Numéro 12 - Retour au sommaire

L'eclipse du Sinai

Ecrit par Sonia Sarah Lipsyc. - Dramaturge et fondatrice de Ora-Connaissance du judaïsme (Montréal)

La nouvelle tomba sur tous les télescripteurs (ça se dit encore ?) des salles de presse. Un scoop… Le télex annonçait laconiquement : « Chaque jour, une voix du ciel sort du mont Horev et déclare… »

« C’est quoi le scoop, s’étonna-t-elle, ça fait trois mille cinq cents ans que ça dure… »

Sauf que là, manifestement, ça semblait audible pour tous, sinon il n’y aurait pas eu cette dépêche !

« Chaque fin d’après midi, entre chiens et loups, cette voix se fait entendre de Philadelphie à Tombouctou et de Moscou à Chambon-sur-Lignon. » Et le communiqué précisait : « Mais il semble que pour l’entendre il faille être dehors ou sur un balcon. »

« Mince , se dit-elle, une voix qui traverse le temps et l’espace, mais qui se heurterait à de simples murs ?! Étrange. »

« Zoé, c’est quoi, ce délire ?, lui demanda son rédacteur en chef en hurlant et en agitant un bout de papier entre les mains. Qu’est-ce que ça veut dire une voix du ciel ?! C’est où le mont Horev ? Et que déclare-t-elle ? »

Il s’adressait à elle car elle avait déjà couvert « l’anomalie », ce vol d’Air France 006 Paris-New York, qui, dans le même Boeing 787, atterrissait tous les trois mois et demi avec les mêmes 230 passagers et 13 membres d’équipage – ça commençait à faire beaucoup de clones. Un auteur avait fini par en faire un livre à succès. Faut croire qu’elle héritait de tous les trucs « flyés » sous prétexte qu’elle avait une triple licence en sumérien, hébreu et araméen avec une maîtrise spécialisée dans l’écriture cunéiforme pour enfants, retrouvée sur certaines tablettes d’argile de la basse Mésopotamie. Ce qui l’avait directement menée à la rubrique des faits insolites, mais le plus souvent elle couvrait celle des chiens écrasés au sein de ce magazine où elle avait décroché son premier emploi.

« Une voix du ciel, bat kol en hébreu, littéralement « une fille de la voix ». Et le mont Horev, c’est le pseudo du mont Sinaï, là où eut lieu la Révélation… de Dieu devant tout le peuple hébreu avec le don de la Tora. 

À la tête de son patron, Zoé Anielewicz comprit qu’il fallait reprendre les bases.

  • Charlton Heston, Cecil B. DeMille, Les Dix Commandements ou Le Prince d’Égypte, le dessin animé, si vous préférez, ça vous dit quelque chose ?

Avant qu’il ne recommence à hurler, elle lâcha en vrac…

  • Après la traversée de la mer Rouge, il y eut les dix commandements devant les 600 000 hommes, si vous ajoutez les femmes et les enfants, ça fait quand même un million et demi d’âmes dans le désert assistant au don de la Tora sur « la montagne fumante ». Je cite. Et voici ce qui est écrit, je cite encore : « Et tout le peuple virent les voix ».
  • Quoi, les voies du ciel ?
  • Oui, mais avec un « x ». « Voir les voix », on n’a jamais trop bien su ce que ça voulait dire… Il y a plusieurs hypothèses et même une discussion entre rabbi Ismaël et rabbi Akiba. Le premier avance que …
  • Faut croire qu’elles continuent à brailler, ces voix, dit-il en l’interrompant. Alors va voir un peu ce que donne ce tintamarre ! Est-ce que tout le monde les entend ou les voit (il ne savait à quel sens se vouer) ? Ou juste des illuminés ? Tu devrais déjà être dehors ! »

Ni une ni deux. Zoé ramassa ses affaires, son carnet, son enregistreur avec des cassettes (ça existe encore ?) et son appareil photo.

Les questions se bousculaient dans sa tête. Effectivement, est-ce que tout le monde les voyait, ces voix ? Lui revint à l’esprit l’expérience malheureuse qu’elle avait eue des années plus tôt dans sa classe de chi kong où un maître chinois, après le cours, les avait gratifiés d’une démonstration… leur montrer son aura. Toute la classe semblait la voir alors qu’il se contorsionnait mais elle, nada. Alors cette fois-ci aurait-elle droit au spectacle son et lumière ?

Elle était au rendez-vous sur la place centrale de la ville, noire de monde. Le bouche-à-oreille avait aussi bien fonctionné. Et là, elle entendit. Mieux encore, elle vit simultanément apparaître une ribambelle sonore de lettres se balader dans le ciel. On aurait dit un playback, chaque lettre se prononçait elle-même – le tout formant une phrase – mais c’était vraiment du direct.

Tout le monde pouvait voir ces voix. « Babel céleste », elle tenait déjà là le titre de son premier papier car elle envisageait maintenant clairement une série d’articles ! Le tout ne durait que quelques secondes, mais quel embouteillage, car les lettres et les sons simultanés se succédaient dans toutes les langues… Turc, hébreu, arabe, espéranto.

Alors que disaient ces lettres ? Chacun répétait à voix haute ce qu’il avait vu et entendu. On se rendit ainsi vite compte que personne n’avait déchiffré la même phrase. Chacun avait eu droit à son message perso mieux que les fortune cookies, ces prédictions glissées dans les biscuits chinois à la fin d’un repas. Tout se passait comme si chacun entendait ce qu’il devait améliorer chez lui ou chez elle.

« Celles-ci et celles-là sont les paroles du Dieu vivant », prononcèrent presque en chœur un homme barbu tout habillé de noir, un hassid aux bas blancs, une femme portant un châle de prière, un homme en short portant une kippa crochetée, etc.

« Tous peuvent être comptés parmi les sept qui peuvent lire à la Tora, même les femmes », lut Maurice Barchichat, quelque peu secoué par ce rappel totalement absent de la synagogue qu’il fréquentait.

« Tu la méditeras jour et nuit », énonça Barry, qui faisait pétarader ? son scooter presque 24 heures sur 24 depuis sa bar mitsva, c'est-à-dire douze ans déjà.

« Tu ne l’appelleras plus mon maître mais mon homme », balbutia avec délectation Ora en phase avec cette prophétie d’Osée.

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (elle arrive toujours à se placer, cette phrase du Lévitique, ne put s’empêcher de penser Zoé, qui remarqua que comme d’habitude cette injonction était très populaire car plusieurs personnes l’entendaient). Et dans la foulée, elle entendit certains prononcer : « Ne juge pas ton prochain tant que tu ne t’es pas trouvé à sa place ».

ETC.

Elle tenait le titre de son deuxième papier : « La vérité dans tous ses états ».

Elle aussi eut droit à sa phrase. Mais c’était un secret. Elle la gardait pour sa séance chez son psy. Mais comme elle l’avait écrite sur la paume de sa main, j’arrive à la lire par-dessus son épaule, moi qui suis en train de vous raconter cette histoire. : « Si ce n’est maintenant, quand ? »

On se réunit dans les théâtres et les stades, et chacun venait avec sa phrase écrite sur un bout de papier. On en fit un parchemin géant que l’on déroula autour de la piste. Ah si Colette Besson ou Marie-Jo Pérec voyaient ça, se dit-elle, elle qui tenait ces coureuses du 400 mètres et championnes olympiques pour d’authentiques héroïnes.

Le plus surprenant, bien sûr, c’est que ce n’était pas seulement les Juifs qui voyaient et entendaient ces « filles de la voix ». Qu’est-ce qui se passait ? Pourquoi la voix du Sinaï était-elle perceptible pour tous ?

« Le début de l’ère messianique », clamaient les uns qui l’attendaient maintenant depuis un bout de temps. D’ailleurs, ajoutaient-ils, n’était-il pas écrit que « l’on enseignerait la Tora dans les stades et les théâtres » ? Et les autres, que disaient-ils ? Ils se mirent à lire Levinas.

Grand Corps Malade en fit un slam en duo avec Reine de Saba dont je vous livre ici juste un extrait :

Comme si chaque personne, par son unicité,

assurait la révélation d’un aspect unique de la vérité

et que certains de ses côtés ne seraient jamais révélés

si certaines personnes avaient manqué dans l’humanité 

Et le refrain en duo

Par terre en mille morceaux est la vérité

Penche-toi pour la ramasser

Non pas chacun sa vérité

Mais bout à bout

Fait un tout

En réalité.

Pourquoi cette éclipse avait-elle duré si longtemps ?, se demanda avec regret Zoé. Pas pour tous, en effet, mais quand même !

Elle se souvint alors de cette phrase du Talmud : « Depuis la destruction du Temple, la prophétie a été retirée des prophètes pour être donnée aux fous et aux enfants. » Et aux artistes, avait-elle toujours pensé… Zoé se tourna vers une petite fille qui jouait à ses côtés dans la rue et lui demanda :

« Et toi, c’était quoi ton message ?

  • Si vous le voulez ce ne sera pas une haggada, un conte quoi ! » et elle tourna les talons pour aller jouer avec ses copines à la marelle (ça existe encore ?).

Casting des sources par ordre d’apparition :

  • La voix du ciel du Sinaï est rapportée par rabbi Yehochoua, fils de Lévi dans le texte talmudique des Maximes des Pères 6,2.
  • Le comput hébraïque situe le don de la Tora au XVe siècle avant l’ère vulgaire, soit il y a trente-six siècles.
  • On aura relevé que Zoé fait référence à L’Anomalie d’Hervé Le Tellier, livre que comme beaucoup d’autres j’ai beaucoup aimé.
  • « Et tout le peuple virent les voix, les sons et les flammes et la voix du chofar et la montagne fumante, le peuple vit, il trembla, il se tint au loin. » Exode 20,15. Et la discussion évoquée entre rabbi Akiba et rabbi Ismaël se retrouve dans le Midrash Mekhilta chap. 9 sur la péricope « Jethro ».
  • Les références des paroles entendues par les uns et les autres sont extraites respectivement des traités Erouvin p.13b et Méguila p.23a du Talmud de Babylone, de Josué 1,8 ; Osée 2,18 ; Lévitique 19,18 et des Maximes des Pères 1,14 pour celle destinée à l’auteure.
  • L’enseignement dans le futur (mais déjà maintenant) de la Tora dans les théâtres et les cirques est une parole de rabbi Yossé Bar Hanina dans le traité Méguila p.6a du T.B.
  • Grand Corps Malade dans son slam fictif cite une phrase d’Emmanuel Levinas tiré d’un texte que je tiens comme absolument référentiel à savoir : « La Révélation dans la tradition juive » dans L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Les Éditions de Minuit, Paris, 1982, p.163. Quant à son refrain il s’inspire d’un midrash de Genèse Rabba 8,5.
  • « Depuis la destruction du Temple, la prophétie a été retirée des prophètes pour être donnée aux fous et aux enfants » dans le traité Baba Batra p.12b du T.B.
  • La petite fille jouant à la marelle reprend une phrase de Theodor Herzl au sujet du retour des Juifs à Sion et de la création d’un État hébreu, mise en exergue dans son livre Altneuland, paru en 1902.

Publié le 01/07/2021


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