Lionel Naccache, vous expliquez dans vos livres que l’homme vit dans un monde dont il produit lui-même le sens. Selon vous, l’expérience du monde est toujours subjective et vous avez théorisé le mécanisme de « fiction-interprétation-croyance » pour qualifier la dimension interprétatrice et fabulatrice de la conscience. Pouvez-vous nous donner un exemple ?
J’aimerais vous répondre à partir de mon activité de neurologue. Je délivre mes soins aux malades qui souffrent de diverses maladies neurologiques. Il s’avère que l’étude de certains de ces patients constitue l’une des sources les plus précieuses d’illustrations de ce concept de fiction-interprétation-croyance (FIC). Considérez par exemple le syndrome de Capgras : un patient intimement persuadé face à un proche que ce dernier, dont il reconnaît parfaitement l’identité, est en réalité un sosie, un usurpateur et non le « vrai ». Ou encore l’hémi-asomatognosie qui correspond à une situation dans laquelle un patient ne reconnaît pas comme sienne la moitié gauche – souvent paralysée – de son propre corps, et est certain qu’elle appartient à quelqu’un d’autre. Ou encore les faux souvenirs très fréquents dans certaines formes d’amnésies antérogrades… Le neurologue écrivain Oliver Sacks a familiarisé le public non spécialisé avec ces tableaux si déroutants pour les bien portants dans son célèbre L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, brillamment adapté au théâtre par Peter Brook. La neuropsychologie décrit ainsi toute une variété d’interprétations subjectives dont la nature fictionnelle est facile à identifier parce que ces fictions mentales sont manifestement incorrectes. Autrement dit, il est plus simple de comprendre que la représentation mentale de quelqu’un est le fruit d’une construction active subjective lorsque cette construction est manifestement en contradiction avec la réalité objective. Dans toutes ces situations, ces fictions apparaissent très clairement comme des productions du sujet et non comme des déductions logiques implacables qui seraient dictées par la situation. Mais l’étape réellement décisive du raisonnement consiste alors à comprendre qu’une fiction n’est pas définie par son caractère correct/incorrect, vrai/faux, valide/invalide, mais plutôt par sa dimension subjective. Quand bien même la majorité de nos fictions quotidiennes sont très bien contraintes par la réalité objective, elles n’en demeurent pas moins des fictions, c’est-à-dire des processus interprétatifs subjectifs associés à un certain degré de croyance subjective : nos fictions sont les significations que les choses ont pour nous, des plus immédiates et simples aux plus abstraites et complexes. Notre vie mentale enchaîne d’ailleurs très souvent des interprétations successives d’une même situation, un peu comme les révisions éditoriales d’un manuscrit. Cette psychopathologie quotidienne de nos fictions est omniprésente : vous croisez par exemple un passant que vous reconnaissez aussitôt et sans effort comme étant untel, avant de vous souvenir qu’untel est en Australie, ou décédé depuis plusieurs années, et convergez alors vers l’hypothèse plus vraisemblable d’avoir croisé son sosie. Ce genre de micro-scènes permet de disséquer cette dynamique de nos interprétations subjectives. L’écrivain Nancy Huston en donne de très beaux exemples dans son livre intitulé L’Espèce fabulatrice.
Est-ce à dire qu’il n’y a aucune connaissance objective possible du monde ?
Pour vous répondre, il m’est nécessaire de commencer par définir ce que j’entends par connaissance. Il me semble en effet possible de définir l’expérience de connaissance comme la rencontre entre une subjectivité (appelons-la X) et un jeu d’informations objectives les plus variées (appelons-le Y). Cette expérience peut être résumée par une sorte d’équation minimale : XYX’, qui revient à décrire l’impact du Y sur X, qui en ressort plus ou moins transformé sous la forme X’. Ainsi définie, la connaissance est donc toujours une expérience subjective, et croire pouvoir s’affranchir de cette dimension me semble illusoire. On ne peut faire l’économie de notre subjectivité lorsque nous nous livrons à une expérience de connaissance, quelle qu’elle soit. En cela, la première partie de ma réponse à votre question est donc : non, il n’y a par définition aucune connaissance objective possible du monde.
En revanche, cette conception ne remet nullement en cause l’existence propre des Y, et donc si l’on veut dire l’existence de l’objectivité intrinsèque du monde. On reconnaît ici le classique distinguo de Kant entre la chose en soi (le noumène) et l’expérience phénoménale subjective que nous en avons (le phénomène). Autrement dit, et c’est là le second temps de ma réponse à votre question : le fait d’affirmer que toute expérience de connaissance est nécessairement subjective ne disqualifie pas l’existence des choses en soi. Au contraire, dire les choses comme cela permet de mettre en lumière l’enjeu de la connaissance : une rencontre entre le subjectif et l’objectif.
Cette conception est donc tout sauf un relativisme intégral qui, au nom du primat du subjectif, disqualifierait tout bonnement le monde et tout ce qu’il contient.
Deux brefs commentaires enfin : premièrement cette conception de la connaissance ne revient pas non plus à niveler tous les Y. L’appréciation de la qualité intrinsèque des supports de connaissance permet de distinguer, par exemple, une théorie scientifique éprouvée par la reproductibilité empirique et la rationalité d’une simple opinion aussi partagée et médiatique soit-elle. Deuxièmement, il est essentiel de prendre également conscience que nos subjectivités ne regardent pas le « monde » comme des chiens de faïence, mais qu’elles en font partie. Nos constructions mentales subjectives, c’est-à-dire nos interprétations et nos croyances, ne sont pas situées hors du monde mais en font bel et bien partie. On notera d’ailleurs qu’elles affectent très directement le cours des choses et de l’histoire. Ce qui revient aussi à dire que nous sommes nous-mêmes les Y de possibles expériences de connaissance réalisées par d’autres que nous qui se penchent vers nous, ou de nous-mêmes qui nous introspectons. Ce dernier point tend vers l’idée selon laquelle il existerait d’une certaine manière une sorte de possible objectivation de notre subjectivité.
La tradition juive accorde plus d’importance à l’interprétation des textes qu’aux textes eux-mêmes. Sommes-nous les exégètes de nos perceptions ?
J’irais plus loin que vous encore : selon moi, nous ne sommes pas seulement les « exégètes de notre perception », mais notre perception est elle-même déjà une interprétation, et donc d’une certaine manière une sorte d’herméneutique du monde qui se tient face à nous. Mais une interprétation dont nous ne sommes pas nécessairement lucides, notamment parce que nous ne sommes pas les agents volontaires de la première couche de cette perception/interprétation. C’est ce qui rend l’exercice plus complexe d’une certaine manière que dans l’exercice d’interprétation volontaire d’un texte par exemple. J’insiste sur le terme d’herméneutique plutôt que d’exégèse, selon la nuance proposée par l’historien des idées Gérard Simon entre ces deux termes : l’interprétation exégétique se conçoit elle-même comme une volonté de dévoiler le sens intrinsèque d’un signe ou d’un texte (religieux ou politique par exemple), tandis que l’interprétation herméneutique vise quant à elle à produire des significations non nécessairement contenues dans l’énoncé intrinsèque des signes ou des textes.
Et pour revenir sur le début de votre question concernant le judaïsme du Talmud et de l’exégèse traditionnelle, s’il est tout à fait évident que l’interprétation des textes est le cœur de l’aventure – une interprétation plutôt conçue ici comme une exégèse que comme une herméneutique, bien que cela puisse être discuté –, cela ne revient pas non plus, me semble-t-il, à déconsidérer la valeur propre des textes commentés. Autrement dit, je ne pense pas que le judaïsme pharisien se conçoive, de l’intérieur, comme une sorte de praxis de relativisme intégral ou de sophisme dans lesquels seules les interprétations seraient valorisées, aux dépens des objets textuels visés. Tout l’intérêt de l’exercice tient pour moi dans ce que j’ai qualifié dans un essai intitulé Un sujet en soi de « tension entre le feu de la subjectivité des lecteurs et la glace de la loi ». Si l’on résout cette tension à toute force, soit par l’attrition de la subjectivité du lecteur, soit par un narcissisme interprétatif débridé, il me semble que l’exercice perd tout son intérêt. Cette tension agit à la fois comme un moteur de la créativité (‘hidouch) et comme un mécanisme de loyauté à une tradition (massoret) qui ne s’interdit pourtant nullement d’authentiques actes de création.
Je me permets une auto-citation qui provient d’Un sujet en soi (éd. Odile Jacob, 2013) qui résume cette position :
« Le Talmud est une sorte de manuel d’alchimie qui recherche comment faire coexister la glace d’une Loi extérieure et le feu de la subjectivité. Avec une lutte permanente contre les deux écueils de cette difficile cohabitation : faire le choix de la glace de la Loi qui éteindrait la place de la subjectivité (rejet du sujet), ou celui du feu de la subjectivité qui évaporerait la Loi en l’asservissant au narcissisme du sujet, à son désir, à son intelligence (idolâtrie du sujet). Cette notion de loi hétéronome, hors du sujet qui n’a donc pas de prise sur elle, est l’une des propriétés essentielles du Talmud qui traque l’idolâtrie des dieux, mais également celle de la Loi. Respecter la Loi ne revient pas à respecter sa Loi, à en faire sa chose, son truc : ou comment les postures superstitieuse, culturelle, intellectuelle ou esthétique peuvent parfois ici se rejoindre. Se tenir à l’écart de ces deux écueils et continuer à supporter la tension de l’hétéronomie et de la subjectivité. Troisième voie, talmudique, du judaïsme. »
Votre familiarité avec le Talmud et les textes traditionnels a-t-elle quelque chose à voir avec votre passion pour la question de l’interprétation ?
Je ne saurais départager les directions causales de cet enchevêtrement, mais il est certain que mon intérêt pour cette question de l’interprétation est ancré dans notre irrépressible propension à produire des significations subjectives conscientes de tout ce que nous vivons. Ces faits de conscience correspondent ainsi à une sorte d’herméneutique permanente qui opère dès que l’on porte notre regard sur le monde. Cette fictionnalisation du monde et de nous-même opère à de multiples niveaux et de manière permanente. Certaines couches de ces processus interprétatifs opèrent de manière totalement non consciente, tandis que d’autres sont accessibles à notre introspection et peuvent donner lieu à un sentiment d’agentivité, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle nous en sommes les auteurs. Bref, notre vie mentale peut être décrite sous la forme d’une théorie généralisée de l’interprétation, et à ce titre rien de ce qui est interprétatif ne nous est étranger. Dans ce cadre, la pensée des auteurs du Talmud et celle de l’exégèse biblique ont sans doute joué un rôle important dans ma propre construction mentale, mais je serais bien incapable de restituer une généalogie précise et objective de cette constitution subjective. Au risque sinon de sombrer soit dans un storytelling dont les limites sont évidentes, soit dans une sorte d’explication simpliste, forcée et caricaturale de soi, telle qu’un certain usage, outrancier, de la psychanalyse en est parfois capable. Souvenez-vous des colères de Nabokov qui dénonçait de manière récurrente le « charlatan de Vienne », en prenant la défense de la folle complexité de nos existences qui perdent tant à être réduites à des historiettes appauvries.
Dans L’Homme réseau-nable (éd. Odile Jacob, 2015), vous comparez les effets de notre vie dans une société mondialisée et hyperconnectée à un état d’épilepsie généralisée. Quels sont les symptômes ? Peut-on en guérir ?
L’analogie avec l’épilepsie provenait de ce que j’ai appelé l’expérience subjective de « voyage immobile » : l’un des traits les plus marquants du monde actuel (malgré la sidération transitoire induite par la pandémie de Covid-19) tient au contraste entre, d’une part, une accélération et une facilitation inédites des possibilités de voyager et, d’autre part, une atténuation sans cesse croissante de l’expérience de dépaysement. J’ai bougé sans difficulté, et en même temps… je n’ai pas vraiment bougé ! Cet oxymore du « voyage-immobile » possède une dimension fractale, c’est-à-dire qu’il peut être éprouvé à plusieurs échelles spatiales : entre les différents quartiers d’une même ville, entre différentes villes d’un pays, entre différents lieux du monde, et peut-être demain entre différents lieux du cosmos. Le centre commercial en constitue l’exemple paradigmatique : identique de Los Angeles à Paris ou Tel-Aviv. Or, il se trouve que le « voyage immobile » existe aussi au niveau du microcosme de notre cerveau, et qu’il porte un nom : c’est une crise d’épilepsie, phénomène au cours duquel plusieurs régions cérébrales se mettent à trop communiquer entre elles, à communiquer des informations pauvres et stéréotypées de manière indifférenciée. Lorsque la crise d’épilepsie s’étend à un vaste réseau cérébral, elle cause une perte de conscience de l’individu : un individu éveillé mais inconscient, qui souvent se tient debout et est capable d’actions automatiques. Si l’on poursuit ce jeu de pensée par analogie, il devient alors possible de formuler le concept de perte de conscience sociétale (et non pas individuelle) par ce mécanisme d’épilepsie d’une société. Dans L’Homme réseau-nable, je joue avec cette analogie pour en extraire des idées et pour en identifier aussi les limites. Étant neurologue, je me suis évidemment livré à l’exercice de décliner, toujours dans le cadre de cette analogie, les pistes thérapeutiques sociétales qui correspondraient aux pistes thérapeutiques médicales qui permettent de soigner ou guérir les patients qui souffrent d’une épilepsie. Dans les limites de l’exercice car, rappelons-le, une analogie réussie n’est jamais une identité ou une équivalence : une société n’est pas un cerveau.
Surtout, il m’importe de souligner que ce livre ne dresse pas un portrait sombre de notre modernité : si nos sociétés peuvent aujourd’hui perdre conscience, c’est avant tout parce que leurs réseaux de communication (physiques et virtuels) nous permettent d’atteindre un niveau de conscience collective inédit. C’est aussi donc un livre politique qui rappelle l’importance de notre responsabilité individuelle et collective dans l’état actuel et futur du monde : faire le choix d’un monde hyperconnecté indifférencié, peu complexe et inconscient, versus celui d’un monde où l’on peut vivre en réseau d’une manière raisonnable, riche, complexe et différenciée. Un monde en réseau raisonnable qui serait ainsi conforme aux fameuses paroles du prophète Isaïe : « Alors le loup habitera avec la brebis, et le tigre reposera avec le chevreau ; veau, lionceau et bélier vivront ensemble. » Une utopie où ce que je considère comme la réalisation la plus audacieuse et la plus surprenante n’est pas tant que le loup ne dévore pas la brebis, mais plutôt que le loup ne dévorant pas la brebis n’en demeure pas moins un loup et la brebis une brebis, le tigre un tigre, le chevreau un chevreau, le veau un veau, le lionceau un lionceau, le bélier un bélier. Une collection de subjectivités capables de coexister tout en demeurant différentes. Un monde en réseau qui saurait échapper au voyage immobile et créer les conditions d’une humanité riche, complexe et différenciée.
La dimension politique de mon essai est annoncée dès l’exergue, où je citais l’écrivain américain Bernard Malamud dans son magnifique L’Homme de Kiev : « Une chose que j'aurai apprise, songea-t-il, c'est que personne ne peut se permettre d'être apolitique, et surtout pas un Juif. »
Publié le 25/07/2021