il était bundiste et flambait des bougies les unes après les autres en lisant tard dans la nuit Tolstoï, Cholem Aleikhem et Vladimir Medem. « Pourquoi toujours rester en exil en dehors d’Eretz Israël notre terre ?! » s’indigna David, son frère. « C’est en hébreu que nous devons construire le nouveau monde, dans un kibboutz, avec notre pioche dans une main et les écrits de Ber Borochov dans l’autre. » Et il lui annonça alors qu’il fêtait ses 20 ans, qu’il partirait le lendemain avec son garin, son groupe de l’Hachomer Hatzaïr, monter en Israël. Et il alluma symboliquement deux minuscules bougies pour fêter son anniversaire. Je servais vraiment à tout. « Mazel tov ! » lui souhaita Yehouda Hirsch, son cousin, « moi aussi je fais mon alya, à Jérusalem, mais ce n’est pas pour autant que je jetterai ma kippa aux orties ! ». Et il tenait contre sa poitrine une ménorah en disant ça, comme s’il prêtait un serment. J’admirais le travail d’orfèvre et essayais que mes bougies brûlent le plus longtemps possible pour me faire remarquer de la belle. Cette ménorah avait une magnifique prestance et je ne voulais pas démériter.
Et puis après, il y eut un grand silence. Je crois que je moisissais dans une malle dans un jardin. Mariacha revint me chercher. Elle était triste mais portait une petite fille dans ses bras. Nous nous sommes rendus à Paris. Mariacha semblait émue de m’avoir retrouvé, elle qui avait perdu Menahem et tout le reste de sa famille durant la guerre. Je trônais maintenant sur le buffet de son salon comme un survivant de sa vie passée. Un jour, Katouchka, sa fille, me prit dans sa chambre et tous les vendredis soir, en cachette, me mettait des bougies qu’elle allumait en récitant une bénédiction en hébreu. Une autre langue que j’apprenais avec le français, bien sûr. Quand elle annonça qu’elle allait se marier et se couvrir la tête en permanence avec une perruque, et qu’elle ne pourrait plus manger chez sa mère parce que ses krepelech, raviolis à la viande, son foie haché et tout le reste… et même son succulent strudel n’étaient pas assez casher. En vérité, ils ne l’étaient pas du tout… Je crois que Mariacha eut un haut le cœur et elle s’agrippa même à moi. Je restai avec elle fidèle à mon poste et c’est sa petite-fille Simeha Maayan, qui, bien des années plus tard, me récupéra alors que Mariacha n’était plus de ce monde. Elle aussi était en révolte contre sa famille et s’inquiétait beaucoup du devenir de notre planète… De la fonte des glaces, de la disparition des abeilles, des pistes cyclables. Je devenais très instruit en l’écoutant, d’autant plus qu’elle me gardait dans sa bibliothèque. Nous étions déjà dans la deuxième décennie des années 2000. « Et pour qui vas-tu voter ?, lui demanda son lointain cousin Antoine. Pour les Verts qui défilent aux côtés des Palestiniens qui crient "Mort aux Juifs" ? Pour l’extrême gauche qui s’acoquine avec les islamistes ? Je te croyais féministe et laïque ! Pour la gauche (qu’il prononçait la gôche) mais elle n’existe même plus ! » Simeha Maayan ne lui répondit pas car elle connaissait ses idées d’extrême droite et, pour elle, ce n’était pas un détail que de voter pour le parti qui avait considéré que la Shoah en était un. « Il reste quand même un petit éventail entre les extrêmes », lui dit sa fille Marianne qui avait assisté à cette conversation. Mais en était-elle convaincue, elle qui n’osait plus porter mon confrère, une étoile de David ? Devenir une marrane pour une Marianne, ça ne le faisait pas trop. Quant à son frère, Benjamin, comme elle, l’arrière-petit-enfant de Mariacha, il était plongé toute la journée dans l’étude du Talmud et des quatre coudées de la loi juive et, en dehors de son monde, n’avait pas l’air de s’intéresser à la justice sociale, à l’écologie, à l’évolution du statut des femmes, à l’inclusion des gays. Plein de choses qui passionnaient Marianne, qui elle aussi avait commencé à étudier le Talmud en même temps qu’elle faisait hypokhâgne (mazette !). D’ailleurs, je lui servais de marque-page. Et pour tout vous dire, j’avais l’impression d’être à ma place. Marianne continue d’étudier et d’être au cœur des problématiques de ce monde. Elle arrive à concilier les impératifs de son identité de Juive et de femme de son époque. L’un nourrissant l’autre, ce n’est pas toujours facile mais ô combien gratifiant pour elle. Et moi ? Je crois que je suis au sommet de ma carrière politique. Mais il est vrai que de temps en temps je pense moi aussi à ma fiancée secrète là-bas en Israël qui, de toutes ses branches, resplendit.
Casting des sources :
Aucune, pour une fois…
Publié le 26/09/2021