La déception est une notion affective, et Raymond Aron aimait à faire remarquer la part affective dans les motivations des choix politiques – lui qui s’est efforcé, tout au long de sa vie et de son œuvre, de rationaliser ce champ de la réflexion. Après la déception vient souvent le dépit, qui n’est pas forcément le meilleur conseiller. Le politique est le domaine du relatif, du réel qui reste opaque à ceux qui le vivent dans le présent de l’action et de la décision. C’est avec le recul du temps que l’on croit être plus intelligent que ceux qui ont fait l’expérience en temps réel.
Première expérience : l’arrivée au pouvoir en juillet 1945 du Parti travailliste britannique, Clement Attlee remplaçant Winston Churchill au terme d’élections triomphales. Entre les deux guerres mondiales, les électeurs juifs au Royaume-Uni se sont beaucoup rapprochés des travaillistes. Des liens étroits se sont noués entre le mouvement sioniste travailliste, devenu hégémonique parmi les Juifs de Palestine, et le parti qui, à Londres, est souvent dans l’opposition, mais participe au gouvernement d’union nationale pendant la Seconde Guerre mondiale. Certes, il y a déjà eu une expérience désagréable en 1929 lorsque les travaillistes ont brièvement dirigé le pays. Confronté à une vague d’émeutes arabes en Palestine, le gouvernement a promulgué le Livre blanc de Lord Passfield, autrement dit du ministre et intellectuel Sidney Webb, qui revenait sur la déclaration Balfour. Mais la diplomatie efficace de Haïm Weizmann avait permis l’annulation de ce Livre blanc (à ne pas confondre avec celui, aux effets désastreux, de 1939) et la poursuite du développement du Yichouv juif en Palestine. Désormais, donc, le soutien à la cause sioniste d’hommes comme Herbert Morrison semble inébranlable – ce dernier fait même inclure dans la plateforme électorale de son parti une clause prévoyant un transfert de population arabe vers les pays voisins pour faire de la place à l’immigration juive.
On le sait, le gouvernement Attlee n’a pas annulé le Livre blanc de 1939, ni même laissé entrer en Palestine un contingent de 100 000 immigrants juifs, comme le suggérait le président Truman. Au contraire, le ministre des Affaires étrangères Ernest Bevin, issu du syndicalisme ouvrier, s’est aligné sur la mouvance la plus conservatrice du Foreign Office pour mener une politique résolument antisioniste. La confrontation en Palestine de l’armée britannique avec les trois organisations armées juives – Haganah, Irgoun, groupe Stern – a été de plus en plus violente. Des dizaines de milliers d’immigrants clandestins ont été transférés dans les camps d’internement d’Athlit puis de Chypre, et le sang a coulé des deux côtés lors d’actions armées.
Ce qu’on retiendra ici est le cas de conscience qui s’est posé aux députés juifs très nombreux élus sous les couleurs travaillistes : ils étaient 38 contre seulement 2 élus conservateurs. Parmi eux, Barnett Janner, qui fut à la fois président de la Fédération sioniste et président du Board of Deputies, l’organe représentatif des Juifs du Royaume. Le président du Labour était Harold Laski, grand professeur de science politique. La plupart de ces députés juifs étaient engagés dans la vie communautaire - ils n’étaient pas des outsiders. On remarquera que l’aile gauche du Parti travailliste, autour du presque homonyme Aneurin Bevan, était la plus encline à critiquer Bevin et à soutenir la cause sioniste. Dans cette mouvance s’inscrivent Sidney Silverman, président de la section britannique du Congrès juif mondial, dont le rôle fut névralgique pendant la Shoah, et d’autres comme Maurice Orbach et Ian Mikardo. Pendant ces trois années qui se concluent par la création de l’État d’Israël, les attitudes des uns et des autres de ces acteurs juifs furent contrastées, depuis l’inertie inhibée jusqu’à la rébellion ouverte.
C’est avec un long recul dans le temps et avec le bénéfice d’études historiques sérieuses que cette expérience a donné lieu à des débats fructueux. Dans un contexte moins dramatique, on a observé le même désarroi après la période marquée par le leadership de Tony Blair et de Gordon Brown, où les relations étaient au beau fixe entre le Labour, Israël et la communauté juive, et l’intermède Ed Miliband – le premier leader juif, mais peu engagé comme tel. L’arrivée de Jeremy Corbyn, en place jusqu’en 2020, a entraîné une dérive vers un antisionisme fortement teinté d’antisémitisme, qui a amené la majorité des Juifs du pays à se détourner du Labour, c’est le cas aussi de beaucoup de ceux qui y ont milité pendant de longues années et y ont assumé des responsabilités. Il y a au Royaume-Uni trois groupes parlementaires d’amis d’Israël, rattachés aux trois partis historiques, travaillistes, libéraux-démocrates, conservateurs. Depuis l’époque de Margaret Thatcher, qui considérait comme son mentor l’intellectuel juif néo-libéral Keith Joseph, et qui était élue d’une circonscription d’Edgware où vivaient de nombreux Juifs, la présence juive parmi les tories est devenue substantielle : les cartes politiques ont été en partie redistribuées.
La deuxième expérience que j’évoquerai brièvement est celle des Juifs de France qui ont fait le choix du gaullisme sous la IVe République, lorsque le Général a lancé dans l’arène le Rassemblement du peuple français (RPF), ou sous la Ve République quand il est revenu au pouvoir et a fait voter une nouvelle Constitution. Charles de Gaulle a soutenu avec netteté la cause sioniste dans la période 1947-1948 où la France devait prendre position à l’ONU sur le partage de la Palestine. Comme président de la Ve République, il a accueilli à deux reprises David Ben Gourion à l’Élysée, en 1960 et en 1961, et a prononcé à cette occasion la formule célèbre : « Israël, notre ami, notre allié ». Les livraisons d’armes françaises à Israël, commencées sous le régime précédent, se sont poursuivies et ont grandement contribué à la victoire militaire éclair de la guerre des Six-Jours. Cependant c’est à cette date que le Général a infléchi radicalement sa politique concernant le Moyen-Orient, comme on le disait à l’époque : embargo sur les livraisons d’armes, condamnation de ceux qui tireraient les premiers, jusqu’à la célèbre conférence de presse du 27 novembre 1967 évoquant le « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ».
Ce n’est pas le lieu pour faire l’analyse du cheminement de la pensée et de l’action du Général, jusqu’à son départ en 1969 et la rédaction de ses Mémoires d’espoir à la veille de sa mort en 1970. Un colloque international d’historiens sur ce sujet est d’ailleurs en préparation pour 2022 à l’initiative opportune de la Fondation Charles-de-Gaulle. Ce qui est ici en question, c’est la déception éprouvée par les Juifs gaullistes ayant suivi avec enthousiasme l’homme qui avait rétabli le décret Crémieux en Algérie et la légalité républicaine dans la France libérée. En particulier, c’et la mouvance sioniste dite révisionniste, héritière de Jabotinsky et de l’Irgoun, qui s’était le plus engagée dans cette direction. On pense par exemple au pur héros de la Résistance qu’était Lazare Rachline. Relevons que c’est sous la présidence de Georges Pompidou et de celle de Valéry Giscard d’Estaing que les relations franco-israéliennes se sont le plus fortement dégradées. Les observateurs ironisaient alors en disant : « Il y a des anciens ministres amis d’Israël, et des ministres anciens amis d’Israël. »
Cet article a examiné deux expériences de déception en rapport avec la création de l’État d’Israël et avec sa survie. Beaucoup d’autres approches pourraient être pertinentes. On pense à la mise au jour des relations entre François Mitterrand et René Bousquet, et à ce qui s’ensuivit pour les Juifs qui avaient trouvé en Mitterrand un réconfort après la déception gaullienne… Bien sûr, il y aurait aussi la vaste question de l’attirance pour le communisme d’une fraction importante du monde juif, suivie par un mouvement de profonde désillusion : on ne peut traiter cette question-là seulement en termes d’aveuglement. Car comme le suggérait la regrettée Annie Kriegel, ni la défaite du nazisme ni la création de l’État d’Israël n’auraient été possibles sans l’action de l’URSS stalinienne : ce sont des faits, objectivement vérifiables, à prendre en compte dans l’évaluation rétrospective des comportements juifs. L’invitation au discernement, concept utilisé par Ignace de Loyola et enseigné par l’Église catholique, est sans doute opératoire, parmi d’autres, dans le champ de la pensée politique juive.
Publié le 19/09/2021