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Le nouage du judaïsme et du socialisme chez Léon Blum

Ecrit par Milo Lévy-Bruhl - Doctorant en philosophie politique à l’EHESS

Il existe pour Léon Blum une affinité élective profonde entre le projet du socialisme et l’idéal de justice – à mettre en œuvre ici et maintenant – porté par le judaïsme.

 

            Le 3 mai 1936, au soir du second tour des élections législatives, le parti socialiste arrive en tête. Avec ses alliés radicaux et communistes rassemblés derrière le programme commun du Front populaire, il dispose de la majorité dans la nouvelle chambre. Aussi son leader, Léon Blum, peut-il légitimement revendiquer la direction du gouvernement. En rupture avec des décennies d’attentisme révolutionnaire et d’éloignement volontaire du pouvoir, un socialiste va donc accéder à la plus haute fonction politique nationale : la présidence du Conseil. Mais ce socialiste a une autre particularité : il est juif. Aussi son élection est-elle inédite à double titre. Pour la première fois de son histoire, la France va être dirigée par un socialiste et par un Juif, qui sont une seule et même personne. 

 

L’addition de ces deux éléments est à l’origine de la haine extraordinaire qui va s’abattre sur Léon Blum, et qui ne cessera jamais. Les attaques dont il fera l’objet sont multiples[1]. Mais Édouard Daladier, grand leader radical, alternativement allié et adversaire de Blum, relève avec acuité la congruence du double reproche qu’on lui adresse lorsque, voyant Blum arriver dans la prison où il est lui-même emprisonné par le régime de Vichy, il écrit : « Par les barreaux de ma fenêtre, je vois descendre de la première voiture un grand chapeau, de larges moustaches grises, un lorgnon. Blum regarde avec calme le château. Son visage est las. (…) Il gravit lentement les marches. Il dit quelques mots dans la pièce voisine. Plus rien. On poursuit le juif, le socialiste, l’homme des accords Matignon, il n’y a en fait aucune raison pour qu’il soit inculpé.[2] » 

 

            Ce nouage entre judaïsme et socialisme qu’a opéré Blum dans sa jeunesse n’indispose pas que ses ennemis. En réalité, il s’inscrit contre des tendances internes aussi bien au socialisme qu’au judaïsme français. Car le socialisme français de la fin du XIXe siècle demeure jusqu’alors habité par un antisémitisme diffus. La critique sociale qu’opèrent certains de ses membres n’a pas le degré d’objectivation que lui apportera bientôt l’imprégnation de plus en plus importante de la scientificité marxiste et le développement de l’école durkheimienne de sociologie. Les temps sont encore à un « socialisme des imbéciles » qui renvoie l’exploitation des plus pauvres à l’action occulte de puissances fantasmées parmi lesquelles les Juifs tiennent souvent les premiers rôles. Un milieu, on le comprend, peu attrayant pour un jeune Juif. 

Parallèlement, du côté du judaïsme français dans lequel il baigne, ce n’est pas le socialisme mais l’amour de la République qu’on professe. Élevé dans une famille embourgeoisée, le jeune Blum est l’archétype de l’Israélite assimilé. Après d’excellentes études, c’est naturellement qu’il choisit d’entrer au Conseil d’État. Conseil d’État qui incarne, parmi toutes les institutions de la jeune IIIe République, le temple de l’État de droit et le dernier rempart des libertés individuelles. N’est-ce pas ce Conseil d’État qui, déjà sous l’Empire, s’était opposé aux coups de canifs de Napoléon Ier dans la promesse d’émancipation révolutionnaire des Juifs ? Ainsi la trajectoire des premières années de la vie du jeune Blum semblait le destiner à ce destin d’Israélite dont a parlé Pierre Birnbaum[3] : au service de l’État républicain, loin d’un socialisme qui demeure peu accueillant. Mais un événement va tout bouleverser.

 

Il faudra plusieurs années pour que Léon Blum prenne la mesure de ce qui se joue derrière l’affaire Dreyfus. Ce retard, sur lequel il reviendra dans ses Souvenirs sur l’Affaire[4] publiés en 1935, n’a rien de surprenant. Comme il l’écrit lui-même : « Il ne faudrait pas du tout croire, cependant, que dans les milieux juifs que je fréquentais alors – milieux de bourgeois moyens, de jeunes littérateurs, de fonctionnaires – il existât la moindre prédisposition au dreyfusisme. (…) Les Juifs avaient accepté la condamnation de Dreyfus comme définitive et comme juste. Ils ne parlaient pas de l’Affaire entre eux ; ils fuyaient le sujet bien loin de le soulever. Un grand malheur était tombé sur Israël. On le subissait sans mot dire, en attendant que le temps et le silence en effacent les effets. » Il faudra l’influence du grand Lucien Herr, le bibliothécaire de l’École normale supérieure, pour sortir le jeune Blum de sa torpeur. Une fois sa conviction faite, il s’engagera néanmoins sans compter. À partir de 1897, le voilà qui cherche des soutiens pour la cause, écrit des articles, apporte son aide aux avocats de Dreyfus et de Zola, etc. Mais à mesure qu’il s’engage, Blum amorce également une critique de son milieu israélite d’origine. Plus précisément, il condamne cette passion israélite de la République qui conduit tant de Juifs à servir l’État au point parfois de se mettre en position de ne pouvoir le critiquer lorsqu’il fait preuve d’antisémitisme : « Les Juifs de l’âge de Dreyfus, ceux qui appartenaient à la même couche sociale, qui, comme lui, ayant franchi des concours difficiles, s’étaient introduits dans le cadre des officiers d’état-major ou dans les corps d’administration civile les plus recherchés, s’exaspéraient à l’idée qu’un préjugé hostile vînt borner leurs carrières irréprochables. Après avoir excommunié le traître, ils répudiaient le zèle gênant de ses avocats. » L’élément est souvent négligé par ses biographes, pourtant l’affaire Dreyfus engendre bien, chez Blum, une critique de la IIIe République en même temps qu’une critique de l’israélitisme de ses pères qui a trouvé à s’épanouir dans ses institutions.

Ce n’est donc pas un hasard si c’est l’affaire Dreyfus qui éloigne Blum du républicanisme et le rapproche du socialisme. Mais pour qu’il adhère à cette idéologie qui ne ménage pas ses critiques de la « République bourgeoisie », il aura fallu que, parallèlement, le socialisme français abandonne son antisémitisme persistant. Or, c’est également ce qui s’est joué au moment de l’affaire Dreyfus dans le socialisme français. Après des premières prises de position hâtives et des propos caricaturaux, Jaurès va engager les différentes tendances du socialisme français en voie d’unification dans le combat dreyfusard. Et c’est précisément par le truchement de Jaurès, dont il deviendra l’ami puis l’héritier, que Blum va adhérer au socialisme. À ses côtés, il rencontre, ou retrouve, nombre de représentants du socialisme intellectuel – les normaliens comme Charles Andler et Albert Thomas, les jeunes durkheimiens, les péguystes, etc. – et s’intègre à un milieu socialiste où les Juifs ont toute leur place. Les structurations internationale et nationale du socialisme qui se réalisent alors progressivement dans une dominante marxiste seront, elles aussi, des facteurs d’effacement progressif de l’antisémitisme. À tel point qu’au sortir de l’Affaire Dreyfus Blum pourra écrire que l’antisémitisme qui s’est manifesté dans l’Affaire « était né dans des cercles restreints de la société parisienne, cercles mondains ou cercles professionnels ; sa cause directe avait été l’intrusion indiscrète de Juifs enrichis ou la pénétration, jugée trop rapide, de Juifs studieux », et en déduire que le triomphe à venir du prolétariat, en détruisant ces cercles restreints, marquera la fin de l’antisémitisme. 

            

À l’arrière-plan de l’affaire Dreyfus se produisent donc l’éclatement d’une contradiction à l’intérieur du républicanisme traditionnel des Israélites d’une part et le dépassement de l’antisémitisme du « socialisme des imbéciles » de l’autre. Double mouvement qui ouvre pour Blum la possibilité d’un passage et d’un nouage, unique jusqu’alors dans le temps et l’espace, entre judaïsme et socialisme. Passage unique dont il semblerait aujourd’hui qu’il faille revenir, à mesure que l’extrême gauche en vient de plus en plus souvent à reprendre les traits du « socialisme des imbéciles » et alors que les institutions étatiques de la République ne sont plus, aujourd’hui, marquées par l’antisémitisme. C’est cette inactualité du nouage entre socialisme et judaïsme dont Blum se désolerait sans doute aujourd’hui de la perte, lui qui croyait en l’affinité élective profonde entre l’idéal du socialisme et la foi du judaïsme : « Foi toute rationnelle. Elle tient en un mot : la Justice. Le Juif a la religion de la Justice (…). L’idée seule de la Justice inévitable a soutenu et rassemblé les Juifs dans leurs longues tribulations. Leur Messie n’est pas autre chose que le symbole de la justice éternelle, qui sans doute peut délaisser le monde durant des siècles, mais qui ne peut manquer d’y régner un jour. Et ce n’est point, comme les chrétiens, d’une autre existence qu’ils attendent la réparation et l’équité. Les vieux Juifs ne croyaient point à l’immortalité de l’âme. C’est ce monde-ci, ce monde présent et vivant, avec ses vieilles gens et ses vieux arbres, qui doit s’ordonner un jour selon la Raison, faire prévaloir sur tous la règle, faire rendre à chacun son dû. N’est-ce point là l’esprit du socialisme ? [5]» 

 

 

[1] Voir par exemple Pierre Birnbaum, Un mythe politique : La « République juive », éd. Fayard, Paris, 1988. 

[2] Édouard Daladier, Journal de captivité 1940-1945, édCalmann-Lévy, Paris, 1991.

[3] Pierre Birnbaum, Les Fous de la RépubliqueHistoire politique des Juifs d’État, éd. Fayard, Paris, 1992. 

[4] Léon Blum, Souvenirs sur l’Affaire, éd. Gallimard, Paris, 1935.

[5] Léon Blum, De Nouvelles Conversations de Goethe et Eckermann, Librairie Ollendorf, Paris, 1909 pour la deuxième édition.

Publié le 24/11/2021


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