Numéro 13 - Retour au sommaire

L'entrée du kibboutz israélien dans le XXIe siècle

Ecrit par Entretien avec Ouri Weber - Membre du kibboutz Yekhiam

Quels ont été les principaux changements intervenus dans la structure et le fonctionnement du kibboutz Yekhiam au cours des dix dernières années ?

Si l'on remonte à 1997, le kibboutz était encore très communautaire. Les revenus des membres entraient dans la caisse commune et chacun recevait une allocation en fonction de plusieurs critères dont le principal était le nombre d'enfants à charge. La salle à manger servait trois repas par jour et une partie des membres (notamment les personnes âgées) la fréquentait. Le kibboutz se devait de procurer du travail à chaque membre dans le cadre des activités économiques communautaires (agriculture, usine de charcuterie, tourisme, services, etc.). Le domaine de la sante était pris en charge par le kibboutz ainsi que celui de l'éducation, de la naissance au bac. Les voitures étaient gérées en commun et mises à la disposition des membres du kibboutz. L'appartement était attribué par le kibboutz et il n'était pas autorisé de l'agrandir de façon privée.

Presque tout cela a changé durant ces dix dernières années.

Les revenus des membres entrent toujours dans la caisse commune mais ils leur sont réattribués après prélèvement proportionnel d'une somme servant à couvrir les dépenses communes de la collectivité, dont une caisse d'entraide. La salle à manger a fermé ses portes après avoir été désertée. Chaque membre est désormais responsable de trouver du travail, et le chômage est apparu. La plupart des membres possèdent maintenant leur voiture personnelle bien qu'il en reste quelques-unes à l'usage de la collectivité. Les appartements se sont agrandis depuis que la construction privée a été autorisée. Par contre, les domaines de la santé et de l'éducation continuent à être gérés collectivement et pratiquement toutes les dépenses sont couvertes par le kibboutz.

Il faut mentionner que si, il y a dix ans, la situation économique du kibboutz était très précaire et que l'on avait du mal à « boucler les fins de mois », aujourd'hui nous ne roulons pas encore sur l'or mais nous sommes beaucoup plus à l'aise, en grande partie grâce à ces changements.

Des transformations supplémentaires, et de taille, sont intervenues dans le domaine de la propriété : alors que, dans le passé, la propriété était uniquement collective et qu’il n'y avait pas de propriété privée, dans les années à venir nous allons être propriétaires d'une parcelle et de notre maison, ainsi que d'une part de la valeur de la propriété commune (moyens de production), et cela proportionnellement à nos années d'ancienneté au kibboutz.

De plus, si auparavant uniquement des membres du kibboutz pouvaient s'y installer, aujourd'hui les jeunes reviennent en tant que membres « financièrement indépendants ». Nous planifions aussi la construction d'un quartier de cent cinquante parcelles pour habitants non-membres. Ceux-ci seront membres de la commune Yekhiam mais pas du kibboutz Yekhiam.

Il s'agit réellement d'une révolution dans le mode de vie du kibboutz et nombreux sont les gens qui disent que, dans ces conditions-là, « ce n'est plus un kibboutz ».

Quelles ont été les raisons ayant conduit à ces changements ?

En gros, on peut dire que le kibboutz a échoué aux examens d'entrée au XXIe siècle en tant que société collective.

Dans de nombreux domaines, il n'était pas adapté à la société postindustrielle, à la culture postmoderniste, à la mondialisation. Il continuait à exiger une adhésion complète aux besoins de la communauté et une soumission à ses décisions. Il avait une structure économique « familiale » marquée d'un manque d'efficacité et d'un gaspillage allant en s'amplifiant. Il était autarcique au niveau du travail et des services et repoussait toute ouverture.

Pour réussir son « examen », le kibboutz aurait dû, dès les années 1970, se libéraliser dans de nombreux domaines : permettre aux membres une bien plus grande liberté dans le choix d'un métier et d'une carrière, être moins à cheval sur les problèmes de répartition de biens matériels et moins pointilleux sur les questions d'égalité, admettre un certain rapport direct entre revenus et allocations, moins prendre en charge les membres et les libérer de la mentalité d'assisté qui s'est développée au cours des ans. Dans le domaine économique, il aurait dû opérer une ouverture sur les secteurs émergents, notamment le high-tech, adopter les règles du management moderne, adapter son économie à l'économie de marché mondialisée.

Mais tout cela était inconcevable à l'époque lorsque la direction des kibboutzim assimilait les structures et les principes à l'identité idéologique du kibboutz et à sa raison d'être.  

Ainsi, comme de nombreuses sociétés par le passé, le kibboutz a succombé au fait de ne pouvoir s'adapter à temps à une réalité sociale et économique extrêmement dynamique.

 

Quel est l'état d'esprit de la nouvelle génération des jeunes issus du kibboutz ?

Durant ces vingt dernières années, la plupart des jeunes ne revenaient pas au kibboutz. Au point que l'avenir démographique du kibboutz était sérieusement menacé.

Depuis que l'on autorise, et même encourage, les jeunes à revenir en tant que membres « financièrement indépendants », il s'opère un tout nouveau mouvement de retour qui va en s’amplifiant. Les jeunes, après leurs études et une première expérience professionnelle reviennent habiter au kibboutz. Ils désirent vivre dans le cadre du kibboutz, sa culture, son ambiance, son éducation, mais pas dans le cadre de la collectivité et de la vie communautaire. 

Quels rôles joue aujourd'hui le mouvement kibboutznik dans la vie politique et sociale israélienne ? Son influence est-elle stable, en recul, en progression ?

Le mouvement kibboutzik a perdu son influence politique et sociale en Israël. Il a bien cinq députés à la nouvelle Knesset (sur cent vingt), mais dans quatre partis différents. Les membres sont de moins en moins unifiés autour d'un parti politique et d'un programme politique. De fait, on les retrouve un peu partout. Il y a peut-être un reste d'influence qui repose surtout sur son rôle historique dans la construction de l'État, mais qui va en disparaissant.

Le mouvement kibboutzik agit aujourd'hui de plus en plus comme un groupe de pression afin de défendre ses intérêts et, s'il vote encore majoritairement à gauche, il n'a plus d'influence en tant que mouvement social.

Le kibboutz est-il toujours une forme d'organisation sociale adaptée à l'évolution générale de la société israélienne dans son ensemble ? Si oui, quelles évolutions doivent encore se produire pour assurer sa pérennité ?

Le kibboutz fait partie de la culture et de l'histoire d'Israël et en tant que tel il continuera d’apporter sa contribution. Dans la société israélienne, il y a des courants qui s'attachent à dénigrer le kibboutz et à limiter ses prérogatives, notamment les descendants des immigrés d'Afrique du Nord qui accusent le kibboutz de s'être octroyé les moyens de production de l'époque aux dépens des immigrés séfarades. Une autre partie de la population israélienne voit dans le kibboutz un reste de la période pionnière héroïque mais qui n'a plus de raison d'être aujourd'hui. Le fait que le kibboutz lui-même se privatise les conforte dans leur choix individualiste, éliminant une alternative qui troublait leur conscience personnelle. 

Aujourd'hui, le kibboutz est en pleine expansion, démographique, économique et sociale. Il y a des listes d'attente, et la construction ne suit pas le rythme des demandes. De plus, un courant de kibboutz urbains se développe rapidement avec déjà une centaine de communes collectives réparties dans la plupart des villes d'Israël.

Je pense que le kibboutz continuera une évolution lente vers un modèle de société « communale », qui gardera de son passé un mode de vie plus démocratique, plus solidaire, plus culturel que les agglomérations habituelles, et qui continuera à attirer une population qui recherche surtout la convivialité et la qualité dans les relations humaines. 

 

La Bible, plutôt de gauche ou de droite ?

Extrait du livre La gauche expliquée à ma petite-fille d'Ouri Weber

(éd. Niv, 2021 – en hébreu)

 

Dans ce livre, la petite-fille Shay pose des questions et le grand-père répond :

 

Shay : Dis-moi, la Bible est-elle plutôt de droite ou de gauche ?

Il y a une phrase courante qui dit « qu'il existe soixante-dix visages à la Tora », c'est-à-dire que la Tora peut être interprétée d'innombrables façons. Il y a donc ceux qui trouveront dans la Tora toutes les idées de la droite et il y a ceux qui y trouveront toutes les valeurs et les principes de la gauche. Les deux auront raison.

Il est vrai que la Bible est avant tout une création religieuse et que Dieu et le peuple élu en sont le centre. Mais elle peut aussi être considérée comme une œuvre culturelle émanant de l'histoire du peuple juif, dans ce cas la Bible exprime un message universel.

On peut trouver dans la Bible les éléments essentiels de la conception du monde de la « gauche classique », et l'on peut considérer les Prophètes comme les « gauchistes » de la Bible.

Le concept de « réparation du monde » (tikoun olam) n'apparaît pas explicitement dans la Bible mais il y est présent comme un message central : le monde a été créé plein de défauts, plein d'anomalies, plein d'injustice et de défaillances. Il a été intentionnellement créé incomplet par Dieu afin que l'homme puisse agir pour le corriger. Tel le conçoit rabbi Akiba qui met l'accent sur la responsabilité de l'homme, sur sa capacité à opérer des changements par ses choix. L'homme a un rôle dans la création du monde : le monde a été créé imparfait, afin que l'homme puisse, par ses actions et son libre choix, le compléter et le corriger.

L'aspiration à un monde meilleur et la conviction qu'il ne faut pas accepter l'injustice, la violence, l'ignorance, la pauvreté et l'exploitation, tout cela est présent dans la Bible et se trouve également au cœur de la vision du monde de la gauche.

La Bible commence par un message d'égalité entre les êtres humains : « Tous les êtres humains ont été créés à l'image de Dieu », ainsi que : « hommes et femmes il les a créés ». Si tous les êtres humains sont les descendants du premier homme qui a été créé à l'image de Dieu, alors tous les êtres humains sont égaux en essence et la vie de chaque homme est sacrée, et si « homme et femme vous avez été créés », alors les hommes et les femmes sont également égaux par essence.

Cette idée est mentionnée dans la Michna par le célèbre dicton : « Quiconque sauve une seule vie sauve l'humanité entière », qui se réfère non seulement à « une vie d'Israël » comme certains voudraient l'interpréter, mais il se rapporte à tous les descendants du premier homme, c'est-à-dire à tous les peuples.

L'idée de la création de l'homme à l'image de Dieu est la base de la conception humaniste. Ce n'est pas un hasard si l'organisation de gauche israélienne qui défend les droits de l'homme dans les territoires occupés se nomme « B'Tselem » (À l'image de Dieu).

Dans la Bible, il y a de nombreuses références au souvenir de l'état d'esclaves ou d'étrangers vécu par les Juifs : « Souvenez-vous que vous avez été esclaves et étrangers en terre d'Égypte », il en découle l'attitude à adopter face aux immigrant vivant sous l'auspice des Juifs. Souvenez-vous toujours de notre propre expérience en tant qu'esclaves ou immigrants lorsque vous venez à traiter d'autres êtres humains. Les règles morales de la Bible sont universelles.

La Bible commande une conduite honnête et morale qui est le fondement d'une vie sociale juste et d'une solidarité sociale.

Cela commence par les Dix Commandements, par exemple : « Tu ne tueras pas. Tu ne commettras pas d'adultère. Tu ne voleras pas, etc. » Ceux-ci sont les conditions de base pour une vie collective possible. Et cela continue avec une description beaucoup plus détaillée des préceptes contre le vol, contre les actes répréhensibles, contre la haine, contre l'exploitation et en faveur de la justice.

Les gens de droite accepteront volontiers ces lois et ces ordonnances, mais dans quelle mesure seront-ils prêts à édifier une réalité sociale et économique qui permettrait leur réelle mise en pratique ?

La Bible traite aussi beaucoup de l'amour d'Israël, de la mitsva de retour au « pays de nos pères », du « désir de Sion ». Il y a là une conscience d'appartenir à un peuple ayant des caractéristiques propres d'identité, d'ethos, de valeurs, au-delà du simple fait de faire partie de l'humanité créée à « l'image de Dieu ».

Le sionisme de gauche a toujours été un sionisme actif lié au territoire, à la langue et à l'histoire. Il a lutté pour « Le retour à Sion », il s'est investi dans l'éducation juive et humaniste, s'est efforcé de développer une culture israélienne renouvelée qui s'appuie sur la tradition et l'héritage juif dans toutes ses interprétations.

Le nationalisme de gauche n'est pas un nationalisme qui ignore les droits des autres peuples et les bafoue au profit des intérêts nationaux, mais un patriotisme qui découle d'un sentiment d'affinité, d'appartenance, d'identification et d'engagement envers l'État et le peuple – tout en respectant les droits d'autrui.

La Bible regorge de lois sociales qui transmettent un message de soutien aux pauvres et aux conditions de travail imposées aux humains.

Avant tout, il y a la proclamation d'un jour de repos hebdomadaire, « le commandement d'observer le chabbat ». Il n'est pas anodin d'obliger tous les êtres humains, y compris les esclaves, à cesser leur emploi et à se reposer un jour par semaine.

Dans la Bible, il est admis que toute personne qui en a les moyens a le devoir d'aider les nécessiteux. Ce devoir découle du droit fondamental de l'homme, chaque homme, de vivre dans la dignité. Une forme d'aide aux nécessiteux est le "cadeaux aux pauvres", par exemple le droit de glaner dans les champs après la récolte et le droit accordé aux pauvres et aux immigrés d'entrer dans les champs et de ramassez les fruits ou les céréales oubliés. 

Une autre forme d'aide est le commandement de la « Dixième part pour les pauvres », dans lequel le fermier est obligé de mettre de côté un dixième de sa récolte annuelle pour les octroyer aux pauvres dans les troisième et sixième années du cycle chémita (cycle de sept ans).

La « loi sur l'allégement de la dette » est également là pour protéger les pauvres qui s'endettent. Une fois tous les sept ans, le prêteur doit cesser toutes démarches entreprises pour recouvrir la dette et y renoncer.

L'« année jubilaire » est également mentionnée. Une fois tous les cinquante ans, tous les esclaves doivent être libérés et les domaines rendus à leurs propriétaires d'origine, c’est-à-dire à ceux qui ont été contraints de vendre leurs terres agricoles en raison de difficultés économiques.

Le message est que la terre et les esclaves ne sont qu'en partie la propriété des riches. La propriété est limitée dans le temps et il est du devoir du propriétaire de prendre soin des pauvres et des nécessiteux. C'est un mécanisme de garantie mutuelle adapté aux conditions de l'époque.

À l'époque biblique, il était inimaginable d'aspirer à une société sans pauvres. La charité des possédants rendait possible la subsistance minimale des nécessiteux. Ce n'était pas une charité par compassion mais un mécanisme commun de garantie mutuelle, la responsabilité de chacun d'assurer les conditions de vie de son prochain.

Aujourd'hui nous ne devons pas nous contenter de charité, nous avons les capacités de construire une société plus égalitaire, plus solidaire dans laquelle il n'y aura pas de pauvres.

La garantie mutuelle et la solidarité sociale sont des valeurs de gauche par opposition à la droite qui prône le « chacun pour soi » et la charité pour les pauvres.

Enfin, je voudrais souligner l'un des passages de la Bible où la vision des prophètes et la vision de la gauche se rencontrent, c'est la prophétie des « Jours au-delà » d'Isaïe : « De leurs glaives ils forgeront des hoyaux, Et de leurs lances des serpes : Une nation ne tirera plus l’épée contre une autre, Et l’on n’apprendra plus la guerre. » (Isaïe 2,4)

Dans cette prophétie, il y a une aspiration profonde à un monde sans guerres et sans hostilité entre les peuples, ainsi qu'une approche égalitaire face à tous les peuples. La gauche veut réellement réaliser cette vision et non pas seulement prier pour elle.

La Bible contient bien sûr la croyance en un Dieu unique, mais aussi de nobles valeurs humaines, les valeurs de la fraternité, les valeurs de justice et d'équité, la vérité et la grâce, l'égalité entre les nations et l'avènement de la paix. Ces valeurs sont l'essence de l'enseignement des prophètes et de la morale du judaïsme – ce sont aussi les principales valeurs de la gauche.

Le modèle social de la Bible et de la Michna, qui s'est développé dans le sillage de la Tora, est plus proche d'un État providence social-démocrate que du libre marché et du libéralisme économique.

 

Publié le 15/11/2021


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=384