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Vérité, traditions et cosmopolitisme - A propos du livre Judaism Straight Up : Why Real Religion Endures de Moshe Koppel

Ecrit par Emmanuel Bloch - Avocat et doctorant en philosophie juive

La société occidentale moderne, cosmopolite et libérale, ne tolère qu’avec méfiance les traditions religieuses. Ces dernières garantissent pourtant un précieux « capital social » et font rempart au relativisme moral sans prétendre pour autant à la « vérité absolue ». En effet, comme des axiomes mathématiques indémontables, les dogmes religieux sont des postulats à partir desquels la vie prend son sens, tout comme l’idée même de vérité.

1941 : un bateau jette l’ancre dans le port de Casablanca. Sa cargaison : des réfugiés européens fuyant la terrible guerre qui ravage le vieux continent. Parqués dans un camp, les malheureux passagers ont interdiction formelle de sortir, à moins qu’une famille marocaine locale ne se porte garante et ne les prenne complètement à sa charge. Mais quel pauvre hère, exilé de Hongrie ou de Pologne, possède un tel réseau d’amitiés sur un continent étranger ?

La nuit passe avec son cortège d’angoisses. Au petit matin, la communauté juive locale prend connaissance de la situation. Quelques heures plus tard, il ne reste plus aucune famille juive dans le camp de réfugiés : toutes ont trouvé accueil dans la communauté juive de Casablanca. Parmi les bénéficiaires de cette extraordinaire hospitalité marocaine, la famille paternelle de Moshe Koppel, l’auteur du livre qui nous intéresse aujourd’hui.

Koppel est un homme aux talents multiples. Professeur d’informatique à l’université de Bar-Ilan, auteur de deux livres sur la littérature rabbinique ainsi que de nombreux articles, activiste politique et fondateur d’un important think tank libertarien. Son dernier ouvrage, Judaism Straight Up : Why Real Religion Endures, puise son sujet dans tous ces centres d’intérêt, mais son objectif premier est de présenter une défense passionnée et intelligente de l’importance des traditions, et en particulier des traditions religieuses, dans le développement des sociétés humaines.

Une thèse majeure traverse le livre de Koppel : pour prospérer, toute société humaine doit être structurée autour d’un réseau dense de traditions. Ces traditions, qui comprennent des pratiques rituelles, des tabous alimentaires, des interdits sexuels, et d’autres encore, remplissent des fonctions sociales importantes : signaler la loyauté d’un membre individuel au projet de vie porté par la collectivité, inculquer des valeurs telles que la gratification différée ou le respect dû aux anciens, créer le sentiment d’une communauté d’objectifs parmi les membres du groupe, etc.

Prises dans leur ensemble, ces traditions permettent de créer un important « capital social » garantissant la stabilité et la pérennité de la communauté. Ainsi, pour résoudre le mystère de notre anecdote introductive, c’est l’existence de normes sociales partagées qui permet à des réfugiés est-européens de trouver accueil chez des familles marocaines encore inconnues la veille.

En face, la société occidentale moderne, cosmopolite et libérale, pose sur ces rituels et tabous ancestraux un regard critique. Certes, elle les tolère en son sein ; mais, implicitement tout du moins, elle les perçoit comme des pratiques d’un autre temps, arbitraires et irrationnelles, parfois carrément nuisibles. Dans une société qui célèbre le vivre-ensemble et la tolérance, chaque individu est libre de vivre comme bon lui semble tant qu’il respecte le droit d’autrui de faire de même. Or, quand les grands idéaux universalistes forment le seul horizon moral de la collectivité, les traditions peuvent être abandonnées sans dommages pour le groupe dans son ensemble.

Koppel s’appuie sur des recherches récentes, notamment en anthropologie et en psychologie sociale, pour poser un diagnostic sévère : pour lui, la vision morale de l’Occident moderne est trop étroite pour être stable, et la société qu’elle sous-tend est, à terme, vouée à disparaître. En considérant comme irrationnels les pratiques, tabous et rituels religieux (qui facilitent la coopération entre les membres, inculquent des valeurs morales importantes, ou permettent de dépasser les égoïsmes individuels au profit des objectifs communs) et en les rejetant, elle scie à son insu la branche sur laquelle elle est assise. Rejeter la tradition équivaut pour notre auteur à une grave dilapidation du capital social.

La réflexion évite avec soin l’écueil de l’apologie. Par ailleurs, quand bien même l’argumentaire est volontairement ancré dans un contexte juif, il demeure applicable à l’identique au christianisme, à l’islam ou à une autre tradition religieuse. Enfin, l’une des forces de Koppel est d’asseoir sa démonstration sur des recherches scientifiques contemporaines dont il démontre la pertinence pour les thématiques de son livre. Ici, c’est la psychologie sociale qui est mise à contribution ; là, c’est la théorie des jeux ; ailleurs encore, les fonctions du langage.

Dans le monde religieux contemporain, l’approche de Koppel est iconoclaste et curieusement rafraîchissante. Autour de nous, certains voient la religion comme absolument et objectivement vraie (en termes juifs, la Tora est LA vérité), mais ils sont alors contraints, par fondamentalisme, à tordre le cou à de nombreuses vérités scientifiques et historiques. D’autres choisissent le chemin de l’existentialisme (la vérité religieuse comme un ressenti intérieur) ou du postmodernisme (à chacun SA vérité personnelle), mais risquent alors à chaque instant de verser dans le relativisme moral. Pour Koppel, la vérité religieuse est un vécu communautaire manifesté dans un faisceau de pratiques collectives, lesquelles expriment de profondes intuitions morales et donnent de l’épaisseur au tissu social.

Par ailleurs, une autre thèse importante de l’auteur touche au rôle des croyances religieuses. Comme chacun sait, les Juifs traditionnalistes croient en un certain nombre de dogmes : l’origine révélée de la Tora, la justice divine, la future venue du Messie, et d’autres. Dans le meilleur des cas, ces dogmes sont indémontrables ; le plus souvent, ils contredisent platement la raison. Or ne vaut-il pas mieux baser sa perception du monde sur des vérités scientifiques et historiques ? La cosmologie, la géologie et l’astrologie modernes sont bien plus instructives que le récit biblique de la création.

Koppel rétorque que même le plus rationnel des êtres humains est obligé d’adhérer à certains postulats dont il est impossible de prouver qu’ils sont vrais ou faux ; par exemple, le libre arbitre, l’existence et l’intelligibilité de l’Univers, ou la viabilité de l’humanité. Tout comme un ordinateur a besoin d’un système d’exploitation pour fonctionner, ces méta-postulats permettent aux êtres humains de mener une vie normale et d’y trouver une signification. Ces croyances ne sont ni « vraies » ni « fausses » dans un sens conventionnel : elles représentent des prérequis cognitifs sans lesquels le concept même de vérité est dénué de tout sens.

De la même manière, les dogmes juifs sont à comprendre comme des méta-postulats donnant du sens aux pratiques collectives du peuple juif. Ainsi, l’origine révélée de la Tora établit un cadre de vie régulé par un ordre moral absolu et affirme la capacité des êtres humaines à conduire leur vie en accord avec ces injonctions morales. La croyance en la survenue de l’ère messianique affirme que l’histoire des hommes n’est pas vaine ni absurde. Et ainsi de suite. Il faut donc procéder à une sorte d’inversion chronologique : les croyances juives ne viennent pas postérieurement à l’observation du monde, mais préalablement à la pratique des mitsvot.

Koppel n’écrit pas en philosophe. Lorsqu’il compare la société traditionnelle à la société libérale et cosmopolite, il le fait sous les traits de deux personnages hauts en couleur : Shimen et Heidi. Shimen (soit שמעון, prononcé avec un accent d’Europe de l’Est) est un vieux ‘hassid qui a survécu à la Shoah mais qui a conservé la mentalité du monde juif d’avant la guerre. Quant à Heidi, elle n’est pas une petite fille des Alpes suisses, mais une Juive new-yorkaise très acculturée et qui conserve un petit faible pour la tradition de ses ancêtres. Leur confrontation, sous la plume de l’auteur, est savoureuse et souvent comique.

D’autres personnages font leur apparition dans des chapitres plus tardifs : la fille d’Heidi, Amber, est une militante de la justice sociale (la tolérance mal comprise engendrant la tentation du totalitarisme) ; Ben le Modern-Orthodox et Yitzy le yeshiviste sont deux cousins qui ont choisi des chemins différents dans la vie ; et d’autres encore. Mais le héros de l’ouvrage reste toujours Shimen, lequel pratique un judaïsme instinctif, ancré dans les tripes, à jamais irréductible à une quelconque formulation idéologique.

J’ai un certain nombre de points de désaccord personnels avec l’auteur. Koppel ne semble pas réaliser à quel point Shimen (le monde de la tradition) existe dans un rapport de tension dialectique avec Heidi (le monde moderne libéral) ; le mouvement ‘hassidique, que Koppel identifie avec la tradition, ne représente pas la continuation ininterrompue d’un judaïsme « authentique », de toute manière assez hypothétique, mais bien un phénomène social moderne, innovateur (voire révolutionnaire) à certains égards. Par ailleurs, j’aurais souhaité plus d’efforts pour dépasser le simple utilitarisme : dans une vision religieuse qui met l’accent sur la stabilité et la pérennité de la société, où exactement se situe la place de la divinité ? Enfin, il me semble que les sujets de politique économique, ainsi que les positions libertariennes de l’auteur, auraient pu être retranchés de l’ouvrage sans que la thèse en souffre le moins du monde. Caveat emptor : pour le meilleur et pour le pire, ce livre est un ouvrage éminemment personnel.

Il n’empêche. Que l’on soit convaincu ou non par les propositions de Moshe Koppel, il faut saluer les vastes connaissances de l’auteur et l’indéniable originalité de sa démarche. Par-delà les arguments que nous avons résumés, Judaism Straight Up est aussi un appel à l’humilité : celui de respecter la sagesse de vie incorporée dans des traditions plurimillénaires. Il sera intéressant d’observer si, à l’avenir, d’autres auteurs choisissent également d’articuler une vision religieuse qui, au lieu de nier le conflit avec la science ou de prudemment l’éviter, parviennent à s’élever au-dessus de la mêlée. 

Publié le 06/08/2021


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