En 1960, un sociologue américain, Daniel Bell, estimait déjà qu'après avoir longtemps enflammé les passions politiques, cette bipolarisation minée par le consensus sur les institutions et sur l'économie était refroidie. Elle conduirait tôt ou tard à ce qu'il avait appelé, en toute simplicité, the end of ideology. Aucun des deux camps n'est épargné, selon lui, par cette tendance à la rationalisation technocratique qui, plutôt que de gouverner les hommes, préférait se rabattre sur l'administration des choses. Selon cette vision des affaires de la cité, un nombre croissant de défis à relever (santé, éducation, logement) ne sont ni de gauche ni de droite, mais à gérer tout bonnement. Plus de soixante après cette estimation, on a le sentiment que la fin des idéologies est toujours remise aux calendes grecques et que les foyers de tension et de division se renouvellent sans fin. Un consensus s'est bien dégagé, que, vu de l'Hexagone, on a baptisé "la fin de l'exception française", autrement dit, une aspiration à être gouvernée au centre. Mais comme la nature politique a horreur du vide, voilà que les extrêmes ont repris du poil de la bête (immonde). Ils révèlent un dynamisme qui a multiplié par deux leur représentativité, parvenant dans certains cas à se hisser au pouvoir. On voit bien que le qualificatif d'"extrême" dont on les pare ne dissuade guère les électeurs de leur accorder leurs suffrages.
Longtemps, la gauche et la droite se sont posées en forces antagonistes autour des luttes pour le droit de vote, puis une fois le suffrage universel acquis, autour de la redistribution économique. Marx a expliqué que le nerf de la société est l'opposition entre le capital et le travail. Il est injuste que la part du capital dans le profit soit si grande et que seule une portion congrue soit attribuée à l'effort sous la forme d'un salaire tout juste bon à permettre la reproduction de la force du travail. L'action syndicale a consisté alors à organiser les travailleurs pour que leur part augmente tant en termes quantitatifs que qualitatifs (congés payés, semaine de 40 heures, 35 aujourd'hui). Ces luttes pour la redistribution ont eu pour effet, à long terme, de favoriser l'émergence d'une "nouvelle classe ouvrière" puis, avec la révolution post-industrielle, d'une classe moyenne, laquelle a troqué la révolution contre la garantie d'un niveau de vie décent. La politique a consisté alors à intégrer les classes défavorisées tout en veillant à se doter en contrepartie d'une main d'oeuvre – les immigrés – qui obtient des conditions de travail et de salaire beaucoup plus décentes que ce qu'elle aurait obtenu si elle était restée au pays natal, mais reste privée des droits sociaux qui coûtent cher et demeurent réservés aux nationaux. Ces réformes de structure ont bénéficié d'un contexte propice, Les Trente glorieuses, mais se sont essoufflées avec la fin de l'Etat-Providence.
Outre son adéquation au monde du travail, le clivage gauche/droite s'est exporté et reproduit dans d'autres champs, telle la préférence accordée à "l'ordre social" ou au "changement social", au conservatisme ou au progrès, dans les mœurs et la culture. C'était, dans les arts, Fernand Léger contre Bernard Buffet, Jean-Luc Godard contre Gérard Oury, le T.N.P. contre la Comédie-Française. Faute de pouvoir lâcher du lest dans les luttes pour la redistribution, compte tenu de la crise, ce sont désormais les luttes pour la reconnaissance qui ont pris le relais. C'est dans ce contexte-là que sont apparues dans le champ politique les causes féministes, homosexuelles, écologiques, celles des minorités religieuses, ethniques et culturelles. Les nouvelles luttes ne sont plus désormais sociales, mais sociétales. Le clivage gauche/droite en économie s'est estompé et un nouveau couple a surgi : populisme contre libéralisme. Cette opposition situe le centre de gravité de l'action politique dans les rapports entre les institutions : un leader fort représente "le peuple" et mène le combat contre les "vieilles" institutions au sein desquelles dominent encore les "anciennes" élites qui entravent son action. Ces leaders populistes proclament la primauté de la nation en lui conférant un sens particulariste et identitaire, et non plus civique et politique, afin de réduire, voire de supprimer, austérité aidant, les droits accordés aux immigrés.
Longtemps, on a pensé que le clivage gauche /droite était spécifique et irréductible à la situation israélienne. N'est-il pas de bon ton de déclarer qu'on était de gauche en France, puis de droite après avoir effectué son alyah ? Cette exception à l'israélienne est-elle justifiée ? Initialement, en Palestine mandataire, d'aucuns admettaient que la distinction gauche/droite, ou encore peuple/nation, reflétait à peu près fidèlement ce qui se passait en Europe. Les révisionnistes s'appuyaient sur la bourgeoisie, les commerçants et les artisans et contestaient l'action syndicale; les sionistes socialistes s'appuyaient, eux, sur les travailleurs. Quand bien même n'était-il qu'un ilot, le kibboutz servait de repère et de critère : ne préfigurait-il pas une société sans classe, qui avait supprimé le salariat et banni la circulation de l'argent et ses effets délétères sur les relations sociales ? Même la controverse sur les dimensions du territoire était idéologiquement justifiée par les notions de gauche et de droite. Le révisionnisme réclamait un Grand Israël qui intégrait la Transjordanie ("Le Jourdain a deux rives, celle-ci est à nous et l'autre aussi"), le Mapaï y avait renoncé, moins par idéologie, il est vrai, que par réalisme. Sensible à l'internationalisme "qui sera le genre humain"; la gauche sioniste pouvait bien admettre la coexistence de deux Etats tandis que la droite révisionniste du Jabotinsky se réclamait du nationalisme intégral, non sans prévoir, au demeurant, un statut de minorité nationale pour les citoyens arabes. En 1947, le plan de partage de la Palestine fut approuvé par Ben Gourion, Begin s'y est opposé. Et puis 1967 vint. Elle permit à la droite qui venait à peine de renoncer officiellement à l'extension de la souveraineté israélienne sur la Jordanie de se ressaisir sur le plan idéologique en réclamant l'annexion des territoires occupés. Certes, à l'époque, les partisans du Grand Israël se recrutaient dans les deux camps : le poète Nathan Alterman n'était pas moins ardent que son homologue Ouri-Tsvi Grinberg. De plus, Menahem Begin avait quelque peu brouillé les cartes puisque, l'alternance effectuée, voilà qu'il signait un traité de paix avec l'Egypte et ordonnait, le premier, de démanteler les implantations établies dans le Sinaï. Et cependant, la droite s'est idéologiquement réunifiée autour de l'idée-force qu'il n'y aurait pas d'Etat palestinien entre la mer et le Jourdain; qu'en attendant une future annexion, le statu quo ne serait pas figé, mais autoriserait le renforcement de la population juive en Cisjordanie qui dépasse aujourd'hui le nombre de 600000 (Jérusalem-est compris). La gauche de la gauche a fait de la fin de l'occupation son objectif; les plus modérés se contentent de réclamer le retour à des négociations.
Cependant, l'évolution la plus surprenante au sein de la droite israélienne est bien l'adoption du néo-libéralisme par le dernier bastion de résistance à cette tendance : le secteur religieux. En effet, la valorisation de la "communauté" prégnante au sein du sionisme religieux, adossée au traditionnel combat nationaliste pour Eretz Israël semblait fermer définitivement la porte aux sirènes individualistes de l'ultra-libéralisme et du retrait de l'Etat. Qu'ils soient aujourd'hui divisés entre la tendance dirigée par Betzalel Smotritch et celle dont Naftali Benett et Ayelet Shaked ont pris la tête n'y change rien : la révolution idéologique la plus significative, cette dernière décennie, dans le système politique en Israël est sans aucun doute la conversion du sionisme religieux non seulement à l'économie libérale, mais à l'individualisme. Le phénomène a déjà été observé parmi les chrétiens évangéliques aux Etats-Unis qui ont abandonné la rhétorique collective au profit d'une mise en valeur de la responsabilité individuelle. Tsedaka out ! Cette nouvelle tendance ne réclame plus comme idéal le règne de la justice sociale. Elle consiste à faire preuve de condescendance généreuse envers les plus démunis pour ne pas les oublier sous peine de voir la droite se dessécher… d'une partie de ses électeurs. La rhétorique est celle de l'Etat-mammouth, de la chasse à la régulation, toujours représentée comme un monstre tentaculaire. C'est un Israël à deux vitesses qu'ils admettent non comme un mal nécessaire, mais comme le fruit d'un Israël qui réussit quant et l'autre qui est fainéante; celle qui conquiert les marchés financiers et celle qui plombe la société et l'empêche d'aller de l'avant. Cette "bonne nouvelle" n'est pas venue spontanément. C'est l'Institut Kohelet qui a opéré cette conversion : ils font de l'entrisme auprès de ministres, députés, maires et hauts fonctionnaires afin qu'ils intègrent leur point de vue et adoptent leurs propositions. La gauche oppose-t-elle une alternance économique à cette nouvelle donne ? Les travaillistes ont accueilli sans broncher le néo-libéralisme, et seule Shelly Yehimovitch, qui fut secrétaire du parti travailliste dans les années 2009-2013, a défendu avec ardeur et poigne un programme résolument identifié aux luttes contre les monopoles.
La droite a gagné en Israël la bataille des idées même si, politiquement, Netanyahou vient de perdre son poste de premier ministre qu'il occupait depuis douze ans sans discontinuité. La droite n'a pas perdu la guerre si elle ne l'a déjà gagné. D'abord parce qu'elle s'appuie sur la nation, là où la gauche s'en tient à une affirmation de la nation juive compatible avec les obligations dues aux exigences et aux principes de la démocratie. La gauche n'a pas oublié qu'elle est juive comme l'avait chuchoté Benyamin Netanyahou à l'oreille d'un rabbin kabbaliste en 1999 : elle est juive autrement que ne l'entend la droite, introduisant au niveau du discours des notions inclusives d'égalité et de justice, alors que la droite confère à la nation les privilèges octroyés à la majorité juive au détriment de ceux qui ne le sont pas.
La gauche en Israël n'est pas laïque au sens où on le comprend en France. L'appartenance confessionnelle n'est pas seulement une donnée à laquelle la conscience individuelle peut donner sens et présence dans la vie privée comme elle l'entend, elle est en Israël une inscription identitaire qui a des retombées publiques sur les droits et les devoirs des citoyens. Vous ne trouverez pas un homme politique déclarer la guerre à la calotte et réclamer l'exclusion de forces religieuses du Parlement. Peine perdue. La revendication de la gauche israélienne n'est pas d'instaurer une séparation, à la française, entre la Synagogue et l'Etat. Elle se rabat aujourd'hui sur la mise en cause du monopole de l'orthodoxie. N'ayant pas vocation à s'immiscer dans les procédures et les règlementations du judaïsme orthodoxe en matière de mariage, de conversion ou de cacherout, par exemple, elle réclame la reconnaissance officielle des différentes obédiences au sein du judaïsme, au nom de la valeur du pluralisme, notamment le judaïsme libéral (réformé ou conservative). Enfin, depuis quelques années à peine, une nouvelle ligne de clivage est apparue concernant l'autorité de la justice vis-à-vis du législatif et de l'exécutif et de la composition des juges dénoncée par la droite comme trop libérale.
Le problème majeur de la gauche, à ce jour, est celui de sa représentativité sociologique. Elle souffre de n'avoir comme électeurs que des personnes qui se rassemblent parce qu'ils se ressemblent : sorti de l'axe Hadera-Gedera, ce que l'on appelle communément le Gouch Dan, c'est le désert électoral. Consultez sur le site de la Knesset les résultats des élections, localité par localité, en sélectionnant quelques-unes qui se trouvent dans le Néguev ou en Galilée – de Dimona à Kyriat Shmona, vous vous rendrez très vite compte que les partis de gauche (Avoda et Meretz) additionnés à ceux du centre (Yesh Atid et Bleu-blanc) ne regroupent à eux quatre que 5 à 10 % des suffrages seulement. Pitoyable. La variable géographique va de pair avec la variable économique, et celle-ci recoupe également les origines diasporiques et les orientations religieuses. En un mot comme en cent : trop peu de Juifs Orientaux et trop peu de Juifs originaires de Russie, trop peu de Juifs religieux et trop peu d'Arabes également.
Les idéologies ne suscitent plus d'engouement en Israël, mais les clivages n'ont guère perdu de leur acuité. Deux ans de compétitions électorales ont montré la réalité du consensus; sa fragilité aussi.
Publié le 28/10/2021