Pourquoi la lettre Lamed est-elle la plus haute lettre de l’alphabet ? Parce que l’Étude est la plus importante cause. Durant la période du Temple jusqu’en 72 de l’ère commune, il y avait obligation pour les Hébreux comme pour la communauté de pratiquer des sacrifices d’animaux. Après la destruction du Temple par les Romains, les sacrifices ont été remplacés par la prière et l’étude. C’est dire la haute place qu’occupent les sciences dans le judaïsme. Traditionnellement, les enfants apprennent à lire l’hébreu vers 3 ans. Il existe une cérémonie de la coupe de cheveux des garçons, qui les gardent intacts depuis leur naissance. Lors de cette fête, les mères confectionnent des gâteaux en forme de lettres. L’enfant doit se régaler ce jour-là des lettres de la Tora. L’étude, chez les Juifs, est une tradition populaire comme les Suisses font des montres, comme les Français font des fromages. Elle est très codifiée, par exemple dans une Yeshiva, école talmudique, on travaille toujours avec un ‘haver, un autre étudiant, pour éviter de créer des systèmes de pensée clos.
Tout d’abord, il faut bien observer le corps même de la lettre. Le Lamed est un Khaf surmonté d’un Vav, lui-même chapeauté du Yod. Cette sortie du cadre par le haut est unique au sein de la suite des vingt-deux lettres. Certaines, comme le Qof ou les quatre finales, s’enracinent sous la ligne d’écriture. La ligne du bas symbolise le Shéol et la ligne du haut, le Ciel.
La lettre se situe au milieu de l’alphabet. Elle est une tour, un cerf-volant qui fait planer le Yod divin au-dessus de toutes les autres. On peut dire qu’elle est le fanal, le phare, le sémaphore (Shéma-phore) de tout ce qui s’écrit. Voilà pourquoi elle est L’éclaireuse. Ce Yod, qu’elle surélève, est le symbole de la Vérité. Comme l’indique la physionomie de la lettre, cette vérité ne se donne pas, elle se mérite, il faut escalader la haste, risquer sa peau pour l’approcher. La vérité éclaire, mais ne peut jamais s’atteindre comme l’astre solaire brûlant les ailes d’Icare.
Il est juste de confronter la double étymologie du Lamed : à la fois l’étude et l’aiguillon pique-bœufs.
L’étude/Lamed est ce vers quoi tout étudiant aspire : la Vérité. Pour accéder aux premières portes de la sagesse, il faut passer par l’ascèse de l’étude. La vérité ne se donne pas toute nue. Il faut la courtiser avec patience. Le chercheur de vérité, le talmid, apprend rapidement qu’il existe sa vérité et la vérité de son ‘haver. Il a beau argumenter avec brio, il ne parvient pas forcément à convaincre son ami d’étude. Il doit finalement admettre qu’il existe plusieurs vérités. Alors comment parler de LA vérité. En prenant de la maturité, il peut se dire aussi, qu’en effet une vérité existe, mais qu’elle se dérobera toujours et ne pourra jamais, au niveau humain, être absolue. L’étudiant – et dans la tradition on reste étudiant jusqu’à son dernier souffle – peut aussi envisager que, pour être éclairé par la vérité, nous autres empruntons des voies différentes et sûrement complémentaires.
Un interdit passionnant au sein des lieux d’étude est la prohibition de la prise de notes. L’écriture dans notre imaginaire revêt toujours un aspect définitif et peut être perçue au même titre que le texte sacré. C’est pourquoi ce qui s’étudie et se dit se grave sur la chair furtive de notre mémoire, de façon à toujours laisser une place à l’oubli et à l’interprétation.
Le Lamed est un phare, mais il n’aveugle pas. Une vérité qui aveugle est une vérité qui a perdu son Aleph et qui n’abhorre que ses Mem et Tav, qui, combinés, signifient la Mort. L’étude diffuse une douce lumière, elle permet de confronter toutes les vérités convoitées par chacun des chercheurs et de comprendre que quoi que nous fassions nous vivons dans un monde relatif. Ce n’est pas pour rien que la tradition dit qu’il existe deux millions quatre cent mille interprétations de chaque verset de la Tora. Ce nombre correspondant aux six cent mille Hébreux qui quittèrent l’Égypte multiplié par les quatre niveaux d’interprétation, du plus simple au plus secret (P.A.R.D.E.S.)
Lamed dans son étymologie archéologique est l’aiguillon pique-bœufs. On le retrouve dès les hiéroglyphes pharaoniques. Il symbolise le désir qui nous aiguillonne. C’est cette pique qui nous pousse à soulever les voiles pour découvrir la vérité, ou encore à courir infatigablement de colline en colline pour admirer ce qui se cache derrière les cols. Cette lettre-désir, ithyphallique, met bien l’accent sur le caractère érotique de la recherche de la vérité. À l’instar de la danse des sept voiles de Salomé, la vérité découvre tulle après tulle les écrans qui nous empêchent de la contempler toute nue. Ce que nous apprenons, c’est que la nudité une fois offerte ne présente plus grand intérêt et que seul le désir de savoir ce qui se cache sous le prochain voile est le moteur de notre vie.
Le Lamed, du haut de son cou, domine toutes les autres lettres, non pas pour les asservir ou pour trop éblouir, mais surtout pour prendre du recul, s’élever et ne pas tomber dans le piège mortel de celui qui croit détenir la Vérité.
Publié le 09/08/2021