Raphaël Enthoven, comment s’y retrouver face à toutes les informations qui nous parviennent ?
La première chose que la crise sanitaire a montré c’est la difficulté de gouverner de façon générale. Un gouvernement, qu’il soit tyrannique ou démocratique, quand il est confronté à un impondérable, se voit en situation non pas de prévoir mais de gérer à vue. C’est la position que décrit Aristote dans un texte qu’il consacre à ce qu’il appelle les « futurs contingents », c’est-à-dire ces événements dont la nécessité conditionnelle ne permet pas de les prévoir, qui échappent au calcul par définition et à jamais. Le hasard les hante. L’enjeu est de comprendre qu’en période de pandémie un gouvernement est comme un joueur de rugby qui doit gérer le rebond d’un ballon ovale. La moitié de la trajectoire dépend de lui. Tout le reste est affaire de « prudence » et de « probabilité ».
Quiconque, en ce sens, considère que « gouverner, c’est prévoir » et fait au gouvernement le procès a priori de son imprévoyance est un irresponsable et un charlatan qui n’aurait pas fait mieux que ses cibles. Et puis la crise intervient à un moment où les moyens dont on dispose en ligne donnent à chacun le sentiment qu’il a bien le droit lui aussi d’en savoir autant que les gens qui savent, et c’est ce sentiment-là que l’on pourrait résumer à une illusion : l’égalité des droits est une équivalence des compétences. Avec les réseaux sociaux, chacun a la possibilité d’entretenir un rapport sentimental au monde et de considérer que ce qu’il souhaite est aussi, pour cette raison, ce qui existe. C’est à cette équation exorbitante qu’on doit la mise sur le même plan de raisonnements délirants et de pensées argumentées. C’est l’expansion non pas de la connaissance mais du sentiment de savoir qui conduit certains à récuser la rationalité comme étant le bras armé du conservatisme. Quiconque s’oppose à mon souhait n’est plus le porte-parole du réel mais le héraut d’une inimitié. Un des effets de réduction et de pulvérisation du débat sur les réseaux sociaux est la transformation de l’adversaire en ennemi.
Quel que soit le sujet, on se sent un peu noyé par un torrent d’informations (presse, réseaux sociaux, etc.). A-t-on un devoir de se « tenir au courant », de « trouver des réponses » ?
Le sentiment de noyade est un effet de la quantité, mais pas de la variété, et l’on peut vous dire mille fois la même chose. Dès qu’il se passe quelque chose, nous recevons en même temps des notifications des radios ou journaux pour signaler l’événement. Le sentiment de torrent vient d’une multiplication à l’infini d’une seule information. Si on s’écarte de ce torrent, tout devient rapidement plus observable et compréhensible. Les problèmes que l’on se pose ou les questions sont les mêmes qu’il y a trente ou cinquante ans, c’est-à-dire avant l’existence d’Internet. La destruction d’une réputation, Roger Salengro (ministre de l’Intérieur du Front populaire acculé au suicide par une campagne de presse qui l’accusait d’avoir déserté durant la Première Guerre mondiale) en a fait les frais bien avant l’invention de Twitter.
Les réseaux sociaux ne nous enferment-ils pas dans des bulles cognitives nous éloignant du bien commun ?
La bulle cognitive est l’œuvre de celui qui se laisse guider sans s’interroger sur les mécanismes qui le déterminent à penser ou à acheter telle chose ou telle autre. Le fait est que, quoi que vous fassiez et quelles que soient vos préventions contre les réseaux sociaux, vous êtes rattrapé par le plaisir de partager vos opinions et le plaisir que vous avez à être d’accord avec quelqu’un, comme le déplaisir de subir une controverse. Les bulles cognitives sont bien sûr le résultat des algorithmes et la captation de nos désirs de consommateur, mais d’abord le fait que, spontanément, les individus recherchent la compagnie de gens qui pensent comme eux.
Faut-il jeter son téléphone portable ?
La déconnexion permet de s’offrir quelques expériences de temps retrouvé véritable. J’appelle déconnexion non pas le moment de fermeture de son téléphone portable ou même l’extase de jeter son téléphone dans un geste nihiliste, mais l’instant même où l’on vit un moment précieux sans éprouver le besoin de le photographier ou de le raconter, en n’étant ni le témoin ni le rapporteur de soi-même mais en le vivant tout simplement.
Cet instant-là est ce que saint Augustin appelait « la nescience » et qui est le contraire de la conscience. La nescience c’est l’oubli de soi-même dans l’activité elle-même. C’est la présence à soi qui est un oubli de soi. Le contraire de la nescience, c’est le remplacement du bonheur par son spectacle, sous la forme du selfie qu’on prend en soirée, sur lequel on essaie d’avoir l’air joyeux, avant de retrouver sa mauvaise mine une fois qu’on a sélectionné la photo qui dit le contraire.
Y a-t-il selon vous des limites à la liberté d’expression ?
Il y a des limites à la liberté d’expression comme il y a des limites à la liberté de mouvement. C’est tout à fait la même chose mais comme on n’a pas une représentation spatiale de nos expressions, on en oublie que certaines blessent autant. Si je lance une infâme calomnie à l’égard de quelqu’un, je ferai aussi mal que si je l’agresse. Mais la différence essentielle à établir est celle qu’il y a entre « choquer » et « blesser ». La liberté de mouvement ne vous empêche pas de toucher les gens, de leur serrer la main, elle vous empêche de leur faire du mal. La liberté d’expression ne vous empêche pas de choquer mais d’humilier délibérément et c’est ça qui est important. Si la loi punissait tout ce qui choque, nous serions comme le Figaro de Beaumarchais : « Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. »
La tradition juive est friande de débats et de controverses. Dans un précédent entretien1, vous nous avez confié lire les auteurs « un stylo à la main », c’est-à-dire comme un talmudiste qui commente et interprète un texte jamais idolâtré. Est-ce à dire pour autant que tous les points de vue sont défendables ? Quelle attitude adopter face au relativisme des valeurs ?
Ce qui est intéressant face au relativisme des valeurs, c’est de le combattre et de travailler sur la façon dont le relativisme est employé en réalité par le dogmatisme.
L’attitude à adopter n’est pas à mon sens de brandir une valeur absolue que l’on viendrait opposer à d’autres valeurs en disant : voilà un récit plus stable que le vôtre, ou une morale plus recevable. Ce serait comme répondre à un complotiste en brandissant une vérité qu’il peut immédiatement disqualifier. Bref, ce n’est pas par la vérité qu’on lutte contre l’erreur. Mais c’est par le doute. Ce n’est pas par l’érection d’une valeur absolue qu’on lutte contre le relativisme, mais c’est en montrant que l’on n’est pas obligé de connaître la vérité pour savoir que quelqu’un vous ment, qu’on n’est pas tenu de connaître le bien pour savoir que quelqu’un se conduit mal et qu’on n’est pas obligé de connaître la morale pour savoir qu’en soi-même on se conduit mal ou pour avoir une conscience. Et cette nuance-là est fondamentale. Un exemple tiré du premier livre des Essais de Montaigne, le chapitre sur les cannibales : il explique qu’il préfère les cannibales qui vous font rôtir après vous avoir tué dans le but de vous manger à la compagnie de ceux qui vous brûlent vivant car vous avez une autre idée de Dieu qu’eux-mêmes. Naturellement, le jugement de Montaigne ne s’élabore au nom d’aucune valeur absolue ou transcendante, c’est uniquement une question de bon sens.
Le philosophe peut-il nous aider à penser ce monde ?
Autant qu’un écrivain ou un historien. Car les trois sont experts en bégaiements. Et ce qu’on découvre en les lisant, c’est à quel point les passions sont identiques, et seul le décor évolue. Penser le monde ne consiste pas à lui imposer l’ordre d’une théorie, mais à repérer les invariants, les constantes, les lois qui transcendent les époques. Bref, il ne s’agit pas de s’éloigner de l’actualité, mais de saisir les échos lointains qu’elle porte en elle. À ce compte-là, le monde est à la fois pensable et vivable.
1 Voir L’éclaireur n°11.
Publié le 11/06/2021