Numéro 13 - Retour au sommaire

Unir droite et gauche

Ecrit par Claude Birman

Il faut toujours revenir au corps, car, disait Spinoza, « nul ne sait ce que peut un corps » et jusqu’où ira l’effort d’un être, son conatus, pour persévérer dans son être. Or le côté gauche et le côté droit du corps humain ne se coordonnent que par un développement psychomoteur qui n’a rien d’immédiat. L’un et l’autre ne sont pas si symétriques : Kant a observé que l’on ne mettra pas à la main gauche le gant droit ! Leur accord est donc problématique, et peut-être à l’origine même de problèmes d’ordre éthique et politique, dont la résolution fructueuse permettrait à tous, et à chacun, de marcher enfin droit, des deux pieds, de « marcher avec assurance en cette vie », selon l’heureuse formule de Descartes.

La gauche désigne, à partir du progressisme de la Révolution française, dans la pensée et l’action politiques contemporaines, la demande de justice sociale, face à l’exigence, de droite, d’émancipation libérale. Raymond Aron, dans son Essai sur les libertés, résume ce débat conflictuel du XIXe siècle entre libertés formelles et libertés réelles : les unes, bourgeoises, accordent leur liberté d’action aux citoyens égaux en droits, par la garantie de leur propriété privée ; les autres concernent l’égalité sociale, pour les classes populaires prolétarisées par l’essor de l’industrie. De fait, leur accord nécessaire à venir n’est formulé et programmé que depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui joint aux Droits de l’homme, civils et civiques, les droits sociaux, dans ses articles 22 à 25 : du droit pour tous à la sécurité sociale, au travail, à l’activité syndicale, au repos, et à un niveau de vie digne, jusqu’à la protection de la maternité et de l’enfance. 

Cette visée de l’unification difficile, par une patiente concorde, de la justice et de la liberté est la compréhension noble de la poignée de mains finale, entre patron et ouvrier, de la fin du film Metropolis de Fritz Lang, de 1927, à Berlin, signe d’alliance du capital et du travail : et non la vilenie d’un appel à la collaboration de classes fasciste ! Le cinéaste échappa aux avances de Goebbels, comme Ulysse aux sirènes, et sut fuir, en Amérique, le mirage mortel nazi de la « solution finale », immédiate et tous azimuts, des problèmes du vivre-ensemble, dont la conflictualité positive est, tout au contraire, le cœur battant de la vie sociale.

 

Comme le hasard fait parfois bien les choses, cette difficile quête de congruence entre « gauche » et « droite » est déjà au cœur du récit biblique. Ces deux termes y anticipent avec profondeur nos questions d’aujourd’hui. L’unité du mouvement d’étreinte amoureuse du verset du Cantique des cantiques 8,3 prophétise la complémentarité de deux formes d’humanité : « Son bras gauche sous ma tête, et son bras droit m’entoure. »

Ce verset rappelle le récit de l’Exode, la fuite d’Égypte, qui permet aux Hébreux asservis de relever la tête. Car ce « bras gauche » soutient et élève de dessous la tête abaissée de l’opprimé. Le Dieu d’Israël fait sortir son Peuple de la servitude, « à main forte et à bras étendu » (Deutéronome 4,34). Il le délivre de l’injustice, pour le mener au don de la Loi de liberté : la Loi est un entourage, l’abri de la dignité recouvrée des asservis délivrés. La Sortie d’Égypte et la Révélation du Sinaï sont deux moments du même geste d’amour, de la sortie de l’injustice vers la liberté.

 

« C’est Moi Yhwh ton Dieu, qui t’ai fait sortir de la terre d’Égypte, d’une maison d’asservis » (Exode 20,3) : sortir de la servitude, pour servir le Dieu de la liberté. « Lève-toi et marche ! », dira Pierre au paralytique, (Actes 3,6), selon une reprise autre de la même dualité réparatrice. De même, un enfant, élevé par ses parents jusqu’à le sortir de sa minorité, est investi, dès sa majorité, naturelle, civile et morale, des responsabilités propres à son autonomie. Ce long chemin le délivre de la soumission et de l’assistance, pour le mener à la liberté. Seule la paresse le ferait s’attarder, comme les Hébreux manifestant leur mécontentement contre Moïse au désert, pour retourner en Égypte. Et seule la lâcheté risque de dévoyer la liberté nouvelle en licence, comme dans l’épisode du Veau d’or. Longue et aléatoire traversée du désert… de l’adolescence, décrite par l’Émile de Rousseau, mais aussi de l’Histoire humaine entière ! « Car le cœur de l’homme est mauvais de (dans) sa jeunesse » (Genèse 8,21).

La protection des êtres vulnérables est ainsi le préalable récurrent de la construction d’une société d’hommes libres. Selon le préhistorien Yves Coppens, l’étude d’ossements a montré qu’un homme handicapé par une grave fracture aux jambes, il y a cent mille ans, y survécut quinze ans : preuve d’immémoriale sollicitude fondatrice ! De là, les prescriptions de justice sociale de la loi de Moïse, dès l’Exode, les égards envers les étrangers, l’attention à la veuve et à l’orphelin (Exode 22, 20-21), et à l’égard du pauvre : « Si, pour gage, tu prends en gage le manteau de ton prochain, avant que le soleil ne rentre, tu le lui rendras. Car c’est tout ce qu’il a pour se couvrir, c’est son vêtement pour sa peau : dans quoi coucherait-Il ? » (id. 25-26). 

Le geste cosmique du soleil couchant accompagne le retour de son bien au démuni. Car le jour commence le soir, par un rétablissement de l’équité qui rend à chacun sa chance : c’est le principe du Jubilé. Par l’affranchissement de tous, chacun recouvre, tous les cinquante ans, son patrimoine aventuré (Lévitique 15,10). Et le Talmud, en Kidouchin p.38b, donne à cette institution une portée d’emblée universelle, car la « terre » (érets) où elle doit s’appliquer, n’est pas spécifiée dans le verset !

Le Jubilée anticipe donc la longue histoire des réformes agraires, des politiques d’équipements publics et de redistribution sociale, jusqu’aux admirables principes du fragile capitalisme populaire américain, rappelés naguère avec brio par le banquier et diplomate Felix Rohatyn. L’économiste Daniel Cohen a aussi souligné que l’égalité relative des conditions sociales en Corée du Sud, après la décolonisation japonaise de 1945, a favorisé son rapide essor économique et politique, tandis que la gravité des inégalités sociales initiales des Philippines entravait leur développement. Cette même différence entre la situation sociale relativement égalitaire du Foyer juif ou Yichouv, en Palestine britannique, à la veille de l’indépendance de l’État d’Israël, et celle, fort inégalitaire, des régions voisines, également décolonisées, contribue à expliquer leur écart de développement.

La justice est une renaissance, comme la naissance est une justice, qui appelle à la vie de nouveaux venus, capables de soutenir et relayer leurs aînés, en vue d’un horizon de liberté. Dans le récit de Nombres14, 20-35, la génération des Hébreux nés dans le désert est appelée à prendre la relève de la précédente, trop marquée par sa servitude passée pour oser affronter l’avenir. La justice est une précaution et une ressource en vue d’un élan et d’une audace. Elle met au monde les conditions de l’avenir, comme Sarah met au monde Isaac pour commencer à réaliser sur terre le projet idéal d’Abraham, d’un monothéisme éthique libre d’idolâtrie. En filiation de ces anticipations antiques, à l’époque moderne, le socialisme, d’abord sous sa forme saint-simonienne, a cherché à donner une assise réaliste aux ambitions libérales des Lumières, qui accompagnaient l’essor de l’industrie.

 

La culture juive prédispose donc, par Abraham, aux aspirations libérales d’envergure, et, par Sarah, aux aspirations sociales préalables, nécessaires à leur développement. C’est pourquoi l’histoire juive moderne et contemporaine a accompagné et promu à la fois le libéralisme et le socialisme, malgré leur contrariété. La liberté politique américaine est vantée par le poème d’Emma Lazarus, gravé en 1883 sur la statue de la Liberté du port de New York. Elle était membre de la toute première communauté juive établie à Manhattan, en 1654, celle de Juifs portugais réfugiés en Hollande, puis établis au Brésil, ayant dû fuir encore Recife, où la conquête portugaise rétablit l’Inquisition. De cette même communauté vinrent le fondateur de la Bourse de Wall Street et divers hommes publics américains : noble ambition libérale, éloignée des dérives du capitalisme financier dérégulé. 

 

Mais, à l’opposé, les Juifs lithuaniens du Bund, né des cercles socialistes juifs des années 1870, furent une faction constituante du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, à Minsk, en mars 1898, que l’exaltation communiste allait gravement dévoyer. Selon des historiens comme Henri Slovès et Marc Ferro, les députés bundistes de la Douma dénoncèrent, en octobre 1917, l’attaque bolchévique du palais d’Hiver, et, quittant l’assemblée, partirent eux-mêmes la faire cesser ! Ils y disparurent, hélas, pour l’honneur, comme la garde de l’Empereur fondue dans la fournaise à Waterloo, du poème de Victor Hugo. Léon Blum, trois ans après, au Congrès de Tours, mit en garde contre ces mêmes dévoiements, au nom du réformisme raisonnable de la Deuxième Internationale, soutenue en Allemagne par Édouard Bernstein, l’héritier d’Engels.

L’usage date les Temps modernes du matin de 1492 où Christophe Colomb leva l’ancre à Barcelone, au jour même de la démentielle expulsion des Juifs d’Espagne, établis dans ce pays, pour sa prospérité, depuis peut-être deux mille ans, du temps des Phéniciens. Colomb embarqua, sur ses caravelles, nombre de marranes, dit-on. Jour de naissance symbolique, selon Hannah Arendt, de la liberté politique moderne. Fuir l’injustice et bâtir la justice, c’est soutenir, assurer et renouveler, par une sollicitude de gauche, féminine et maternelle, une audace libérale de droite, paternelle et masculine, risquée et aventureuse. Aller de l’avant sans oublier personne au bord de la route, comme une armée morale ne délaisse aucun blessé. La belle chanson Là-bas, de Jean-Jacques Goldman, évoque déjà fort bien le départ d’Abraham, mais en outre, en Genèse 11, Abraham et Sarah, initialement Abram et Saraï, partent ensemble. Modérer l’élan vers la liberté par la justice n’est pas un frein, mais conforte essentiellement sa réussite. Si le socialisme autoritaire mène au goulag, la démocratie libérale n’a d’avenir qu’en assumant pleinement la question sociale. 

 

 

 

 

Publié le 03/10/2021


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