Maïa, l’aînée des sept sœurs Pléiades, était en Grèce ancienne la déesse de l’accouchement et des sages-femmes. Elle eut pour fils Hermès qui eut pour fils Pan. L’accouchement, la maïeutique dont Socrate fit son art, donna naissance à l’herméneutique, art de l’interprétation qui donna alors naissance à son tour à la possibilité de s’orienter dans le grand Tout. Procession depuis la naissance jusqu’au sens et puis au monde, par où la vie, comme un miel parfois amer, s’écoule.
On n’accouche pas seul de soi, on ne procède pas seulement de soi. Il faut parfois un aidant, un facilitant, suffisamment neutre pour apprendre ce qu’on pense soi-même et pour faire naître ce qu’on porte en soi. Cet aidant n’a assez souvent ni idée à proprement parler ni fécondité personnelle. Il est au service, effacé – ce qui ne veut pas dire timide – de l’autre. Quelles histoires produisent chez quelques-uns ces destins disons secondaires, secondaires au sens où ces accoucheurs secondent et secourent les désirs des autres ?
Socrate et Freud1, chacun dans leur tradition qu’ils habillèrent de manteaux neufs et d’étoffe désobéissante – et pour Freud, au carrefour aussi du judaïsme et de la Grèce, avec cet Œdipe tragique qu’il propulsa sous la forme d’un complexe au cœur de la psyché des hommes –, s’interrogèrent sur ce que peut bien être écouter et interroger un autre. Tous deux imaginèrent de nouvelles façons – un nouveau procédé, qui n’est pas tout à fait une méthode – de naître et de guérir la stérilité, de quelque ordre qu’elle soit.
Hannah, dont la sœur Péninah était chaque année enceinte d’un nouvel enfant, se désolait de ne donner à leur époux Elkana, âme noble attristée seulement par la tristesse de sa seconde épouse, aucun enfant. Année après année, elle rejoignait le destin ombré, en retrait, des grands personnages « lunaires » de la Bible. Astre du retrait, luminaire de la faiblesse, sur lequel Israël a fixé son calendrier mouvant, la lune est seconde. Le soleil est fécond à heure fixe et presque tendue. Cyclique, la lune est aléatoire, fantomale. Le soleil a pris tant de place que Dieu lui-même dut demander à la lune pardon de l’avoir réduite2.
Hannah, suspendant un jour son pèlerinage annuel à Chilo, qui ne faisait selon elle que rendre plus manifeste aux autres et à elle-même sa forme de damnation, franchit la porte du cabinet de l’analyste. Qu’avait-elle fait à son Dieu, qu’elle appelait « Éternel Tsebaot », Éternel des armées, lui rappelant par là avec une ironie furieuse, en même temps que les armées sans nombre qu’il avait créées dans Son monde, Son incapacité à seulement faire naître un enfant des entrailles d’une de ses plus justes servantes3? Dans ses entrailles, il n’y avait plus comme fruit que la colère. Le ton montait. Hannah prenait l’analyste à témoin du défi qu’elle lançait à la racine du ciel.
Une des lois4 de sa rigoureuse religion enseigne que, si une femme s’isole à l’insu de tous, avec un homme inconnu, si alors on lui fait voir les eaux amères et qu’on la découvre sans souillure, une descendance lui sera accordée. Avoir un enfant, est-ce un droit ? Est-ce une loi ?
La stérilité serait-elle illégale ? L’analyste se dit même qu’il est cet homme inconnu-là, ramené d’une certaine façon à la fonction incognito que désignait la loi de Hannah.
Hannah, par une autre face, escaladait son Dieu en exerçant une sorte de chantage : si un garçon – un « descendant d’hommes » – naît, il sera voué à Dieu, le rasoir ne touchera pas sa tête, il sera oblat, il sera offrande, il sera sacrifice, il sera service5.
L’analyste lui rappela en silence que Job vit ses enfants mourir dans la forme de pari que se lancèrent Dieu et le Satan (en première analyse en tout cas6) et que, après les épreuves qui ont fait le tour de la terre, d’autres enfants lui furent donnés. Il découvre alors que lui sont venues trois filles et que, même (!), elles ont des prénoms. Cette découverte faite in extremis mit fin à son supplice. Hannah est-elle sous l’emprise du seul désir de garçon ? Sa stérilité est-elle d’abord la conséquence de la pauvreté de son imagination ? Quel enfant naîtrait et vivrait dans une telle prédestination ? Quelle vie donc vivre quand déjà est écrite celle que d’autres veulent qu’elle soit. À quoi bon naître ? À quoi bon vivre ?
Elkana, quant à lui, n’a pas ses entrées dans cette discussion entre Hannah et son Dieu.
L’analyste reçut durant une année Hannah, qui ainsi détourna son pèlerinage de son chemin habituel. Il fut assez question cette année-là de Rachel à laquelle l’analyste imagina Hannah spirituellement reliée. Jacob aimait Rachel mais, dupé par son beau-père, épousa Léa, génitrice puissante. « Et Jacob embrassa Rachel, et il éleva la voix en pleurant » (Genèse 29, 11). Dès leur première rencontre, une ombre se glissa. Le midrash7 reçoit ces larmes comme la conséquence de la préscience qu’a Jacob, dès l’incipit de leur histoire, de ne pas être enterré à ses côtés. Rachel, retirée, ombrée, « ombreuse »8, au lendemain toujours remis des noces, interpella Dieu : « Donne-moi des enfants, sinon j’en mourrai (Genèse 30, 1). » Hannah lance à une autre génération le même appel. Chantage dérisoire encore à la mort. Chantage si on veut, sans malice ni théâtre, car Rachel n’a nul moyen de faire plier d’elle-même son destin de fusain. Elle dit juste ce qui va arriver, soit que ce qui arrive est que rien n’arrive.
Rachel donnera naissance en mourant à Ben-Oni, « fils de ma détresse », qui deviendra Benjamin ; Rachel « la petite » fut aussi la mère de Joseph, assez éphémère et miroitant vice-roi d’Égypte, lui aussi dévoilant ses joues mouillées de larmes en retrouvant un bref moment ses frères ligués pendant de longs versets contre lui. Le prophète Élie9 lui-même, à contre-sens, surprenant Hannah en train de prier avec ferveur (ce qui est un des sens du mot ‘ana en hébreu), l’imagina ivrognesse10. Élie, décillé, annoncera enfin à Hannah que sa demande est exaucée. Hannah « mangea » l’histoire de Rachel sur un divan de fortune, elle la réalisa. Le désir n’est-il pas plus essentiel que sa réalisation ? La ferveur et la grâce qui est dans son nom permirent à son fils Samuel, futur prophète, de naître.
Samuel en hébreu signifie sans doute « demandé à Dieu » – Hannah explique ainsi11 le choix de ce prénom – apparentant son fils onomastiquement aussi à Saül (dont le nom est très voisin de Samuel et peut aussi se traduire par « demandé par Dieu ») qui fut le premier roi d’Israël et que le prophète reçut la mission de couronner.
Samuel peut aussi plus littéralement signifier12 « nom de Dieu » et, comme Dieu, sous sa forme tétragrammatique, est le Nom, Samuel peut être logiquement entendu comme le « nom Nom ». Cette traduction redondante fait dérailler le nom au lieu de le renforcer. Un nom désignant autre chose que lui-même ne peut plus être le Nom. Quel innommable13 est passé dans le désir de Hannah ? Quel innommable passe dans une cure analytique à peu près réussie ?
L’analyste socratique sait qu’il ne sait pas. Māyā en sanskrit désigne le pouvoir de créer de Dieu ou celui qu’on lui prête. Elle est l’illusion d’un monde physique considéré comme réel. L’objet de la sagesse est dans le védisme de déchirer le voile de cette illusion.
Samuel en son nom (de nom) déchire l’espoir d’un nom absolument juste et achève l’époque dite des Juges.
Quant à la déesse grecque Maïa, l’aînée des sœurs, elle assistera peut-être encore le psychanalyste dans son devoir sacré d’ignorance14.
1 Tous deux mirent fin à leurs jours. Socrate, pour ne pas entrer en conflit avec la cité qui condamnait sa méthode, la subjectivité nouvelle qui se déployait aux dépens des anciens dieux, et Freud, sans dilemme ainsi, pour « juste » mettre fin – en exil à Londres depuis 1938, très peu de temps avant la déclaration de la Seconde Guerre mondiale – à des douleurs à la mâchoire devenues inhumaines.
2 Talmud, traité ‘Houlin p.60b ; traité Chevouot p.9a. Le livre de Betty Rojtman, Le Pardon à la lune (éd. Gallimard, 2001) éclaire beaucoup cette sombre lunarité comme réservée à quelques-uns et quelques-unes.
3 I Samuel 1,2 7-8 et 11.
4 Nombres 5, 28 et Talmud Bérakhot p.31b.
5 Alan Astro, dans un magnifique article sur Samuel Beckett et sur les noms propres dans son œuvre, évoque la façon dont l’écrivain irlandais au prénom de prophète décrit sa mère sous les traits d’une femme « glaciale, phallique ». Beckett installe du reste Hannah dans son œuvre, remarque Alan Astro, en donnant le nom qu’elle porte à la cuisinière des voisines de Moran dans Molloy (éd. de Minuit, 1951, p. 143). Beckett, un des rares Irlandais du Sud à avoir été élevé dans la foi des protestants, connaissait fort bien la narration biblique. Il écrit ainsi dans Molloy (ibidem, p. 161) : « Je n’avais pas étudié l’Ancien Testament pour des prunes. » Se reporter à l’article d’Alan Astro, revue Critique, Samuel Beckett, Le Nom de Beckett, août-septembre 1990, p. 741-742.
6 Pour une « analyse » de Job, voir François Ardeven, Pour un Midrash laïc, éd. Imago, 2021.
7 Genèse Rabba 70, 12.
8 Voir Betty Rojtman, ibidem. Et à propos des femmes dans la Bible, voir Janine Elkouby qui propose de belles études dans Chroniques bibliques au féminin (éd. Albin Michel, 2013).
9 Du reste, le prophète Elie est lui-même une branche de ce rameau brisé quand il annonce avec candeur le Messie comme fils de Joseph, Messie lui-même secondaire, voué à la mort, le « bon » Messie devant venir de David.
10 I Samuel 1, 12-17.
11 I Samuel 1, 20.
12 Shem en hébreu signifie Nom. Dieu sous sa forme tétragrammatique – יהוה – est appelé SheM HaMeFoRaSH, nom caché. Un des fils de Noé s’appelle Shem.
13 L’Innommable est le titre d’un roman de Samuel Beckett. Alan Astro (voir article cité) suit mot à mot les deux Samuel et leurs deux lignes de faille. Une forme d’« immolation du sens » – Alan Astro emploie ce mot – unit l’action du prophète et celle de l’écrivain. Prophétiser, écrire sont deux actions qui reviennent à rompre la proportionnalité du sens, à libérer le signifiant et la vie.
14 Que Freud, inventeur de l’analyse, ait appelé sa fille Anna, qui deviendra à son tour psychanalyste, inverse à son insu peut-être les positions bibliques. C’est Anna qui dans la famille Freud est d’une certaine façon la fille de Samuel.
Publié le 06/07/2021