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Identité secrète: discerner le vrai du faux

Ecrit par Lise Benkemoun - Journaliste I24News

Le concept d’identité secrète est apparu assez tôt en littérature, officiellement pour la première fois dans les années 1900 avec Le Mouron Rouge, un roman anglais de cape et d’épée où Sir Percy, un seigneur que personne ne remarque, sauve les aristocrates de la guillotine. Avant lui, on pourrait certes citer Robin des bois, qui, au début du XVIIe siècle, devint Robin de Loxley, un noble combat pour une juste cause en aidant les pauvres de son comté. Mais ce sont surtout les comics américains et leurs auteurs – quasiment tous juifs – qui ont popularisé ce ressort scénaristique de l’identité secrète. Dès lors, il est légitime de se demander pourquoi les Juifs auraient plus envie ou besoin que d’autres d’une fausse identité. La réponse est malheureusement évidente au regard de l’histoire juive. On songe à Moïse dont l’identité fut cachée lors de son éducation au palais égyptien, à Esther dont le nom même, étymologiquement, renvoie à l’idée d’identité « cachée », au marranisme… La Seconde Guerre mondiale offre bien entendu un nombre incomparable de récits d’identités secrètes

Endosser un autre nom, une autre histoire de vie, et se promener avec de faux papiers permet à une personne juive dont l’existence est menacée de se cacher des nazis et d’avoir la vie sauve. À condition bien entendu de ne jamais parler de tout ce qui constitue sa véritable personnalité, notamment sa langue d’origine, son lieu de naissance ou ses convictions. On le sait aujourd’hui grâce aux nombreux témoignages d’enfants cachés, cela fut pour ces derniers un véritable traumatisme psychologique. Endurer la séparation d’avec leurs parents était déjà une épreuve, mais la supporter en silence pour ne pas compromettre les leurs aggravait encore le choc. Sans compter la peur permanente d’être découvert au détour d’un tic caractéristique ou d’une parole qui pouvait passer pour « juive » ou « étrangère ». D’ailleurs, les résistants aussi avaient une identité secrète et encouraient les mêmes risques.

Toutefois, après la guerre, ceux qui s’en sont sortis étaient souvent fiers de leur identité secrète, leur nom de résistant devenant le symbole concret de leur héroïsme. Lucie, née Bernard, et son mari Raymond Samuel, par exemple, tous deux grands résistants (fondateurs de Libération-Sud et proches de Jean Moulin), ont décidé après la guerre de s’appeler officiellement Lucie et Raymond Aubrac, du nom de résistant de Raymond. Dans ce cas, l’identité secrète Aubrac, signe extérieur de leur engagement et de leur courage, représente non pas le mensonge, mais la véritable essence identitaire de ces deux personnes qui jusqu'à leur mort ont continué à se battre pour la liberté, la paix et contre l'injustice. 

Le Talmud enseigne : « Ne considère pas l’enveloppe mais ce qu’il y a à l’intérieur. » Pourtant, l’identité se cache parfois, justement, dans les apparences !

En effet, on peut légitimement se demander qui est la vraie personnalité et qui est le masque dans le cas des super-héros les plus célèbres. Prenons Superman : il semble évident que Clark Kent est « l’original » et Superman, la couverture, l’identité secrète. Mais Superman ne correspond-il pas beaucoup plus nettement à son être profond ? N’est-il pas davantage lui-même dans la peau du super-héros de Krypton qui sauve le monde que dans celle du journaliste timide et binoclard du Daily Planet ? Le super-héros en qui cohabite la version banale et la meilleure « version » de soi, l’« idéal du moi » dont parle la psychanalyse. Comme de nombreux héros, Superman conserve son identité secrète, celle de Clark Kent, afin de protéger ses proches : ses parents adoptifs et son amoureuse, la journaliste intrépide Lois Lane. Outre la nécessité de protéger leurs proches de leurs ennemis, les super-héros qui maintiennent le plus naturellement une double identité sont souvent ceux qui ont une relation tendue avec l'autorité. Sans cette identité secrète, ils ne pourraient pas agir en toute quiétude. C’est le cas par exemple de Batman et de Spider-Man. Le premier se bat contre la police et la classe politique corrompues de sa ville, Gotham, ce qu’il ne pourrait pas faire s’il agissait ouvertement, si l’on savait qu’il est le milliardaire Bruce Wayne. Quant à Spider-Man, il est constamment surveillé par J. Jonah Jameson et la presse. Agir en toute transparence ne lui laisserait pas beaucoup de liberté de manœuvre pour continuer à mener une vie à peu près normale d’adolescent, puis de jeune adulte. Mais là encore, ces deux personnages sont plus en phase avec leurs propres valeurs – avec leur « moi profond » – dans leur costume de super-héros que dans la vie sociale officielle et habituelle.

Hélas, cependant, cette double identité leur fait parfois friser la schizophrénie…

Phénomène bien connu des agents secrets. Pensons par exemple à Eli Cohen, l’agent israélien récemment incarné à l’écran par Sacha Baron Cohen dans la série The Spy. Cohen s’appelait Kamel Amin Thabet quand il était en Syrie. Et il était plus souvent « dans la peau » de ce négociant syrien que sous sa véritable identité de père de famille israélien. On sait combien Cohen a souffert de ce tiraillement intérieur entre deux identités, deux vies. De nombreux agents infiltrés ont témoigné du fait qu’avoir une double identité est très difficile à maintenir sur le long terme et extrêmement stressant. C’est ce qui ressort par exemple des témoignages du documentaire de Duki Dror, Inside the Mossad. La seule femme qui y est interviewée, Tamar, raconte comment elle a servi comme agent d'infiltration en Égypte, « mariée » à un autre agent. Mais cela s’est compliqué lorsque la relation s'est transformée en quelque chose d'authentique, ce qui a incité son commandant à prendre des mesures pour s'assurer de leur séparation. Des années après, on sentait combien l’émotion était toujours présente et combien avait été difficile la gestion de cette double identité.

Romain Gary, qui non pas pour des questions de sécurité ou de mission en faveur du bien commun mais en raison d’un goût prononcé pour les identités multiples auxquelles son enfance le prédisposait, souligne dans La nuit sera calme le danger des masques trop souvent portés. Il raconte : « Il y avait une fois un caméléon, on l'a mis sur du vert et il est devenu vert, on l'a mis sur du bleu et il est devenu bleu. Et puis on l'a mis sur un plaid écossais et il a éclaté. »

Renoncer à son identité officielle pour faire son propre salut ou pour celui du plus grand nombre exige donc toujours de payer un lourd tribut. C’est pourquoi revenir à une existence plus « ordinaire », avoir une « vie normale », est souvent le souhait formulé par les super-héros (et les espions), malgré le fait que leur identité d’emprunt est souvent le prolongement idéalisé de leur personnalité singulière.

Pour nous autres, qui ne sommes pas des super-héros, la sagesse consisterait donc à faire coïncider, autant que possible, notre « moi extérieur » et notre moi profond, à assumer ce que nous sommes sans avoir besoin de masques.

Publié le 16/08/2021


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