Il y a quelques années, l’essayiste Jacques Attali avait tenté de retrouver les origines de cet attrait des Juifs pour le secteur bancaire. Dans une œuvre intitulée Les Juifs, le monde et l’argent (éd. Fayard, 2002), il avait suggéré que la richesse deviendrait, dans l’histoire du peuple juif, « l’une des plaies [d’Égypte] ; le sang, [étant] nommé par le même mot, dam, qui désignera plus tard l’argent (damim) » (cf. Ezéchiel 18,13). Et de rappeler, citant l’Ecclésiaste (5,9), que « celui qui aime l’argent n’est jamais rassasié d’argent », un principe que le christianisme antique devait faire sien pour condamner le prêt.
C’est dans ce contexte que les Juifs participent au Moyen Âge – en Orient comme en Occident – au développement du capitalisme, en exerçant une activité jugée vile, mais ô combien nécessaire pour l’essor des États. Sous les Mérovingiens et les Carolingiens, ils exercent le crédit, une activité encore marginale, largement limitée alors aux prêts à la consommation. L’investissement reste en effet au haut Moyen Âge réprouvé par l’Église, qui estime que l’existence de l’homme doit être faite de labeur, conformément à l’injonction biblique : « C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris » (Genèse 3,19). Emprunté à la Vulgate, le mot « usure » (usura) désignera d’ailleurs l’activité de tout prêteur, jusqu’à devenir un synonyme de « juif ».
L’usure : un métier spécifiquement juif au bas Moyen Âge ?
Au Xe siècle, les cités de l’Orient se développent grâce au commerce de marchands juifs lettrés. La légitimité qu’ils possèdent est alors fondée sur la confiance acquise et un savoir-faire reconnu de tous. Malgré la réprobation marquée de l’Église à l’égard du prêt à intérêt (Pères de l’Église[1], Pierre Lombard, Thomas d’Aquin), le système monétaire du bas Moyen Âge ne permet plus de couvrir les besoins courants, ni d’assurer les transactions du commerce lointain alors en plein essor. Le crédit s’impose en conséquence.
Bientôt, l’usure devient même une condition d’acceptation : au XIIIe siècle, on voit fleurir des chartes locales dans l’Empire allemand et en Pologne imposant aux Juifs de devenir prêteurs pour obtenir un droit de résidence.
Du côté communautaire, le débat fait rage : les persécutions de coreligionnaires à Bagdad au Xe siècle par des débiteurs en colère laissent redouter des attitudes violentes dans un Occident chrétien encore assez étranger à la question du crédit. S’appuyant sur l’avis de plusieurs amoraïm (Talmud de Babylone, traité Baba Metsia), des rabbins médiévaux déconseillent à leurs fidèles de pratiquer l’usure[2]. D’autres à l’inverse encouragent le prêt, comme Nahmanide, à la condition qu’il se fasse avec des non-Juifs et dans le respect des accords passés[3]. L’argent reste trop rare et les Juifs sont alors les seuls à pouvoir pallier le problème de pénurie monétaire qui frappe l’Europe après le XIIe siècle. Les taux annuels explosent : ils atteignent 60 % en France et même 100 % en Angleterre. Mais c’est en définitive en Italie du Nord que l’action des prêteurs juifs sera la plus déterminante.
Après les croisades, Venise prend le relais de Constantinople comme plaque tournante du marché mondial : épices d’Orient, draperie des Flandres, argent des mines de Nuremberg transitent désormais par la cité des Doges. Les Juifs y deviennent assureurs, prêteurs et changeurs. Partir dans les confins du monde chrétien représente alors des risques, et de nombreux marchands s’en remettent à la lettre de change initiée par les Juifs italiens pour récupérer leurs métaux précieux une fois arrivés en Orient.
Des bouleversements politiques préjudiciables
Avec la fin du grand commerce en Méditerranée, les communautés juives perdent de leur attrait et leur rançonnement remplace les accords qui leur permettaient de pratiquer l’usure. Les dettes contractées par l’Église, les seigneurs et les particuliers sont annulées, et les prêteurs juifs sont spoliés pour rembourser d’autres créanciers. Les expulsions sont accompagnées d’expropriations, de vols… mais aussi d’exemptions : trop utiles à la bonne marche du capitalisme naissant, certains Juifs sont autorisés à rester pour conserver leurs activités « illicites ».
Au XVe siècle, la pratique de l’usure devient périlleuse en Occident : interdits d’émettre des lettres de crédit et de prendre des hypothèques foncières, certains prêteurs doivent accorder des prêts sans intérêt, avec la menace d’être accusés – dans le cas où ils s’y refusent – d’avoir profané des hosties ou commis des meurtres rituels ; des peines pour lesquelles la mort est alors requise.
À la même période, dans une ambiance inquisitoriale, l’Espagne s’attache étonnamment les services d’un financier juif de renom – qui plus est un rabbin ! – pour se sauver de la crise économique qui la menace. Arrivé du Portugal voisin, où on l’accuse d’avoir participé à un complot contre le roi, l’exégète Isaac Abravanel (1437-1508) – ancien ministre des Finances d’Alphonse V du Portugal – se met au service des Rois catholiques et en devient le trésorier, au grand dam de l’Inquisition[4], qui voit d’un mauvais œil les privilèges accordés à ce Juif, perçu comme le leader de la communauté ibérique.
Mais la Reconquista sonne bientôt le glas de la présence juive dans le sud de l’Europe. Parmi les exilés, le destin de la conversa Gracia Mendes Nassi (v.1510-1569) restera célèbre : après avoir prêté de l’argent à l’empereur Charles Quint, puis s’être signalée comme banquière à Ferrare en Italie, Doña Gracia – nom sous lequel elle est aujourd’hui connue – « se spécialise dans le placement à l’étranger des capitaux de marchands juifs ottomans, pour la plupart d’anciens amis d’Espagne ou du Portugal »[5]. D’autres Juifs d’origine ibérique continueront de financer les sultans ottomans, comme la très influente Esther Handali (m. 1588).
L’invention de la finance moderne : gestion, placements et spéculation
À l’Époque moderne, les prêteurs juifs diversifient leurs activités et placent l’épargne de leurs clients chrétiens dans le commerce international alors en plein essor. Ils prennent ainsi le risque de perdre l’argent qui leur est confié. En Europe de l’Est, la prospérité des familles juives installées dans le secteur bancaire permet à certaines d’entre elles de gravir l’échelle sociale de manière fulgurante : la réussite des frères Ezofowicz de Brest-Litovsk est révélatrice de cette ascension : anobli après sa conversion au christianisme, Abraham Ezofowicz prend les douanes de Kowno (Kaunas), organise la répartition des impôts dans les régions de Smolensk et Minsk et termine ministre du Trésor de Lituanie. Ses deux frères – restés juifs – feront, quant à eux, une brillante carrière dans la finance ; Michal, passé comte, devenant en 1514 l’un des banquiers du royaume de Lituanie[6].
Plus à l’ouest, l’antijudaïsme contraint certaines dynasties de banquiers italiens à migrer vers le nord. À la même époque, à Vienne, une poignée de petits prêteurs sur gages fait fortune : les Oppenheimer et les Wertheimer deviennent banquiers de cour (Hofjuden). Leur rôle dans le financement des armées autrichiennes lors des guerres contre la France et contre les Turcs sera déterminant. À Francfort, les marchands juifs sont autorisés à sortir du ghetto en journée, pour se rendre à la Bourse, mais la concurrence avec la bourgeoisie d’affaires protestante menace leur sécurité. Au tournant du XVIIe siècle, le départ des Espagnols des Provinces unies permet aux Juifs de s’y installer ouvertement et de participer à la création de la Bourse d’Amsterdam. Certains banquiers, comme les Del Monte et les De Pinto, prêtent alors aux gouvernants, en jonglant sur les taux d’intérêt et les taux de change. Amsterdam devient le temple de la spéculation !
La fin des petits prêteurs, l’avènement des grandes banques d’affaires
Napoléon, qui a à cœur d’intégrer les Juifs à la nation française[7], interdit le métier de prêteur sur gages et stigmatise, dans un texte connu comme « le décret infâme », ceux qui se sont livrés à cette activité. Mais l’Empire rime aussi avec l’essor d’une bourgeoisie d’affaires juive à Paris : les Fould, les Oppenheim, les Goudchaux, les Pereire et tant d’autres dynasties appelées à faire la renommée de la France au XIXe siècle.
À Londres en 1837, un parent des Rothschild, le banquier Moses Montefiore, est nommé chevalier par la reine Victoria, tandis qu’un coreligionnaire, Isaac Lyon Goldsmid – fait baronnet peu de temps après – œuvrera à l’émancipation des Juifs d’Angleterre.
Les investisseurs juifs ouvrent alors des succursales dans toutes les grandes villes d’Europe et gèrent la fortune des princes, comme des privés. Les plus célèbres sont les descendants de Mayer Amschel « Rothschild » qui, installés à Francfort, Vienne, Paris, Naples et Londres, gèrent un véritable empire financier. Leurs alliances avec d’autres dynasties bancaires, associées à un puissant réseau de courtiers alimentant les budgets des grandes puissances européennes et de pays nouvellement indépendants d’Amérique du Sud, en feront la première banque du monde. Cette prodigieuse ascension s’accompagnant d’un rayonnement planétaire ne va pas manquer d’alimenter les théories du complot. C’est ainsi qu’au début du XXe siècle Les Protocoles des Sages de Sion détailleront un prétendu plan de conquête des Juifs sur le monde. Et même si, durant la Première Guerre mondiale, chaque membre soutiendra son pays natal – y compris en contrecarrant les intérêts d’un autre membre de la famille[8] –l’idée d’un réseau bancaire aux ramifications planétaires, à l’origine du financement des conquêtes coloniales et des deux guerres mondiales, subsistera.
Ces accusations aboutiront, lors de la Shoah, à l’extermination de grandes dynasties européennes comme celle des Camondo (« les Rothschild de l’Orient »). Mais loin de disparaître, la « banque juive » se régénérera après-guerre aux États-Unis, où Goldman Sachs[9] est aujourd’hui considérée comme le fleuron de Wall Street, depuis la faillite inattendue de sa principale rivale – également juive –, la vieille banque d’investissement Lehman Brothers.
Illustrations :
Miniature médiévale présentant des banquiers juifs. Manuscrit d'Alphonse X le Sage. Madrid, Bibliothèque de l'Escurial . ©PrismaArchivo / Leemage
La banquière et philanthrope séfarade Doña Gracia Nassi (1510-1569), timbre israélien, 1992.
Caricature publiée dans le journal satirique allemand Fliegende Blätter présentant des spéculateurs juifs, 1851 (Wikimedia)
Carte postale présentant un changeur juif. Tunisie, avant 1910 (Wikimedia).
Membres de la banque juive de Gargždai en Lituanie. Photo d’avant 1939. collections.ushmm.org
[1] Basile de Césarée, Homélie contre les usuriers, trad. par Éd. Sommer, Librairie de L. Hachette et Cie, 1853.
[2] Abraham Weingort, Le Crédit et l’Intérêt dans le droit talmudique, Paris, Librairie de droit et jurisprudence, 1979.
[3] http://yechiva.com/product/etu...
[4] Roland Goetschel, Isaac Abravanel, conseiller des princes et philosophe (1437-1508), éd. Albin Michel, 1996.
[5] Jacques Attali, op.cit.
[6] Daniel Tollet, Histoire des Juifs en Pologne du XVIe siècle à nos jours, PUF, 1992.
[7] YouTube : chronique radio « Attyasse – Les Juifs dans la Grande Armée de Napoléon », RJM, 07/05/2021.
[8] YouTube : chronique radio « Attyasse – Rothschild », RJM, 29/01/2021.
[9] Documentaire de Jérôme Fritel, Goldman Sachs : la banque qui dirige le monde, Capa Presse TV / Arte France, 2008.
Publié le 17/10/2021