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Vérité et Justice

Ecrit par Claude Birman - Philosophe

« Qu’est-ce que la vérité (ti estin aléthéia) ? » Question ironique posée par Ponce Pilate à Jésus, dans l’Évangile de Jean (18,38). Dans le film de Martin Scorsese de 1988, La Dernière Tentation du Christ (The Last Temptation of Christ) David Bowie joue, avec brio, le rôle de Ponce Pilate. Élégant moqueur distant, il invite Jésus à admirer un pur-sang, signe de l’écrasante puissance impériale romaine. Les bas-reliefs cruels de l’Arc de Titus à Rome la commémorent encore aujourd’hui, célébrant le sac bimillénaire du Temple de Jérusalem. Claude Lanzmann les montre à l’écran, à la fin de son film Le Dernier des injustes, sorti en 2013, mais premier tourné de sa fresque colossale sur le génocide nazi des Juifs : pour rappeler que la violence impériale est une et transhistorique, celle de « toutes les oppressions (ha’achoukim) qui se font sous le soleil » (Ecclésiaste 4,1), et que son ennemie absolue est la Vérité.

Ce dialogue évangélique tragique opposant droit et force est la relance chrétienne du jet de fronde du jeune David, dont la pierre atteint au front Goliath, géant brutal démuni de projet humain d’avenir : pierre lancée dans le temps, dit Jean Zacklad, comme un chant d’espoir vers un avenir messianique à long terme. L’élan de cette même pierre meut aujourd’hui, face aux défis de notre temps, l’audace de la Rolling Stone de notre Prix Nobel Bob Dylan, et inspire les psaumes de Leonard Cohen.

Et cette confrontation est déjà celle de Moïse et Aaron face à Pharaon :

« Ainsi a dit YHWH le Dieu d’Israël : laisse partir mon peuple et ils feront une fête pour moi dans le désert. Et Pharaon a dit : qui c’est YHWH, que j’écoute sa voix pour laisser partir Israël ? Non je ne connais pas YHWH, et aussi, Israël je ne laisserai pas partir ! » (Exode 5,1-2, trad. Henri Meschonnic révisée). 

L’oppression impériale s’obstine à ignorer la vérité, et ment. Elle place « d’autres dieux » devant la Face du Dieu un Libérateur, de la deuxième des Dix Paroles d’Exode 20. Aussi, dans l’ordre des Dix Plaies d’Égypte, inverse de celui des Dix Paroles, qui les réparent, la Neuvième est celle des Ténèbres, l’occultation de la lumière divine : ‘hocher, « L’Éclipse de Dieu » de Martin Buber. Car la vérité est fidélité au divin qui libère, et le mensonge, idolâtrie au service de l’oppression. Le nom hébreu émèt signifie ensemble vérité et fidélité, fondement de toute confiance pratique : émounah. La foi en la vérité délivre du mensonge de l’oppression.

La vérité est celle d’une parole vraie, celle de l’enfant du conte d’Andersen Les Habits neufs de l’Empereur, qui dit que le roi est nu, faussement dit « vêtu » par de pseudo- tisserands, menteurs et voleurs, cousins des magiciens de Pharaon. La vérité est véracité. L’origine de toute idée vraie, rappelle Spinoza, est un récit, un témoignage. Seule une parole peut être vraie, c’est-à-dire juste, comme l’action qui la suit. Les choses, elles, ne parlent pas, ne sont ni vraies ni fausses. Dire ce qu’elles sont en réalité relève déjà de la responsabilité des sujets parlants. C’est le sens de l’anthropomorphisme de la Parole divine : la parole humaine est à Son image, non à celle des idoles, qui, selon Isaïe, « ne parlent pas ». Le mensonge paraît parler, mais ne dit que le pseudo-droit du plus fort, « pris ironiquement en apparence », écrit Jean-Jacques Rousseau, « et réellement établi en principe » (Du Contrat social I,3). Opposer la réalité à la vérité mène en fin de rails, selon Primo Levi, mène au « Ici il n’y a pas de pourquoi, Hier ist kein warum », des camps de la Mort.

Aussi, « les vérités morales », dit Jean-Jacques Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire, « sont cent fois plus importantes que les vérités de fait », qui peuvent être indifférentes, comme la couleur du sable blanc ou rouge au fond de la mer. Et même les vérités de fait exigent la probité de l’observation, et sont donc déjà morales. Les sciences elles-mêmes sont fondées sur l’exigence éthique de la recherche de la vérité. Et Emmanuel Kant montre que la gratuité de la connaissance objective sert de libres fins pratiques, pour établir un monde moral sur Terre. Déjà la démarche des premiers philosophes grecs, curieux de l’ordre du monde physique, répondait à une finalité éthique. Quand Anaximandre pose le premier, de manière sublime, que la Terre flotte au milieu de l’espace et qu’elle n’est pas échouée en bas de l’univers, c’est pour considérer comment une cité juste pourrait être réglée selon des lois aussi harmonieuses que celles du Cosmos.

Cette visée profonde est celle de l’interdit du faux témoignage, de la Neuvième des Dix Paroles. La parole vraie est performative, ouvrant la voie à l’action juste et constructive. Elle répare la fausseté du mensonge, dont la sophistique induit à la passivité, comme celle du Serpent de la Genèse, et soumet à l’ignorance et à l’oppression. Or le faux témoignage ressemble au vrai, sinon il ne tromperait pas. Mais sa vraisemblance est illusoire. C’est pourquoi la Deuxième Plaie d’Égypte, qui le dénonce, le représente par une invasion de grenouilles. Elles sont anthropomorphes, avec une vision de face, des mains, et une station assise verticale. Et leur chant guttural est si proche de la voix humaine, que l’on peut s’y tromper à distance. Il m’est moi-même personnellement arrivé de prendre pour des chants festifs amérindiens, le vacarme du soir au loin des crapauds-buffles du Mato Grosso au Brésil.

Il y a dans l’image grotesque des grenouilles à la fois la dérision comique, qui délivre de l’imposture, celle du dadaïsme de Tristan Tzara, et le tragique du défaut d’humanité. Le pullulement des mensonges, publics et privés, ruine les relations sociales et personnelles, comme une invasion de batraciens intrusifs et corrosifs. Et le mensonge fait couler le sang, la calomnie attise haine et convoitise : sang de la Dixième Plaie, qui rougit l’eau du Fleuve, comme celle des rivières ensanglantées des pays livrés à la violence. Et ce mensonge qui mène à la violence provient lui-même de la spoliation. La Troisième Plaie est celle des moustiques, kinim, qui sucent le sang. « Bon appétit, Messieurs ! » dit le Ruy Blas de Victor Hugo aux courtisans félons. La corruption est la violence secrète qui se couvre de mensonges, lesquels mènent à la violence ouverte. L’ordre des Plaies est celui d’une critique sociale qui remonte des effets visibles aux causes cachées, du sang versé au mensonge, et au vol. Le vol atteint le propre du lésé, il dénie sa dignité pour la bafouer. La Huitième des Dix Paroles interdit le vol.

Le mensonge, inversion mimétique du vrai, fait passer le voleur pour le spolié, l’Agneau. « La guerre, c’est la paix » prétend le fameux slogan de la « Novlangue », dans la dystopie d’Orwell, qui nous menace bien au-delà de... 1984 ! Et Victor Klemperer note, dans sa Lingua Tertii Imperii, que dans la langue avilie du « Troisième Reich », l’adjectif « fanatique », fanatisch, devient élogieux, pousse au zèle criminel. La « désinformation », dénoncée naguère par Léon Poliakov, servie par l’essor exponentiel des réseaux sociaux, masque les spoliations, et produit la violence. L’interdit de la convoitise de la Dixième Parole lui oppose la visée du respect du prochain, vrai témoignage d’humanité, et finalité ultime du Sinaï.

Le mensonge politique, qui sert l’oppression, refuse donc la Loi du Sinaï, qui les dénonce : le Sinaï suscite la haine, sina en hébreu, dit le Talmud (traité Chabbat p.89a). De là la persistance de la haine des Juifs, malgré leurs apports et leurs persécutions passées ; et avec elle, celle de toute résistance à l’oppression. La vérité religieuse de la prophétie hébraïque, morale et rationnelle, louée d’Ernest Renan, et de Hermann Cohen, dans sa Religion de la Raison, veut la liberté des peuples, le respect de la dignité des individus et leur solidarité. Sa portée est universelle, et converge avec les aspirations nobles des autres cultures. La Loi du Sinaï, dit le midrash Tan’houma, « a été donnée en soixante-dix langues ». La Vérité veut la Paix, par l’État de Droit, le pluralisme et la justice sociale. 

« Alors, Je donnerai aux peuples des lèvres pures, afin qu'ils invoquent tous le nom de YHWH, pour le servir d'un accord un » (Sophonie 3,9, trad. Segond révisée).

Publié le 19/08/2021


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