Numéro 12 - Retour au sommaire

Emil Cioran

Emil Cioran, vous citez souvent la Bible hébraïque (que vous appelez Ancien Testament). Que nous apprend-elle ?

J’aime les hommes de l’Ancien Testament : ils sont vindicatifs et tristes. Les seuls qui aient demandé des comptes à Dieu chaque fois qu’ils l’ont voulu, qui n’ont laissé échapper aucune occasion de lui rappeler qu’il est impitoyable et qu’ils n’ont plus le temps d’attendre. Autrefois, on levait les poings vers le ciel, aujourd’hui seulement les regards1.

Quand on lit n’importe lequel des prophètes de l’Ancien Testament, on sent soudain son sang plus alerte dans les veines, son pouls plus vif, ses muscles plus fermes, on est prêt à l’action, au combat. L’homme y est présent. Le Nouveau amollit sous un charme destructeur, par des insinuations onctueuses comme des saintes huiles dormitives2.

La tradition juive, héritière de la Bible hébraïque, valoriserait donc la vitalité et la force ?

Le Messie, pour les Juifs, ne pouvait être que quelqu’un de triomphant, en aucun cas une victime. Trop ambitieux pour se contenter d’un crucifié, ils attendaient quelqu’un de fort3.

Vous dites de Dieu qu’il est impitoyable mais l’homme ne trouve pas davantage grâce à vos yeux…

Il est dit dans le Zohar : « Dès que l’homme a paru, aussitôt ont paru les fleurs. » Je croirais plutôt qu’elles étaient là bien avant lui, et que sa venue les plongea toutes dans une stupéfaction dont elles ne sont pas encore revenues4.

Est-ce à dire que l’homme est foncièrement mauvais ?

Le Zohar enseigne que tous ceux qui font le mal sur terre ne valaient guère mieux dans le ciel, qu’ils étaient impatients d’en partir et que, se précipitant à l’entrée de l’abîme, ils ont « devancé le temps où ils devaient descendre dans ce monde ». On discerne aisément ce qu’a de profond cette vision de la préexistence des âmes et de quelle utilité elle peut être lorsqu’il s’agit d’expliquer l’assurance et le triomphe des « méchants », leur solidité et leur compétence. Ayant de longue main préparé leur coup, il n’est pas étonnant qu’ils se partagent la terre ; ils l’ont conquise avant d’y être… de toute éternité en fait5.

Certes, mais tous les hommes ne sont pas aussi mauvais !

D’après le Talmud, l’impulsion mauvaise est innée ; la bonne n’apparaît qu’à treize ans… Cette précision, malgré son caractère comique, ne manque pas de vraisemblance et elle nous dévoile l’incurable timidité du Bien en face du Mal installé confortablement dans notre substance et y jouissant des privilèges que lui confère sa qualité de premier occupant.6

Dans le Talmud, une affirmation stupéfiante : « Plus il y a d’hommes, plus il y a d’images du divin dans la nature. » C’était peut-être vrai au temps où fut faite la remarque, démentie aujourd’hui par tout ce qu’on voit et qui le sera plus encore par tout ce qu’on verra.7

Ne faut-il pas cependant se réjouir que Dieu nous ait donné la vie ?

Tzimtzoum. Ce mot risible désigne un concept majeur de la kabbale. Pour que le monde existât, Dieu, qui était tout et partout, consentit à se rétrécir, à laisser un espace vide qui ne fut pas habité par lui : c’est dans ce « trou » que le monde prit place. Ainsi, occupons-nous le terrain vague qu’il nous a concédé par miséricorde ou par caprice. Pour que nous soyons, il s’est contracté, il a limité sa souveraineté. Nous sommes le produit de son amenuisement volontaire, de son effacement, de son absence partielle. Dans sa folie, il s’est donc amputé pour nous. Que n’eut-il le bon sens et le bon goût de rester entier !

Votre pessimisme fait frémir. Décidément, vous n’aimez pas la vie !

Suivant la kabbale, Dieu créa les âmes dès le commencement et elles étaient toutes devant lui sous la forme qu’elles allaient prendre plus tard en s’incarnant. Chacune d’elles, quand son temps est venu, reçoit l’ordre d’aller rejoindre le corps qui lui est destiné mais chacune, en pure perte, implore son Créateur de lui épargner cet esclavage et cette souillure. Plus je pense à ce qui ne put manquer de se produire lorsque le tour de la mienne fut arrivé, plus je me dis que s’il en est une qui, plus que les autres, dut renâcler à s’incarner, ce fut bien elle8.

Pourtant, l’existence est l’occasion d’innombrables découvertes, d’une connaissance qui s’accroît sans cesse !

Demeurer identique à soi, c’est à cette fin que, selon le Zohar, Dieu créa l’homme et qu’il lui recommanda la fidélité à l’arbre de vie. Lui, cependant, préféra l’autre arbre situé dans la « région des variations ». Sa chute ? Folie du changement, fruit de la curiosité, cette source de tous les malheurs9.

Selon vous, la souffrance peut-elle être féconde ?

[Un] fils de rabbin se plaint que cette période de persécutions sans précédent n’ait vu naître aucune prière originale susceptible d’être adoptée par la communauté et dite dans les synagogues. Je l’assure qu’il a tort de s’en affliger ou de s’en alarmer : les grands désastres ne rendent rien sur le plan littéraire ni religieux. Seuls les demi-malheurs sont féconds parce qu’ils sont un point de départ alors qu’un enfer trop parfait est presque aussi stérile que le paradis10.

L’éclaireur vous remercie pour cet entretien : vous pouvez retourner à votre solitude…

Si Dieu posait son front sur mon épaule – cela nous conviendrait à tous les deux, ainsi, seuls et inconsolés…11

1 Le Crépuscule des pensées.

2 Bréviaire des vaincus.

3 Écartèlement.

4 De l’inconvénient d’être né.

5 Idem.

6 Écartèlement.

7 Aveux et Anathèmes.

8 De l’inconvénient d’être né.

9 Aveux et Anathèmes.

10 De l’inconvénient d’être né.

11 Le Crépuscule des pensées.

Publié le 03/08/2021


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