Numéro 13 - Retour au sommaire

Comment votent les juifs du Canada

Ecrit par Elias Levy - Journaliste, auteur du livre Comprendre Israël (éd. Ulysse), Montréal

En 2011, une rupture politique majeure et inopinée chambarda profondément le paysage communautaire juif canadien. Un sondage d’opinion, réalisé par la firme Ipsos-Reid, révéla que, lors des élections générales fédérales tenues cette année-là, une majorité de Juifs (52%) avaient voté pour le Parti conservateur du Canada (PCC), de droite, 24% pour le Parti libéral du Canada (PLC), centriste, et 16% pour le Nouveau Parti démocratique (NPD), de gauche.  

« Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs canadiens votaient traditionnellement pour le PLC. C’est ironique quand on sait que cette formation politique s’opposa farouchement dans les années 1930 à l’entrée au Canada des Juifs européens fuyant le nazisme. À l’exception de ce sinistre chapitre de l’histoire du Canada, depuis sa fondation, en 1867, le PLC a favorisé l’immigration de masse. C’est le parti qui autorisa, à la fin de la dernière Grande Guerre, à plusieurs milliers de survivants de la Shoah d’émigrer au Canada », rappelle le renommé sociologue Morton Weinfeld, professeur à la prestigieuse université McGill de Montréal, où il dirige la chaire des Études ethniques canadiennes. D’après ce spécialiste des tendances électorales au Canada et fin connaisseur de l’histoire de la communauté juive de ce pays, l’une des principales raisons qui a motivé les Juifs à voter pour le PLC est leur profonde aversion pour les totalitarismes.

« Les Juifs qui se sont établis au Canada après 1945 voulaient avant tout échapper aux horreurs perpétrées par des régimes politiques tyranniques européens de droite ou de gauche. Ils pensaient, à tort, que le NPD était proche du communisme et le PCC proche du fascisme. Ils ont donc cherché la quiétude et la stabilité au centre de l’échiquier politique, en l’occurrence chez les libéraux. C’est pour cette raison que mon père, un survivant de la Shoah, vota toujours pour les libéraux. Ce désir de ne pas adhérer à des partis perçus comme extrémistes a permis au PLC d’engranger des voix auprès des autres groupes d’immigrants. »

Une autre dimension importante de la politique du PLC qui a toujours fortement séduit les Juifs canadiens : sa défense des principes à la base de l’État providence.

Le vote des Juifs canadiens a sensiblement évolué au cours des trois dernières décennies. Un bon nombre d’entre eux campant politiquement à gauche (NPD) et au centre (PLC) se sont tournés progressivement vers la droite, incarnée avec force par le PCC. Le tournant majeur s’est produit en 2006, avec l’élection du chef conservateur Stephen Harper au poste de Premier ministre du Canada. 

Un « facteur déterminant » a favorisé le glissement d’une majorité d’électeurs juifs vers le PCC : la position farouchement pro-israélienne de ce parti et de son chef, Stephen Harper, explique un observateur aguerri de la scène politique canadienne, l’historien Jack Jedwab, vice-président exécutif de l’Association d’études canadiennes et de l’Institut canadien pour l’identité et la migration. 

« Un nombre croissant de Juifs canadiens étaient résolument convaincus que les intérêts d’Israël étaient mieux défendus par les conservateurs, particulièrement durant le mandat de Stephen Harper de 2006 à 2015. » 

Jacques Saada, ancien député libéral fédéral et ministre de la Francophonie et de l’Agence de développement économique du Canada dans le gouvernement libéral dirigé par Paul Martin de 2003 à 2006 et actuel président de la Communauté sépharade unifiée du Québec (CSUQ), tient à apporter une nuance à ce qui a trait à la position du PLC et du PCC à l’endroit d’Israël et du conflit israélo-palestinien.

« Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, peu importe le gouvernement au pouvoir, l’appui du Canada à Israël est relativement solide est stable. Il y a parfois des désaccords sur cette question entre les principaux partis fédéraux, mais de façon générale cet appui n’a jamais été remis en question. Mais force est de reconnaître que les conservateurs ont toujours adopté une position beaucoup plus affirmée et forte en faveur d’Israël. »

Pour les Séfarades, arrivés au Canada à partir de la fin des années 1950, l’appui du Canada à Israël est un « critère électoral prépondérant », estime Jacques Saada.

« Traditionnellement, la communauté juive canadienne, majoritairement ashkénaze et anglophone, jugeait un gouvernement en fonction de plusieurs critères : ses politiques économiques, en matière de protection sociale, en matière d’environnement… Israël était bien sûr un facteur important, mais pas le seul. Il semblerait que ce facteur ait pris plus d’importance auprès de la communauté séfarade francophone. On l’a constaté ces dernières années dans les taux d’appui aux conservateurs. »

Durant les années Halper, particulièrement en Ontario, les Ashkénazes ont aussi largement voté pour le PCC. C’est ce qui explique l’élection de plusieurs candidats du PCC dans des circonscriptions à forte population juive qui étaient jusque-là des bastions libéraux. « Mais le vote des Ashkénazes n’est pas aussi monolithique que celui des Séfarades », a constaté Jacques Saada.

Le bien-être d’Israël est un critère électoral prioritaire pour la grande majorité des Juifs orthodoxes et des sionistes les plus coriaces, estime Morton Weinfeld.

« La corrélation entre la position à l’égard d’Israël et l’orientation du vote est plus étroite au Canada qu’aux États-Unis, pays où le taux d’assimilation, plus élevé que dans la communauté juive canadienne, est en train d’éroder le lien avec Israël. » 

Pour Jack Jedwab, la question d’Israël n’est pas un facteur secondaire, mais, au contraire, a indéniablement un impact sur le soutien aux libéraux, dont la politique à l’endroit d’Israël est considérée par beaucoup de Juifs comme pusillanime. 

« Mais comme la politique israélienne vient de connaître un changement important (une nouvelle coalition gouvernementale dirige Israël), il sera intéressant de voir à quel point celui-ci influencera l’évolution politique des Juifs canadiens. » 

En 2018, un sondage révéla que 36% des Juifs appuyaient les libéraux, 32% les conservateurs (post-Harper), 10% le NPD et 2% le Parti vert. Le bloc libéraux-partis de gauche recueillait 48% des appuis, les conservateurs 32%. 

Assiste-t-on à un retour du balancier en faveur du PLC ? 

 « Cette tendance s’est confirmée lors des dernières élections fédérales, en 2019. L’appui des électeurs juifs au PCC était moindre que dans les années passées. Les raisons : le manque de leadership du chef conservateur Andrew Scheer, ses incohérences sur diverses questions importantes, notamment l’avortement et les enjeux environnementaux. Il semblerait donc que le critère « Israël » ne soit plus aussi prépondérant dans le choix des électeurs juifs. Par exemple, au Québec, qui est une société progressiste, la question de l’environnement est capitale pour les jeunes Juifs. Un bon nombre de Juifs ont voté pour les libéraux plus par défaut que par choix », explique Jacques Saada.

Jacques Jedwab corrobore cette analyse : « Depuis le départ de Stephen Harper, l’affaiblissement du leadership au sein du PCC s’est traduit concrètement par une diminution du soutien de la communauté juive à ce parti et un retour au bercail libéral. » 

Y a-t-il un « vote juif » au Canada ?

Selon Morton Weinfeld, bien que les Juifs canadiens aient une large expérience en matière de lobbying politique, le vote en bloc n’est pas l’apanage de ces derniers, mais est une pratique en vigueur dans toutes les communautés ethniques minoritaires au Canada.
« Au cours des dernières années, le vote en bloc des minorités s’est considérablement renforcé. On a noté des efforts délibérés de la part de tous les partis politiques pour recruter des candidats issus de groupes minoritaires. De plus, les plateformes électorales des différentes formations politiques accordent désormais une attention particulière aux revendications formulées par ces minorités. Des sites Web utilisent les données du recensement canadien, effectué par Statistique Canada tous les cinq ans, pour analyser en détail la composition ethnique et religieuse de chaque circonscription. Ces nouvelles approches contribuent certes à créer ou à renforcer le vote ethnique. »  

Jacques Saada considère que la notion de « vote juif » est dénuée de sens dans la mesure où celui-ci n’est pas monolithique mais pluraliste.

« C’est une question de sémantique. On emploie le terme « vote juif » pour déterminer les tendances qui régissent la façon dont les Juifs s’expriment en politique, c’est-à-dire les motifs qui les poussent à voter pour les libéraux ou les conservateurs, et non pour affirmer qu’ils votent en bloc. » 

Le cas du Québec est très éloquent. Source profonde de différends politiques entre le Québec et le Canada, la question nationale québécoise a causé une dichotomie au sein de la communauté juive de la Belle Province, majoritairement anglophone, souligne Jacques Saada. 

La grande majorité des Juifs anglophones rejette vigoureusement toute velléité d’indépendance nationale du Québec. En revanche, les Séfarades francophones sont plus réceptifs à l’idée de l’affirmation nationale des Québécois. Un nombre non négligeable d’entre eux trouve plutôt sympathique l’idée d’un Québec francophone voulant s’affirmer sur le plan identitaire et linguistique. Ce clivage politique est réapparu récemment lors du débat houleux suscité par l’adoption par le gouvernement dirigé par la CAQ (Coalition Avenir Québec), parti de centre-droit, de la très controversée loi 21 sur la laïcité de l’État québécois et la présentation du projet de loi 96 sur la langue officielle et commune du Québec.

« Du côté anglophone, Juifs et non-Juifs, il y a un rejet massif des positions défendues par le gouvernement de la CAQ sur les questions de la laïcité et de la langue. À l’instar de leurs concitoyens des autres provinces du Canada, les anglophones du Québec adhèrent quasi unanimement à la notion des droits individuels, garantis par la charte canadienne des droits et libertés, et récusent la notion de droits collectifs. L’initiative de la CAQ vise au contraire à affirmer les droits collectifs des Québécois. Il y a eu une fissure. Les anglophones sont vigoureusement opposés à la loi sur la laïcité et au projet de loi 96 sur la langue, alors que les francophones sont beaucoup plus partagés sur cette question cruciale. C’est une nouvelle donne qui ne devrait pas être éludée », dit Jacques Saada. 

Publié le 10/10/2021


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=381