Y a-t-il un devenir de la vérité ? N’est-elle pas par définition constante, identique à elle-même, seul variant l’usage que les humains en font ? Certains croient pourtant pouvoir détecter un régime inédit de pratiques de ladite vérité, dégradation ou mutation subversive. Le retour aux sources philosophiques puis bibliques peut aider à en situer les enjeux.
Repartons de la définition courante de la vérité. Est dit « vrai » ce qui est « conforme à la réalité, à la vérité ou qui lui correspond ». Voilà qui est clair, mais déjà s’élève une question : « réalité » et « vérité », cela fait deux. Il y a en effet des « vérités de fait » et des « vérités de raison ». « II fait jour » est vrai (si c’est bien le cas de facto), « deux et deux font quatre » aussi, mais il s’agit d’une vérité rationnelle (élémentaire). On a affaire à une théorie de la « correspondance » ou, mieux, de l’adéquation, acquise depuis Aristote et son héritier chrétien saint Thomas d’Aquin. Définition canonique qu’il faut entendre en latin : veritas est adaequatio rei et intellectus, adéquation de la chose et de l’esprit ou de l’entendement. C’est cet accord qui signe la véracité. Mais le dictionnaire a raison d’ajouter : « à quoi ou à qui on peut donner légitimement son assentiment ». En effet, la vérité suppose l’adhésion du sujet, une croyance qui peut aller jusqu’à la certitude, voire la conviction. Cela relève donc du discours : il n’y a de position de vérité ou de véracité que pour un sujet parlant et discourant. « Vrai » et « faux » supposent des propositions énoncées et des valeurs logiques (V/F). Et là commence ce que l’on appelle logique et théorie de la connaissance, dont la vérité est un chapitre essentiel. Une connaissance « vraie », qu’elle soit empirique ou rationnelle, suppose un énoncé en consonance avec son objet. Le « faux » est le non-conforme, qui, s’il est volontaire, plus qu’une erreur, est un mensonge. Quant à la médisance, elle consiste à faire usage de la langue afin de mal dire chroniquement de l’autre, ce que la Bible condamne formellement, au point de la ranger à côté de l’idolâtrie et de l’inceste, car les « lèvres empoisonnées » corrompent le Dire même.
On veut apprendre aux enfants à dire la vérité, leur recommandant, voire leur ordonnant la sincérité. Mais encore faut-il… la savoir et qu’il n’y ait pas de mensonge parental. Pour les vérités de fait, c’est assez simple (quoique « il fait jour » soit aussi un énoncé). La question se pose donc de déterminer quel genre de relation le sujet humain entretient avec ladite vérité. On trouve là des débats séculaires entre dogmatisme d’une part et scepticisme ou relativisme d’autre part. Celui-ci culmine dans la formule du sophiste Protagoras : « À chacun sa vérité », tandis que le dogmatisme postule qu’une vérité universelle est accessible et donc qu’on doit la dire. Pirandello a mis en scène ces personnages venant apporter sur scène « leur » vérité, faisant vaciller le spectateur. Assentir au faux, à l’erroné reste naturellement une possibilité inhérente à la pensée, à la parole et au discours. Tout se joue finalement dans l’éthique, la vérité supposant l’idée de « rectitude ». La vérité concerne le rationnel, mais aussi le raisonnable. Dire le vrai, c’est en assumer la responsabilité devant les autres êtres parlants, mais aussi envers l’Autre du langage.
Alêtheia versus émèt : l’Être et l’Autre
C’est en ce point que l’on peut camper la bifurcation décisive entre les concepts grec et juif du régime signifiant de la vérité. Le terme grec qui restitue la vérité, alêtheia (αλήθεια) signifie dévoilement d’une chose, ce que l’on ne peut ni ne doit oublier (lethes avec « a » privatif). La vérité est nue. En le traduisant par le mot hébreu émèt (ֶאֶמֶת), les Septante1 ont déplacé le sens du terme de l’Être (ontologie) à l’Autre : la vérité trouve son assise ferme nulle part ailleurs qu’en l’Autre divin. Tel un pieu solidement planté, on la retrouve toujours à la même place, elle est donc consentement à la Parole et à l’autoprésentation du Sujet divin : « Je suis (serai) Celui qui est (sera) ». La vérité est donc confiance en la Parole présente et à venir, attente réalisée, bref Révélation en sa dimension d’émergence « historique », comme événement et avènement.
L’enjeu de cette nuance décisive est la prise en compte dans le judaïsme de la consubstantialité entre vérité et Autre divin. Plus que d’une foi en l’Autre, expression qui maintient une dualité, on est avec l’émèt dans une confiance fondamentale, une « fiance ». En termes autres : « je suis dans le vrai si je me tiens fermement dans mon Autre symbolique. » Au principe même de la « science » est la crainte inspirée par l’Autre divin2, ce qui signifie que je ne peux savoir pour de bon que si j’ai le sentiment d’une transcendance. Je dois être intimidé par l’Autre pour oser savoir – ce qui montre le rapport mais aussi la différence avec la devise rationaliste des Lumières, « ose savoir », puisque référence du sujet à ce qui le précède et le fonde. L’autre mot hébreu émounah fait entendre plus encore la connotation de fidélité et de rectitude, espèce de pacte symbolique entre Dieu et l’homme, axe de vérité.
La vérité comme retour : de l’insu au symptôme
Là s’impose la prise en compte de l’inconscient. La psychanalyse apporte deux éléments qui semblent contradictoires, mais dont le nouage est essentiel et dont on va voir que le rappel précédent permet de l’apprécier. On trouve au cœur du sujet inconscient la dualité du savoir et de la vérité. Sauf à rappeler, dans l’ordre inconscient, que la vérité est inhérente au sujet et à son désir : elle est en quelque sorte « fléchée » par le refoulé, soit ce dont on ne veut pas, mais qui insiste. C’est ce que le sujet ne veut pas savoir, mais justement parce qu’il lui est existentiellement lié, donc colle à lui. Le sexuel est le lieu même où se joue ce rapport divisé, mais d’autant plus actif, à ce titre foyer du symptôme.
En conséquence la (sa) vérité que le sujet rejette ne le quitte pas, ne le lâche pas, il y tient donc de façon « extime », à la fois intérieure et extérieure. Elle « tient » le sujet, elle revient quoiqu’il en coûte au sujet lui même. Comment ? Dans et par son symptôme ! D’où l’idée que la vérité (inconsciente) est cause du symptôme – là où, en médecine, le symptôme désigne un dysfonctionnement et un déficit. Ce n’est donc pas ce qu’il aurait fallu ne pas avoir, mais ce qui témoigne, dans la souffrance, de la vérité du sujet, dont il jouit à son in-su.
Elle a donc structure de langage. Ainsi dans le lapsus, quand « la langue fourche » ou dans l’acte manqué, je dis malgré moi la vérité, elle se dit (bravant le refoulement). Ma vérité prend la parole, témoignant contre moi. Le symptôme atteste, pour qui peut le lire, la défense contre la vérité et son retour, en un « compromis ». La langue recèle la vérité, elle vient du sujet, mais de cette part de lui-même à laquelle il résiste, venant à l’occasion parasiter la parole. L’inconscient est une vérité qui veut se dire – ce que Lacan désigne comme « la passion du signifiant » – et y parvient, aux dépens du sujet lui-même. En y résistant, le sujet notifie qu’il n’était pas sans la savoir. Tant il est vrai que « rien n’est plus difficile que de se leurrer soi-même », comme le remarquait Wittgenstein3…
En ce sens, la psychanalyse n’est pas un relativisme : elle expérimente dans toute sa pratique, une certaine « absoluité » de la vérité, mais subjectivée et divisée. C’est le fanatique ou l’intégriste, bref le paranoïaque, qui se prend pour la Vérité, au point de tuer au nom de sa conviction morbide, qu’il confond avec son narcissisme destructif. C’est tout autre chose que la fonction symbolique de vérité. Le fonctionnement de l’Inconscient apparaît donc comme sidérant de fidélité à l’Autre du langage. « L’homme est moins moral qu’il ne le croit et plus moral qu’il ne le pense » : cette formule freudienne peut être transférée au registre de la vérité : le sujet est plus loin de la vérité qu’il ne le croit, mais plus proche qu’il ne le pense. Autrement dit, s’il peut jouer avec la norme sociale et la morale commune (qui varie), il ne peut le faire avec la loi symbolique et l’éthique. Mais c’est d’une éthique du désir qu’il s’agit, de la responsabilité du sujet envers la vérité de son désir en tant que pris dans la loi. Faire une analyse, c’est s’employer à débrouiller cette confusion dans son histoire personnelle.
Cette notion de confiance en (son) Autre – bien plus qu’en « soi » – explique l’importance du transfert, ressort d’une psychanalyse. Dans le cas d’une psychanalyse, c’est la répétition et le déplacement (Übertragung), sur la personne de son analyste, de ses premières identifications et relations d’objet, en sorte que le patient peut repérer en acte les premières tensions conflictuelles. Le destinataire du transfert est dès lors le répondant de cette demande, et il garantit quelque chose de la véracité. Ce qui permet au sujet d’avoir foi en son Autre, comme en sa propre parole.
La vérité tronquée
Nous pouvons depuis cette dimension repérer une certaine pratique actuelle de la falsification et du semblant – celle qui s’exprime par la dimension du fake. C’est le contraire de truth, le mot anglais qui désigne la vérité. D’où cette notion d’une entrée dans l’ère de la « post-vérité » diagnostiquée par Ralph Keyes4. Le problème que posent ces problématiques du « tout nouveau », du postmoderne à l’hypermoderne, est la confrontation aux questions de structure. L’expression de « postvérité » est stimulante, mais prête à confusion, si l’on s’est assuré de ce dont il s’agit avec la vérité. Ainsi ce qui est décrit là ressemble fort à la « propagande » et à la manipulation. Mais le style de cette propagande newlook attire en effet l’attention, non seulement en jouant sur les émotions, comme il est dit, mais en une troncation flagrante – déni alimentant le cynisme…
En affirmant tout de go et avec un « culot monstre » ce que l’on appelle une contre-vérité, un tel locuteur la contre-dit sans scrupule, en une sorte de viol logique : « c’est vrai parce que je le dis ainsi. »
C’est dans cette perspective qu’il faut envisager « l’agnotologie », terme jargonnant accrédité par Robert Proctor 5 pour désigner la gestion et l’entretien de l’ignorance dans le corps social, bref « la production culturelle de l’ignorance », forme aigüe de cynisme qui fait masse. Comment ne pas évoquer ici, au ras des réseaux sociaux, la constitution d’un régime verbeux plus que verbal, qui culmine dans le « complotisme ». Forme de médisance de masse, qui prospère sur le terreau de l’inculture. Là interviennent les fake news, à l’ère de la communication et de « l’infox » (la troncation des mots fait partie du régime verbal actuel), « désinformation » systématisée.
Mutation de la vérité ?
Ces initiatives aboutissent à diagnostiquer, de façon plus ou moins explicite, l’idée d’une mutation de la vérité elle-même, mais ces pseudo-théoriciens, tout en attirant l’attention sur un véritable phénomène, en ratent les vrais enjeux. C’est mal la connaître : la fonction de vérité est anthropologiquement active, aucun « bobard », même systématisé, n’en vient à bout à terme. On l’a vu avec l’insistance du rapport dont lui témoignent les sujets les plus clivés. Aucun déni n’est sans faille : c’est bien un mécanisme de défense, dont l’objet est la castration. Ce qui en revanche peut être réellement préoccupant, c’est l’usure sociale du discours, sans laquelle aucun régime totalitaire n’est viable, c’est-à-dire meurtrier. Le faux discours le prépare, en donnant à la médisance une enveloppe formelle, en sorte que l’acte destructif qui le suit le prolonge. Le meurtre de masse est « sous influence » de discours, mais il n’est pas seulement influencé par « les mots qui tuent », c’est le premier pas du meurtre, donnant une première forme à la haine. Meurtre en ce sens, meurtre de la vérité, par la fiction qui « tue en effigie »…
1 Les soixante-douze sages d’Israël censés avoir traduit unanimement en grec le texte hébreu, en travaillant chacun de leur côté : voir notre contribution « Le désir du traducteur ou l’éthique de la lettre » in Traduction et migration. Enjeux éthiques et techniques Inalco Presses, 2019, pp. 71-83.
2 La Bible, Proverbes 1,7.
3 Paul-Laurent Assoun, Freud et Wittgenstein, Presses Universitaires de France, 2e éd.,1995.
4 Ralph Keyes, The Post Truth Era, 2004.
5 Robert Neel Proctor, professeur des sciences à l’Université de Stanford, Cancer Wars, 1995.
Publié le 19/07/2021