Le lien unissant la communauté juive américaine à la gauche est bien connu. Il remonte au moins à Roosevelt, dépassant d’ailleurs le Parti démocrate : le socialisme et l’anarchisme ouvrier comme les « New York Intellectuals » des années 1920 ou la « New Left » des années 1960 furent des mouvements essentiellement juifs. Et bien que cette radicalité-là appartienne au passé, elle a marqué de son empreinte la conscience juive américaine. Quand, dans Annie Hall(film de Woody Allen), Alvy Singer rencontre Allison Portchnik, il l’accable d’une série de stéréotypes (auxquels elle se dit heureuse d’être réduite) dont « Socialist summer camps ». La blague a toujours cours.
La cause des droits civiques fut une étape majeure du « coming of age » politique des Juifs américains. Leur rôle dans le mouvement avait du reste été significatif dès la création de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) en 1909. On peut rappeler l’amitié de Martin Luther King et d’Abraham Joshua Heschel, ou ces trois morts de l’été 1964, ces trois activistes assassinés par le Ku Klux Klan – un crime que la plupart de ses auteurs n’expièrent jamais. Deux de ces jeunes gens, Andrew Goodman et Michael Schwerner, étaient juifs, le troisième seul, James Chaney, étant lui-même noir.
Si l’on estime aujourd’hui qu’une majorité de Juifs orthodoxes – Modern Orthodox – votent, contrairement au reste de la population juive, pour des candidats républicains, il n’en a pas toujours été ainsi.[1] Il n’existe pas vraiment de données sur la manière dont votaient ces gens avant la fin des années 2000 et le début des années 2010, mais tous les témoignages concordent : leur ralliement au camp républicain n’est pas plus vieux que ça. Rappelons qu’il s’agit d’une communauté religieusement proche de notre Consistoire – quoique revendiquant davantage son attachement aux savoirs « profanes » et à la réussite universitaire, voire, pour certaines franges, à une forme d’égalité entre hommes et femmes à la synagogue, dans les limites de la halakha. Rappelons aussi que le sionisme est une dimension essentielle de son identité, y compris au niveau institutionnel : une yeshiva comme Har Etzion, en Israël, est à la fois le bastion du sionisme religieux et l’un des avant-postes de la Modern Orthodoxy. Or, bien que cette communauté ait donc elle aussi plutôt voté à gauche dans le passé, sa très forte identification à Israël, y compris, de plus en plus, à son camp nationaliste, voire millénariste, a contribué, entre autres facteurs, à sa droitisation. Et le don des Américains pour oublier le passé – fût-il récent – étant ce qu’il est, chacun s’imagine aujourd’hui que cette exception orthodoxe à la règle du vote juif est aussi vieille que l’orthodoxie même. Cela est d’autant plus faux que, du sein de la Modern Orthodoxy, surgissent aujourd’hui de nouveaux courants, plus « inventifs » religieusement, et politiquement plus à gauche.
J’ai fait allusion aux néoconservateurs. La revue autour de laquelle ce milieu s’est constitué, Commentary, était initialement de gauche. D’ailleurs, une autre réplique d’Annie Hall la met sur le même plan que Dissent, de gauche aussi – encore à ce jour – et officieusement non moins juive : « I heard that Commentary and Dissent had merged and formedDysentery. » Irving Kristol et Norman Podhoretz peuvent être considérés comme les pères du néoconservatisme, or le premier, initialement trotskyste, fut un membre des « New York Intellectuals », et le second eut comme mentor, à ses débuts, Lionel Trilling, un autre membre de ce groupe et l’une des signatures de la Partisan Review. Leur courant, élitiste et agnostique quoique attaché aux traditions juives – par conservatisme justement –, s’affirma au cours des années 1960 et surtout des années 1970, mais il est resté marqué par son origine intellectuelle. Il est d’ailleurs à noter que Podhoretz, pourtant proche de Trump sur le sujet israélien, a été l’un de ses plus fervents adversaires à droite.
La montée de l’antisémitisme a joué un rôle important lors des dernières élections américaines, mais ce que l’on sait peu en France, c’est qu’elle ne concerne pas moins la droite évangélique et populiste, voire conspirationniste (QAnon), que la gauche antisioniste. En fait, les Juifs de gauche qui s’entendent reprocher de soutenir des ennemis d’Israël ou des alliés trop tièdes de cet État peuvent facilement rétorquer à ceux qui s’expriment ainsi qu’eux soutiennent de purs antisémites, certes défenseurs de l’État juif mais pleins de haine envers les « New York values » des Juifs américains, obsédés même, dans leur millénarisme insensé, par la conversion de ces derniers au christianisme. Mike Pence, vice-président des États-Unis, lors de la cérémonie d’hommage aux victimes du massacre antisémite de Pittsburgh, a demandé à un rabbin de venir, épaules couvertes du talith sacramentel : ce rabbin était en fait un membre des « Jews for Jesus », et il a cru bon de glisser un appel à la conversion dans sa prière. Passons sur la grossièreté du geste : pour tout Juif américain, Pence a signé par là son appartenance à un monde inexorablement étranger au sien, un monde goyishedont le soutien inconditionnel à Israël ne peut en aucun cas dissimuler la réalité. Au contraire même : les évangéliques sont persuadés que le retour des Juifs à Sion constitue un préalable nécessaire au retour du Christ, leur reconnaissance de ce dernier comme Messie et comme Dieu en étant un autre. Cela peut contribuer à expliquer que, malgré tout le « bien » qu’il a fait à Israël, et malgré le fait que sa propre fille soit juive, Trump, candidat de cette droite-là (par opportunisme bien sûr, puisqu’il n’est pas croyant), n’a pas convaincu les Juifs. Avec sa maladresse habituelle, il s’en est d’ailleurs plaint tout récemment.
Mais il est vrai que le divorce de la communauté juive américaine et d’Israël est de plus en plus difficile à cacher. Il a une foule de causes, à commencer par l’éloignement géographique qui, dans un pays où la plupart des gens ont dix jours de vacances par an, n’est en rien un détail. L’intensité de la vie juive « sur place » n’y est pas pour rien : on n’a pas besoin, aux États-Unis, des bénédictions des rabbins israéliens. Le fait, aussi, que les courants Conservative et Reform soient ostensiblement dénigrés par l’orthodoxie israélienne – voire certaines franges du courant Modern Orthodox : en somme tout le judaïsme américain, à part Monsey et quelques quartiers de Baltimore et de Brooklyn, quelques immeubles de Manhattan.
En mettant en 2015 les Juifs dans la nécessité de choisir entre leur pays et Israël, Netanyahou aura fait un très mauvais calcul : pour beaucoup d’entre eux, il devenait de toutes les manières impossible de se battre pour un État dont il leur semblait qu’il bafouait leurs valeurs si ce n’est leur propre existence. Ce désamour n’est pas cantonné aux rangs les plus radicaux d’une jeunesse désaffiliée : Ronald Lauder, milliardaire proche de la droite, a déclaré son inquiétude face à la fascisation d’Israël dans les colonnes du New York Times en 2018. C’est précisément cela que Netanyahou n’a pas vu, aveuglé qu’il était par le soutien de la droite chrétienne.
Reste que les Juifs américains de droite et de gauche me semblent, plus qu’aucun autre groupe, illustrer le mot de Desproges selon lequel, qu’on soit de l’un ou de l’autre camp, on est hémiplégique. La droite comme la gauche juives, chacune à sa manière, sont si juives qu’elles ne le sont plus. La droite se désintéresse de l’universalisme biblique. Elle tend à une forme de provincialisme mental qui ne peut que souiller la Tora, le sens qu’elle donne au rite (puisqu’il faut aujourd’hui du sens à tout) étant étroitement nationaliste ou tribal, coupé, en un mot, de ses racines prophétiques. La gauche, elle, méprise la singularité juive et ne veut au rite – quand elle l’observe ou ne cherche pas à le refaçonner à son image – qu’un sens moral où s’exprime son désir de « justice » et de « tikoun olam », cette dernière expression ayant été vidée de son contenu théurgique pour désigner niaisement toute forme de revendication progressiste. Par conséquent, à la splendide marche de Selma – la démocratie américaine se vivant comme incessamment en mouvement vers une frontière invisible et toujours plus lointaine – ont succédé d’autres combats dont j’ai la faiblesse de penser qu’ils n’ont pas leur place à la synagogue : j’ai vu une femme-rabbin célébrer, devant cinq cents personnes ravies et fières de leur si belle ouverture, la bar-mitsvah d’une petite fille devenue un petit garçon à l’âge de 9 ans.
New York a fait de moi le Juif que je suis. La richesse cultuelle, culturelle et éducative de ce judaïsme n’a son pareil qu’en Israël. De plus, j’ai la chance d’être membre d’une congrégation vivante, généreuse et plutôt éloignée de ces excès. Il m’arrive cependant, en constatant d’un côté la gravité de la stupidité de gauche, de l’autre l’étroitesse d’esprit, la bigoterie, voire le racisme de tel shtibl où il m’arrive d’aller entendre une téfila « à l’ancienne » (suivie, avouons-le, d’un merveilleux kiddoush, lui aussi « à l’ancienne »), de me dire que la France aurait aujourd’hui un rôle à jouer. Celui de faire naître, ou renaître, un judaïsme à la fois lettré et incarné, charnel, généreux, qui ne soit pas dominé par la vision politique du monde – sur un sol chargé d’histoire où nous avons tous grandi conscients de ce qui, fussions-nous nous-mêmes progressistes, nous rattachait aux générations passées et, quelque éloignés que nous en soyons, à leurs valeurs et à leurs modes de vie.
* David Isaac Haziza est écrivain. Ancien élève de l'École normale supérieure, il prépare un doctorat à l'Université Columbia de New York.
[1] Le sujet des ‘ḥarédim est trop complexe et trop vaste pour que je puisse m’y attarder ici. Disons, grossièrement, que le milieu yeshivish est à droite mais que les hassidim varient d’une élection à l’autre : les Satmar ont choisi Clinton puis Trump, et leurs choix, lors des élections locales, ne sont pas constants. Du reste, et contrairement à la communauté Modern Orthodox, le soutien à Israël ne joue pour eux aucun rôle puisqu’ils sont antisionistes.
Publié le 24/10/2021