Numéro 13 - Retour au sommaire

Marx et le judaïsme

Ecrit par Entretien avec Gérard Bensussan - Philosophe

La judéité de Marx a-t-elle quelque chose à voir avec ses idées politiques ? Son combat en faveur du prolétariat est-il le lointain écho de celui des prophètes bibliques, chantres de la justice sociale ?

Non, Marx lui-même, sauf dans le secret de son intimité que personne n’explorera jamais, ne se considérait pas comme juif à proprement parler, pas plus que Hess, surnommé « le rabbin », son compagnon et son contemporain, au même moment, lequel deviendra pourtant, des années plus tard, le promoteur avant Herzl d’un véritable sionisme politique et culturel. Ses adversaires au sein de l’Association internationale des travailleurs, en revanche, Bakounine par exemple, n’oublieront pas que Marx était « juif », tout comme beaucoup de représentants du socialisme français, Proudhon par exemple, et aussi comme plus tard les extrêmes droites antimarxistes et antisémites. En tout cas, en première approximation, massive, on ne peut pas dire que, juif, Marx en ait tiré des conséquences théoriques ou des conclusions concrètes ou que cette situation, cet état de fait, ait été une ressource de sa pensée. Qu’une certaine filiation prophétique, et même une certaine lignée rabbinique dans son cas, puisse le déterminer effectivement, de façon attestable, c’est très difficile à établir. Ou alors de manière très vague, a posteriori, un peu au sens du beau vers racinien, dans Athalie : « Je vois que l’injustice en secret vous irrite / que vous avez encore le cœur israélite. » On a affaire à un indécidable. Un « écho », comme vous le dites ? Peut-être. Une irritation profonde devant l’injustice ? Sans doute, mais masquée toutefois sous la volonté de fonder une science des modes de production. Tout ceci reste à déterminer dans sa consistance, et ce n’est pas simple. À chacun ensuite, face à pareil indécidable, de décider, d’investiguer, de suivre telle ou telle piste, telle hypothèse, Marx prophète, Marx juif, Marx antisémite, Marx inventeur des sciences sociales, etc. Au-delà de Marx, on a pu également se demander si le marxisme n’avait pas au fond constitué un mode de sécularisation du messianisme juif, de son eschatologie ? C’est une thèse qui a été défendue, et parfois de façon convaincante. S’agissant de Marx lui-même, elle ne me paraît guère tenable.

 

Quel regard Marx posait-il sur les Juifs de son époque ?

Je dirais d’abord : aucun regard. Franchement, la question l’intéresse peu - ce qui ne peut être considéré que comme une sorte de déni puisque c’est pour lui une affaire familiale. Marx a 6 ans quand son père Hirschel se convertit au protestantisme et fait convertir ses enfants puis sa femme, il devient Heinrich Marx. Il est loin d’être le seul, c’est toute une génération de Juifs rationalistes et libéraux, de gauche dirait-on aujourd’hui, Heine, Börne, Rahel Varnhagen, qui opte pour le « ticket d’entrée dans la civilisation », selon le mot de Heine. Les Juifs rhénans, devenus fonctionnaires sous Napoléon, doivent quitter leur emploi après la chute de l’Empire sauf s’ils se convertissent. L’indifférence de Marx est donc un peu forcée, voire suspecte, une façon pour lui de sanctionner et de confirmer le choix du père, peut-être – et qu’en tout état de cause il ne peut pas avoir oublié, ou alors pour des raisons qui relèvent de la psychanalyse, d’une psychanalyse complètement sauvage en l’occurrence : l’antisémitisme de Marx comme justification de la conversion du père et la haine de soi comme sa conséquence enfouie. Tous ces motifs détiennent certainement chacun un peu de réalité, mais ils demeurent trop sous-déterminés pour expliquer quoi que ce soit, même si descriptivement ils ne sont pas sans intérêt. En tout cas, si Marx prend position sur les Juifs, c’est dans le cadre de choix politiques d’ensemble, de perspectives générales, universelles. Il est donc favorable à l’octroi des droits civiques aux Juifs, ce qui n’est pas le cas de toute la gauche hégélienne par exemple. Ensuite, une fois devenu « marxiste », qualification qu’il refusa avec constance, le regard porté sur les Juifs, pour l’essentiel ceux qu’il croise dans le mouvement international, Lassalle en particulier, est porté par un antijudaïsme ou un antisémitisme d’époque, grossier, vulgaire, indigne – mais nullement exceptionnel, courant même. Mais bon sang ne saurait mentir… ! Sa fille Éléonore sera, elle, sensible au sort misérable du prolétariat juif de Londres. Semprun a écrit un livre que je n’ai jamais lu, mais je me souviens de son titre : « Moi, Éléonore, fille de Karl Marx, juive ! ».

 

Marx publie en 1843 Sur la question juive. Quelle thèse y défend-il ? 

Il y défend une thèse qui n’a rien à voir avec le judaïsme ou la « question juive », encore que le prétexte, les Juifs, éclaire sous bien des aspects le texte, l’émancipation politique. Il ne faut pas se méprendre sur le titre. Il ne s’agit pas d’une intervention de Marx sur la question juive, mais d’une réponse à un texte d’un hégélien de gauche, Bruno Bauer, lequel portait justement ce titre. S’il y a une thèse centrale dans ce Sur la question juive de Marx, puisque c’est votre question, c’est que l’émancipation politique, civique, juridique n’est pas le tout de l’émancipation « humaine », comme dit Marx, parce que selon lui elle aboutit à une séparation du public et du privé, de l’homme et du citoyen par exemple. L'émancipation humaine affecterait l'essence générique de l'homme, l'émancipation politique, sortie de la Déclaration des droits de l'homme, relèverait, elle, d’une anthropologie individualiste où l’inaliénabilité des droits s’enracinerait dans la particularité, voire la condition, de chaque sujet. Je ne développe pas davantage ces points – très importants pour comprendre la position du mouvement communiste par rapport aux droits de l’homme, au formalisme juridique, à l’opposition de la liberté « formelle » et de la liberté « réelle ». Il faudrait également revenir sur Hegel, sur Feuerbach, et sur ce qu’ils préfigurent de la thèse marxienne. Je n’entre pas non plus dans la discussion sur le caractère antisémite ou non de l’ouvrage – enfin, je vais quand même en dire un mot. Alors pourquoi la « question juive » est-elle mobilisée dans ce débat ? Parce que Bauer, dans le livre portant ce titre, refuse les droits civiques aux Juifs aussi longtemps qu’ils n’ont pas renoncé à leur judaïsme, celui-ci étant incompatible avec ceux-là, et inversement, selon lui. Marx élargit le propos sans revenir sur l’antisémitisme de Bauer (qui, lui, ne fait pas de doute). Il donne même parfois dans la surenchère sur Bauer, y compris sur la question « juive » proprement dite. Il ne suffit pas que l’État s’émancipe de la religion pour que les droits soient effectifs, explique-t-il, il faut encore que la société tout entière s’émancipe de son « judaïsme », ce mot, ce syntagme devenant dans le texte de Marx le paradigme, le maître-terme de la société bourgeoise, et du capitalisme, de leur « égoïsme ». On peut lire alors un certain nombre de propos vraiment terribles sur le « judaïsme » ainsi décrypté, et en quelque sorte ramené à ce que Marx appelle son fond « profane », le besoin pratique, le « trafic », l’argent comme Dieu réel des Juifs. Que ces passages soient authentiquement antisémites ne fait pas de doute et ils seront d’ailleurs utilisés comme tels. Ce qui autorise, peut-être, qu’on prenne quelque recul, c’est que l’objet du texte n’est pas le judaïsme. Robert Misrahi qui consacra un ouvrage à cette question dans les années 1970 disait que Marx fut antisémite aussi longtemps qu’il n’était pas, ou pas encore, marxiste et qu’une fois devenu marxiste, dans sa maturité, lorsqu’il écrit en particulier Le Capital, il ne s’intéresse plus à la question, au judaïsme, aux Juifs. C’est une bonne façon de poser le problème, même si, par là, rien n’est réglé de cette douloureuse affaire.

 

Avez-vous une explication au fait que les Juifs furent accusés d’être tout à la fois les inventeurs du communisme et les apôtres du libéralisme ?

Je n’ai pas d’explication particulière ou bien originale. Les Juifs furent et sont encore en large part un peuple dispersé à travers le monde. Et rien de ce qui était international, comme le mouvement communiste, ou mondial, comme les transactions financières, ne leur était vraiment étranger. Par exemple, tout ce qu’on peut lire dans les Cahiers noirs de Heidegger à propos du Weltjudentum, du judaïsme mondial, relève de représentations de ce genre, assez communes, et meurtrières aussi, on dirait aujourd’hui complotistes. Ce « mondialisme », partagé par le communisme et le capitalisme internationalistes, entretient les accusations récurrentes de « cosmopolitisme », d’apatridie, d’hostilité aux intérêts des nations, et aussi de vision « abstraite » du monde et des hommes, coupés de leurs enracinements concrets, de leur sol, de leurs attachements nationaux. Mais cette vision, dominante dans les années 1930, a largement vécu. Aujourd’hui, les préjugés et les idéologies s’effectuent quasiment à fronts renversés. Ce qui me frappe, c’est le côté intempestif de toutes ces accusations, incriminations et imputations. Lorsque l’époque était aux nationalismes, aux revendications nationale-ethniques, à la défense des intérêts des groupes et des collectivités particuliers, les Juifs étaient accusés de n’avoir aucune racine et d’ourdir toutes sortes de manœuvres contre les peuples, contre les nations, les traditions, les authenticités patriotiques. Après la Seconde Guerre mondiale, la victoire sur le nazisme et sur le fascisme a emporté une vision mondiale de la liberté intégrant le tiers-monde, une défense des droits de l’homme dans leur universalité, un humanisme sans frontières - tout au moins dans les gauches occidentales. Le sionisme et l’État d’Israël sont alors apparus comme des vestiges surannés du vieux nationalisme européen. Les Juifs, Israël (mais il faut être aveugle pour ne pas voir que ça revient au même aujourd’hui) sont désormais accusés d’être militaristes, impérialistes, de promouvoir un intérêt national particulier, étroit et indifférent au sort des peuples, du peuple palestinien. Retour à la vieille imputation d’« égoïsme » brutal, de « privilège » juif en quelque sorte. Intempestivité chronique et retour éternel du même marquent ainsi le regard des peuples sur les Juifs, pour le dire sans nuances. Ils s’entrelacent à chaque fois de façon différente.

 

Les communistes d’aujourd’hui sont-ils « embarrassés » par la judéité de Marx ?

C’est une judéité dont ils se sont débarrassés bien vite, ce qui fut d’autant plus facile que Marx avait lui-même fait le travail. Aujourd’hui, puisque c’est la question, les communistes ou plus largement la mouvance qu’on peut appeler l’extrême gauche européenne et nord-américaine ne s’embarrassent pas beaucoup de judéité, ni de marxisme d’ailleurs, si l’on entend par là la pensée de Marx. Leur opinion et leur position paraissent établies : les Juifs sont du côté des dominants, voire des dominants parmi les dominants ; et aux classes et à leurs luttes se substituent les « races », un nouveau concept de race. Paysage plutôt désespérant…

 

 

 

 

Dans Contre tout attente (éd. Garnier, 2021), plusieurs auteurs s’intéressent au travail de Gérard Bensussan et retracent les chemins de sa réflexion philosophique. Il s’agit du manifeste d’une pensée qui se refuse à la passivité et ne peut qu’infinitiser la « faible force » de l’espoir d’un avenir autre, spectral, mélancolique. 

Publié le 10/11/2021


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